Chapitre 1
Un tonnerre de chansons s'échappait de la taverne, dont l'enseigne énorme brandissait trois maillets de fer forgé au-dessus de la tête des passants. Angélique et son frère Gontran descendirent les marches et se trouvèrent dans l'atmosphère épaissie par la fumée du tabac et le relent des sauces. Au fond de la salle une porte ouverte laissait voir la cuisine où, devant des feux rougeoyants, tournaient lentement des broches bien garnies de volailles. Les deux jeunes gens s'assirent à une table un peu éloignée, près d'une fenêtre, et Gontran commanda du vin.
– Choisis une bonne bouteille, dit Angélique en se forçant à sourire, c'est moi qui paie.
Et elle montra sa bourse, où elle gardait précieusement les 1 500 livres qu'elle avait gagnées au jeu.
Gontran dit qu'il n'était pas gourmet. En général, il se contentait d'un bon petit vin des coteaux de Paris. Et, le dimanche, il s'en allait déguster des vins plus célèbres dans les faubourgs où le vin de Bordeaux et de Bourgogne, n'ayant pas payé encore l'octroi d'entrée dans Paris, coûtait moins cher. On l'appelait le vin « guinguet ». On le buvait dans des guinguettes. Cette promenade, le dimanche, c'était sa seule distraction.
Angélique lui demanda s'il y allait avec des amis. Il dit que non. Il n'avait pas d'amis, mais il se plaisait, assis sous une tonnelle, à regarder autour de lui les visages des ouvriers et de leurs familles. Il trouvait l'humanité bonne et sympathique.
– Tu as de la chance, murmura Angélique, qui sentit brusquement sur la langue le goût amer du poison.
Elle ne se sentait pas malade, mais lasse et nerveuse.
Les yeux brillants, serrant autour d'elle la mante de grosse laine empruntée à Mariedje, elle contemplait ce spectacle nouveau pour elle d'un cabaret de la capitale. Il était vrai qu'on y respirait, à défaut d'air pur, un climat de liberté et de familiarité qui comblait d'aise les habitués.
Le gentilhomme y venait fumer et oublier l'étiquette des antichambres royales, le bourgeois s'y remplissait la panse loin de l'œil soupçonneux de son acariâtre épouse, le mousquetaire y jouait aux dés, l'artisan y buvait sa paie et, pendant quelques heures, oubliait ses peines.
*****
Aux Trois-Maillets, situé place de Montorgueil, non loin du Palais-Royal, on voyait beaucoup de comédiens, qui, le visage encore illuminé de fards et paré de faux nez, venaient à la fin de la soirée « s'humecter les entrailles » et rafraîchir leurs gosiers épuisés par les rugissements de la passion. Des mimes italiens aux oripeaux voyants, des montreurs forains, et même parfois des bohémiens suspects aux yeux de braise se mêlaient à la compagnie habituelle du quartier. Cette nuit-là, un vieillard italien, dont le visage était caché par un masque de velours rouge et dont la barbe blanche descendait jusqu'à la ceinture, montrait à l'assemblée un petit singe fort drôle. Celui-ci, après avoir observé l'un des clients, se mettait à l'imiter cocassement dans la façon de fumer sa pipe ou de placer son chapeau ou de porter son verre à la bouche.
La houle des rires secouait les bedaines.
Gontran, les yeux brillants, observait la scène.
– Regarde, quelle merveille ce masque rouge et cette barbe de neige étincelante !
Néanmoins, Angélique, de plus en plus nerveuse, se demandait combien de temps il lui faudrait attendre en ce lieu.
Enfin, comme la porte s'ouvrait une fois de plus, l'énorme chien danois de l'avocat Desgrez apparut.
Un homme enveloppé d'un ample manteau gris muraille accompagnait l'avocat. Angélique reconnut avec étonnement le jeune Cerbalaud qui dissimulait son pâle visage sous un feutre profondément enfoncé et un collet relevé. Elle pria Gontran d'aller chercher les nouveaux venus et de les mener discrètement à leur table.
– Mon Dieu, madame, soupira l'avocat en se glissant près d'elle sur le banc, depuis ce matin je vous ai vue égorgée dix fois, noyée vingt fois et enterrée cent fois !
– Une seule suffirait, maître, dit-elle en riant.
Mais elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un certain plaisir en constatant son émotion.
– Vous craigniez donc tant de voir disparaître une cliente qui vous paie si mal et vous compromet si dangereusement ? demanda-t-elle.
Il fit une moue piteuse.
– La sentimentalité est une maladie dont on ne se guérit pas facilement. Quand il s'y mêle le goût de l'aventure, autant dire qu'on est destiné à finir stupidement. Bref, plus votre affaire se complique, plus elle me passionne. Comment va votre blessure ?
– Vous êtes déjà au courant ?
– C'est le devoir d'un avocat-policier. Mais monsieur ici présent m'a été fort précieux, je l'avoue.
Cerbalaud, les yeux mauves d'insomnie dans un visage de cierge, raconta la fin de la tragédie du Louvre à laquelle, par le plus grand des hasards, il s'était trouvé mêlé. Il était de garde cette nuit-là aux écuries des Tuileries, lorsqu'un homme haletant, ayant perdu sa perruque, avait débouché des jardins. C'était Bernard d'Andijos. Il venait d'enfiler au pas de course la grande galerie, réveillant par la galopade de ses talons de bois les échos du Louvre et des Tuileries, précipitant aux portes des chambres et des appartements des visages effarés, bousculant au passage des gardes qui essayaient de s'interposer.
Tout en sellant à la hâte un cheval, il avait expliqué que Mme de Peyrac avait failli être assassinée et que lui-même, Andijos, venait de se battre avec M. d'Orléans. Quelques instants plus tard, il piquait des deux vers la porte Saint-Honoré en criant qu'il partait soulever le Languedoc contre le roi.
– Oh ! pauvre marquis d'Andijos ! dit Angélique en riant. Lui... soulever le Languedoc contre le roi ?...
– Hé ! croyez-vous qu'il ne le fera pas ? interrogea Cerbalaud.
Il leva gravement un doigt :
– Madame, vous n'avez rien compris à l'âme des Gascons : le rire et la colère se suivent vite, mais l'on ne sait jamais sur quoi la chose finira. Et, lorsque c'est la colère, mordious, prenez garde !
– Il est vrai que c'est aux Gascons que je dois la vie. Savez-vous ce qu'il est advenu du duc de Lauzun ?
– Il est à la Bastille.
– Mon Dieu, soupira Angélique, pourvu qu'on ne l'y oublie pas quarante ans !
– Il ne s'y laissera pas oublier, soyez sans crainte. J'ai vu aussi, porté par deux laquais, le cadavre de votre ancien maître d'hôtel.
– Le diable ait son âme !
– Enfin, comme je ne doutais plus de votre mort, je me suis rendu chez votre beau-frère le procureur, Me Fallot de Sancé. J'y ai trouvé Me Desgrez, votre avocat. Avec lui, nous sommes allés au Châtelet afin d'examiner tous les corps de noyés ou d'assassinés trouvés ce matin dans Paris. Piètre besogne, dont j'ai encore l'estomac troublé. Et me voici ! Madame, qu'allez-vous faire ? Il vous faut fuir au plus vite.
Angélique regarda ses deux mains posées devant elle sur la table, près du grand verre à pied où le vin, auquel elle n'avait pas touché, brillait comme un rubis sombre.
Ses mains lui parurent extraordinairement petites, et d'une blancheur fragile. Machinalement, elle les compara aux fortes mains masculines de ses compagnons. Desgrez, en familier du cabaret, avait posé devant lui une boîte de corne et râpait un peu de tabac avant d'en bourrer sa pipe.
Angélique se sentit très seule et très faible.
Gontran dit brusquement :
– Si j'ai bien compris, tu te trouves entraînée dans une histoire louche où tu risques de laisser ta vie. Ça ne m'étonne pas de toi. Tu n'en as jamais fait d'autres !
– M. de Peyrac est à la Bastille, accusé de sorcellerie, expliqua Desgrez.
– Ça ne m'étonne pas de toi ! répéta Gontran. Mais tu peux encore t'en tirer. Si tu n'as pas d'argent, je t'en prêterai. J'ai fait quelques économies pour mon tour de France, et Raymond, notre frère jésuite, t'aidera aussi, certainement. Rassemble tes hardes et prends le carrosse public de Poitiers. De là tu gagneras Monteloup. Chez nous, tu ne craindras rien !
Un instant Angélique entrevit l'asile du château de Monteloup, le calme des marais et des bois. Florimond jouerait avec les dindons du pont-levis...
– Et Joffrey ? dit-elle. Qui s'occupera de lui faire rendre justice ?
Il y eut un lourd silence que submergèrent les braillements d'une tablée d'ivrognes et les réclamations des soupeurs tapant sur leurs assiettes avec leurs couteaux. L'apparition de Maître Corbasson, le rôtisseur, portant haut une oie brunie et grésillante, apaisa les réclamations. Le bruit diminua et, parmi les grommellements de satisfaction, on entendit cliqueter le cornet à dés d'un quatuor de joueurs. Desgrez, impassible, bourrait sa pipe hollandaise à long tuyau.
– Tu y tiens donc tellement, à ton mari ? interrogea Gontran.
Angélique serra les dents.
– Il y a plus de valeur dans une once de son cerveau que dans vos trois cervelles réunies, affirma-t-elle sans ambages. C'est ridicule à dire, je le sais. Mais, bien qu'il soit mon mari, qu'il soit boiteux et défiguré, je l'aime.
Un sanglot sec la secoua.
– Pourtant, c'est moi qui ai causé sa perte. À cause de cette sale histoire de poison. Et hier, en parlant au roi, j'ai signé sa condamnation, j'ai...
Brusquement les yeux d'Angélique se fixèrent et ses traits se figèrent d'effroi. Une vision hideuse venait de s'inscrire au carreau de la fenêtre qu'elle avait devant elle : un visage de cauchemar, noyé sous de longues mèches de cheveux gras. La joue blême était marquée d'une loupe violette. Un bandeau noir dissimulait un œil ; l'autre luisait comme celui d'un loup et l'affreuse apparition regardait Angélique en riant.
– Qu'y a-t-il ? interrogea Gontran qui, le dos tourné, ne voyait rien.
Desgrez suivit la direction du regard terrifié de la jeune femme, et soudain bondit vers la porte en sifflant son chien.
Le visage disparut du carreau. Quelques instants plus tard, l'avocat revint bredouille.
– Il a disparu comme un rat dans son trou.
– Vous connaissez ce triste sire ? s'informa Cerbalaud.
– Je les connais tous. Celui-ci, c'est Calembredaine, illustre polisson, roi des tirelaine du Pont-Neuf, et l'un des plus grands capitaines de bandits de la capitale.
– Il ne manque pas de hardiesse à venir regarder ainsi les honnêtes gens souper.
– Il avait peut-être un complice dans la salle auquel il voulait faire signe...
– C'était moi qu'il regardait, dit Angélique, dont les dents claquaient.
Desgrez lui lança un rapide regard.
– Bah ! ne vous effrayez pas. Ici, nous ne sommes pas loin de la rue de la Truanderie et du faubourg Saint-Denis. C'est le quartier général des gueux et de leur prince le grand Coësre, roi des argotiers.
Tout en parlant, il avait passé sa main autour de la taille de la jeune femme et l'attirait fermement contre lui. Angélique sentit la chaleur et la vigueur de cette main masculine. Ses nerfs bouleversés s'apaisèrent. Sans honte, elle se serra contre Desgrez. Qu'importait qu'il fût un avocat roturier et misérable ? N'était-elle pas sur le point de devenir une paria, une pourchassée, sans toit ni protection, sans nom peut-être ?
– Morbleu, reprit Desgrez sur un ton jovial. On ne s'installe pas au cabaret pour y parler de façon aussi lugubre. Restaurons-nous, messieurs ; après, nous tirerons des plans. Holà ! Corbasson, grillotier du diable, vas-tu nous laisser périr le ventre creux ?
Le tenancier s'empressa.
– Que peux-tu proposer à trois grands seigneurs qui n'ont soupé que d'émotions depuis vingt-quatre heures, et à une jeune dame fragile dont l'appétit a besoin d'être encouragé ?
Corbasson mit son menton dans ses mains et prit un air inspiré :
– Eh bien, à vous, messieurs, je proposerai un grand filet de bœuf bien saignant, piqué aux concombres et aux cornichons, trois petits poulets à la cendre et une bassine de crème frite. Quant à madame, que dirait-elle d'un menu plus léger. Du veau bouilli et une salade, la moelle d'un os, de la gelée de pommes, une poire confite et un cornet d'oubliés. En terminant, une petite cuillerée de dragées de fenouil, et je suis persuadé que de nouveau les rosés reviendront se mêler à son teint de lis.
– Corbasson, tu es l'homme le plus indispensable et le plus aimable de la création. La prochaine fois que j'irai à l'église, je prierai saint Honoré pour toi. De plus, tu es un grand artiste, non seulement comme fabricant de sauces, mais par l'esprit de tes paroles.
Mais, pour la première fois de sa vie sans doute, Angélique n'avait pas faim. Elle ne goûta que du bout des dents aux préparations culinaires de Maître Cor-basson. Son corps luttait contre les relents du poison qu'elle avait absorbé la nuit dernière. Des siècles semblaient s'être écoulés depuis l'affreuse aventure. Engourdie par le malaise et peut-être par cet encens grossier et inhabituel de la tabagie, le sommeil la prenait. Les yeux clos, elle se disait qu'Angélique de Peyrac était morte.
*****
Lorsqu'elle s'éveilla, une aube fumeuse stagnait dans la salle du cabaret. Angélique bougea et s'aperçut que sa joue reposait sur un dur oreiller, qui n'était autre que les genoux de l'avocat Desgrez. Le reste de son corps était étendu le long du banc. Elle vit au-dessus d'elle le visage de Desgrez qui, les yeux mi-clos, continuait de fumer d'un air rêveur.
Angélique se redressa précipitamment, ce qui la fit grimacer de douleur.
– Oh, excusez-moi, balbutia-t-elle, je... J'ai dû vous gêner énormément.
– Avez-vous bien dormi ? s'enquit-il d'une voix traînante où la fatigue et un peu d'ivresse se mêlaient.
La cruche devant lui était presque vide.
Cerbalaud et Gontran, les coudes sur la table, leur faisaient écho, allongés sur les bancs ou à même le dallage.
La jeune femme jeta un regard vers la fenêtre. Elle avait le souvenir de quelque chose d'horrible. Mais elle ne vit que le reflet d'un matin pâle et pluvieux qui mouillait les carreaux.
Dans l'arrière-salle, on entendait les ordres de Maître Corbasson, et le bruit sonore de plusieurs grosses futailles qu'on roulait sur les dalles. Un homme poussa la porte d'un coup de pied et entra, le chapeau sur la nuque. Il tenait une clochette à la main et portait par-dessus ses vêtements une sorte de blouse d'un bleu passé où l'on distinguait un semis de fleurs de lis et l'écusson de saint Christophe.
– Je suis Picard, crieur de boissons. As-tu besoin de moi, tavernier ?
– Tout juste, l'ami. On vient de m'amener de la Grève six tonneaux de vins de Loire. Trois de blanc, trois de rouge. J'en mets deux en perce par jour.
Réveillé en sursaut, Cerbalaud se dressa et tira soudainement son épée.
– Mordious, messires, écoutez tous ! Je pars en guerre contre le roi.
– Taisez-vous, Cerbalaud, supplia Angélique effrayée.
Il lui jeta un regard soupçonneux d'ivrogne mal éveillé.
– Croyez-vous que je ne le ferai point ? Vous ne connaissez pas les Gascons, madame. La guerre au roi ! Je vous y convie tous ! La guerre au roi ! Sus, les révoltés du Languedoc !
L'épée brandie, il alla trébucher contre les marches du seuil et sortit. Indifférents à ses braillements, les dormeurs continuaient de ronfler, et le tavernier, ainsi que le crieur de vins, agenouillés devant leurs tonneaux, dégustaient le vin nouveau à grands claquements de langue avant d'en fixer le prix. Une odeur fraîche et capiteuse chassait les relents de pipe froide, d'alcool et de sauces rancies. Gontran se frotta les yeux.
– Seigneur, fit-il en bâillant, il y a longtemps que je n'ai si bien mangé, exactement depuis le dernier banquet de la confrérie de saint Luc, qui malheureusement n'a lieu qu'une fois l'an. Est-ce que ce n'est pas l'angélus que j'entends sonner ?
– Cela se pourrait bien, dit Desgrez.
Gontran se leva et s'étira.
– Il me faut partir, Angélique, sinon mon patron va me faire grise mine. Écoute, va voir Raymond au Temple avec Me Desgrez. Je passerai ce soir chez Hortense, quitte à me faire injurier par cette charmante sœur. Je te le répète, quitte Paris. Mais je sais bien que tu es la pire de toutes les mules que notre père a élevées...
– Comme toi, tu es le pire de ses mulets, riposta Angélique.
Ils sortirent ensemble, suivis du chien qui répondait au nom de Sorbonne. Le ruisseau au milieu de la rue charriait un flot d'eau boueuse. Il avait plu. L'air demeurait chargé d'eau et un vent mou faisait grincer les enseignes de fer au-dessus des boutiques.
– À la barque ! À l'écaillé ! criait une accorte marchande d'huîtres.
– Au bon réveil ! Au bon soleil du ventre ! criait le marchand d'eau-de-vie.
Gontran arrêta le bonhomme et vida d'un trait un gobelet d'alcool. Puis il s'essuya les lèvres d'un revers de main, paya et, ayant soulevé son chapeau à l'adresse de l'avocat et de sa sœur, il s'éloigna dans la foule, semblable à tous les ouvriers qui, à cette heure, gagnaient leur travail.
« Nous voilà bien tous les deux ! pensa Angélique en le regardant s'éloigner. Ils sont beaux, les héritiers de Sancé ! Pour moi je ne suis dans cette situation que par la force des choses, mais lui, pourquoi a-t-il voulu descendre si bas ? »
Un peu gênée pour son frère, elle regarda Desgrez.
– Il a toujours été bizarre, dit-elle. Il aurait pu devenir officier, comme tous les jeunes nobles, mais il n'aimait que fabriquer des couleurs. Ma mère disait que, quand elle l'attendait, elle avait passé huit jours à teindre tous les effets de famille en noir pour le deuil de mes grands-parents. C'est peut-être à cause de cela ?
Desgrez sourit.
– Allons voir le frère jésuite, dit-il, quatrième spécimen de cette étrange famille.
– Oh ! Raymond est un personnage.
– Je l'espère pour vous, madame.
– Il ne faut plus m'appeler madame, dit Angélique. Regardez-moi, maître Desgrez.
Elle leva vers lui son pathétique petit visage, d'une pâleur de cire. La fatigue clarifiait ses yeux verts et leur donnait une couleur à peine imaginable : celle des feuilles printanières.
– Le roi a dit : « Je ne veux plus entendre parler de vous. Comprenez-vous ce qu'un tel ordre signifie ? C'est qu'il n'y a plus de Mme de Peyrac. Je ne dois plus exister. Je n'existe plus. Comprenez-vous ?
– Je comprends surtout que vous êtes malade, dit Desgrez. Est-ce que vous renouvelez votre affirmation de l'autre jour ?
– Quelle affirmation ?
– Que vous n'avez aucune confiance en moi ?
– Il n'y a en cet instant que vous en qui je puisse avoir confiance.
– Alors venez. Je vais vous emmener dans un endroit où l'on vous soignera. Vous ne pouvez aborder un redoutable jésuite sans être en pleine possession de toutes vos facultés.
Il lui prit le bras et l'entraîna parmi la cohue du Paris matinal. Le tintamarre était assourdissant. Tous les marchands à la fois se mettaient en branle et poussaient leurs clameurs.
Angélique avait grand-peine à protéger son épaule blessée de la bousculade, et elle serrait les dents pour maîtriser les gémissements qui lui montaient aux lèvres.