Chapitre 2
Dans la rue Saint-Nicolas, Desgrez fit halte devant une énorme enseigne qui portait un bassinet de cuivre sur un fond bleu roi. Des nuages de vapeur s'échappaient des fenêtres du premier étage.
Angélique comprit qu'elle était chez un barbier-étuviste, et éprouva à l'avance un soulagement à la pensée de se plonger dans un baquet d'eau chaude. Maître Georges, le patron, leur dit de s'asseoir et de l'attendre quelques minutes. Il rasait un mousquetaire avec de grands ronds de bras et, ce faisant, discourait sur les malheurs de la paix, qui est bien l'une des calamités qui puissent accabler un valeureux guerrier.
Enfin, laissant le « valeureux guerrier » à son apprenti avec mission de lui laver la tête, ce qui n'était pas une mince besogne, maître Georges, tout en essuyant la lame de son rasoir sur son tablier, s'approcha d'Angélique avec un sourire empressé.
– Hé ! Hé ? Je vois ce que c'est. Encore une victime des maladies galantes. Tu voudrais que je te la remette à neuf avant d'en user, incorrigible trousseur de jupons ?
– Il ne s'agit pas de cela, dit l'avocat avec beaucoup de calme. Cette jeune personne vient d'être blessée et je voudrais que vous lui procuriez quelque soulagement. Ensuite vous lui ferez donner un bain.
Angélique, que les propos du barbier avaient fait rougir malgré sa pâleur, se sentit horriblement gênée à l'idée de se dévêtir devant ces deux hommes. Elle avait toujours été soignée par des femmes et, n'étant jamais malade, ne connaissait pas les examens de médecins, encore moins ceux des barbiers-chirurgiens de boutique. Mais, avant qu'elle pût ébaucher un geste de protestation, Desgrez, de la façon la plus naturelle du monde, et avec l'habileté d'un homme pour lequel les vêtements féminins n'ont pas de secrets, dégrafa son corsage, puis, dénouant la coulisse qui retenait la chemise, la fit glisser le long des bras jusqu'à la taille. Maître Georges se pencha et souleva délicatement l'emplâtre d'onguent et de charpie que Mariedje avait posé sur la longue estafilade faite par l'épée du chevalier de Lorraine.
– Hum ! Hum ! marmonna le barbier. Je vois ce que c'est. Un galant seigneur qui a trouvé qu'on lui demandait trop cher et qui a payé en « monnaie de fer », comme nous disons. Ne sais-tu donc pas, mignonne, qu'il faut garer leur épée sous le lit jusqu'à ce qu'ils aient porté la main à la bourse ?
– Et, de la blessure, qu'en pensez-vous ? interrogea Desgrez toujours flegmatique, tandis qu'Angélique était au supplice.
– Hum ! Hum ! elle n'est ni bonne ni mauvaise. J'y vois l'onguent saumâtre d'un apothicaire ignare. Nous allons nettoyer cela et le remplacer par une pommade régénérescente et rafraîchissante.
Il s'éloigna pour aller prendre une boîte sur une étagère.
*****
Angélique souffrait de se voir assise, à demi nue, dans cette boutique où l'odeur suspecte des drogues se mêlait à celle des savons.
Un client entra pour se faire raser et s'exclama en jetant un regard vers elle :
– Oh ! les beaux tétons ! Que ne les ai-je sous la main pour les caresser quand la lune se lève !
Sur un signe imperceptible de Desgrez, le chien Sorbonne, qui était à ses pieds, se leva et d'un bond alla planter les dents dans le haut-de-chausses du nouveau venu.
– Oh ! la la. Aïe ! Malheur de moi ! s'exclama le client. C'est l'homme au chien ! Et c'est donc toi, Desgrez, rôdeur du diable, qui es le propriétaire de ces deux divines pommes d'amour ?
– Ne vous en déplaise, messire, fit Desgrez impassible.
– Alors je n'ai rien dit, je n'ai rien vu. Oh ! Messire, pardonnez-moi et dites à votre chien de lâcher mes pauvres chausses râpées.
D'un sifflement léger, Desgrez rappela le chien.
– Oh ! je veux m'en aller d'ici, fit Angélique, qui essayait maladroitement de se rhabiller, et dont les lèvres tremblaient.
Fermement, le jeune homme la contraignit à se rasseoir. Il dit avec rudesse, bien qu'à voix basse :
– Ne faites pas la prude, petite sotte. Faut-il vous rappeler l'adage des soldats : à la guerre comme à la guerre ? Vous êtes engagée dans une bataille où la vie de votre mari et la vôtre sont en jeu. Vous devez tout faire pour en sortir, et l'heure n'est plus aux mièvreries.
Maître Georges s'approchait, un petit couteau brillant à la main.
– Je crois qu'il va me falloir couper dans les chairs, dit-il. J'aperçois sous la peau une humeur blanchâtre qui demande à être évacuée. Ne crains rien, ma mignonnette, ajouta-t-il en lui pariant comme à une enfant, personne n'a la main plus légère que maître Georges.
Malgré son appréhension, Angélique dut constater qu'il disait vrai, car il l'opéra fort bien. Puis, ayant versé sur la plaie un liquide qui la fit bondir et qui n'était autre que de l'eau-de-vie, il lui dit de monter aux étuves et qu'il achèverait de la panser après.
*****
Les étuves de Maître Georges représentaient un des derniers établissements de bains tels qu'ils avaient existé au Moyen Age, lorsque les croisés revenus d'Orient avaient rapporté avec le goût des bains turcs celui de se laver. Les étuves pullulaient alors dans Paris. Non seulement on y suait et on s'y décrassait, mais encore on y « faisait le poil » selon les termes de l'époque, ce qui représentait une épilation totale du corps. Cependant, leur réputation était vite devenue suspecte, car elles ajoutaient à leurs multiples spécialités celles qui intéressaient principalement les maisons borgnes de la rue du Val d'amour. Des prêtres inquiets, des huguenots sévères, et des médecins qui y voyaient la cause des maladies de peau, s'étaient ligués pour leur suppression. Et, désormais, hors l'officine sordide de quelques barbiers, il n'y avait plus guère moyen de se laver dans Paris. Les gens semblaient en prendre assez facilement leur parti.
Les étuves elles-mêmes comprenaient deux grandes pièces dallées, ornées de petites cabines de bois. Au fond de chaque salle, un garçon chauffait des boulets de pierre dans un four.
Angélique fut entièrement dévêtue par une des servantes qui s'occupaient de la salle des femmes. On l'enferma dans une des cabines, où se trouvaient un banc et un petit bassin d'eau, dans lequel on venait de précipiter des boulets de pierre incandescents. L'eau fumait et dégageait une vapeur brûlante.
Angélique, assise sur le banc, suffoqua, haleta et crut qu'elle allait mourir. On la sortit ruisselante de sueur.
La servante lui enjoignit ensuite de se plonger dans un cuveau d'eau froide, puis, l'enveloppant d'une serviette, elle la conduisit dans une pièce voisine où se trouvaient déjà d'autres femmes dans le plus simple appareil. Des servantes, qui étaient pour la plupart des vieilles d'un aspect assez repoussant, rasaient les clientes ou bien peignaient leurs longs cheveux, tout en caquetant comme une nuée de poules. Au timbre de voix et au sujet des conversations, Angélique devina que la plupart des clientes étaient elles-mêmes d'humble condition, servantes ou marchandes qui, après avoir ouï la messe, passaient aux bains pour y récolter les derniers potins avant de courir à leur travail.
On lui dit de s'étendre sur un autre banc.
Au bout d'un instant, Maître Georges parut, sans effaroucher le moins du monde l'assemblée.
Il tenait à la main une lancette et était suivi d'une petite fille portant un panier rempli de verres à ventouse, et une tige d'amadou.
Angélique protesta de plus belle.
– Vous n'allez pas me saigner ! J'ai déjà perdu assez de sang. Vous ne voyez donc pas que je suis enceinte ? Vous allez me tuer mon enfant !
Inflexible, le barbier-chirurgien lui fit signe de se tourner.
– Tiens-toi tranquille ou je fais venir ton ami pour qu'il te claque les fesses.
Terrifiée à l'idée de voir l'avocat dans un tel rôle, Angélique se tint coite. Le barbier lui scarifia trois point du dos avec sa lancette et lui apposa des ventouses.
– Regardez, disait-il ravi, ce sang noir qui coule ! Un sang si noir dans une fille si blanche, est-ce possible ?
– Par pitié, laissez-m'en quelques gouttes ! supplia Angélique.
– Je meurs d'envie de te vider entièrement, dit le barbier en roulant des yeux féroces. Et ensuite je t'indiquerai la recette pour te remplir les veines d'un sang frais et généreux. La voici : un bon verre de vin rouge et une nuit d'amour.
Il la laissa enfin, après l'avoir pansée solidement. Deux filles l'aidèrent à se coiffer et à se rhabiller. Elle leur glissa un pourboire qui leur fit ouvrir des yeux ébahis.
– Eh ! marquise, s'exclama la plus jeune, est-ce ton prince de la basoche en veste râpée qui te fait de si beaux présents ?
Une des vieilles femmes la bouscula et, après avoir dévisagé Angélique qui entreprenait, les jambes molles, de descendre l'escalier de bois, elle chuchota à l'intention de sa collègue :
– Tu n'as donc pas vu que c'est une grande dame qui vient se changer un peu de ses fades petits seigneurs ?
– D'habitude elles ne se déguisent pas, protesta l'autre. Elles mettent un masque, et Maître Georges les fait entrer sur l'arrière.
*****
Dans la boutique, Angélique retrouva Desgrez, rasé de frais et la peau rougie.
– Elle est à point, fit le barbier avec un clin d'œil entendu. Mais ne soyez pas brutal à votre habitude tant que la plaie de son épaule ne sera pas fermée. Cette fois la jeune femme prit le parti de rire. Elle se sentait absolument incapable de la moindre révolte.
– Comment vous trouvez-vous ? demanda Desgrez lorsqu'ils furent de nouveau dans la rue.
– Je me sens faible comme un petit chat, répondit Angélique, mais au fond ce n'est pas tellement désagréable. J'ai l'impression de voir la vie avec une grande philosophie. Je ne sais si l'énergique traitement que je viens de subir est excellent pour la santé, mais il a certainement le don d'apaiser les nerfs. Vous pouvez être tranquille que, quelle que soit l'attitude de mon frère Raymond, il ne trouvera devant lui qu'une sœur humble et docile.
– C'est parfait. Je crains toujours le coup de dent de votre esprit frondeur. Vous passerez aux étuves la prochaine fois que vous comparaîtrez devant le roi ?...
– Hélas ! que ne l'ai-je fait ! soupira Angélique complètement vaincue. Il n'y aura pas de prochaine fois. Jamais plus je ne comparaîtrai devant le roi.
– Il ne faut pas dire : jamais plus. La vie est changeante, la roue tourne.
Un coup de vent détacha le foulard dont la jeune femme maintenait sa chevelure. Desgrez s'arrêta et le renoua doucement.
Angélique prit dans les siennes les deux mains brunes et chaudes, dont les longs doigts ne manquaient pas de finesse.
– Vous êtes très gentil, Desgrez, murmura-t-elle en levant vers lui ses yeux câlins.
– Vous vous trompez fort, madame. Tenez, regardez ce chien.
Il désignait du doigt Sorbonne, qui folâtrait autour d'eux. Il le retint au passage, puis, lui saisissant la tête, il découvrit la puissante mâchoire du danois.
– Que pensez-vous de cette rangée de crocs ?
– C'est une chose terrifiante !
– Savez-vous à quoi j'ai dressé ce chien ? Voilà : quand le soir tombe sur Paris, nous partons en chasse tous les deux, je lui fais sentir un vieux bout de casaque, un objet appartenant au malandrin que je poursuis. Et nous marchons ; nous descendons jusqu'aux berges de la Seine, nous rôdons sous les ponts et dans les pilotis, nous errons dans les faubourgs et sur les vieux remparts, nous entrons dans les cours, nous plongeons dans les trous pleins de cette vermine de gueux et de bandits. Et tout à coup, Sorbonne s'élance. Lorsque je le rejoins il tient mon homme à la gorge, oh ! très délicatement, juste ce qu'il faut pour que l'autre ne puisse bouger. Je dis au chien : « Warte », ce qui signifie : « attends » en langue germanique, car c'est un mercenaire allemand qui me l'a vendu. Je me penche vers l'homme, je l'interroge, et puis je le juge. Parfois je lui fais grâce, parfois j'appelle les gens du guet pour qu'ils le mènent au Châtelet, et parfois je me. dis : à quoi bon encombrer les prisons et ces messieurs de la justice ? Et je dis à Sorbonne : « Zang ! » ce qui signifie : « serre bien fort ». Et il y a un bandit de moins dans Paris.
– Et... vous faites cela souvent ? interrogea Angélique, qui ne pouvait maîtriser un frisson.
– Assez souvent. Vous voyez bien que je ne suis pas gentil.
Après un moment de silence, elle murmura :
– Il y a tant de choses différentes en un homme. On peut être à la fois très méchant et très gentil. Pourquoi faites-vous ce terrible métier ?
– Je vous l'ai déjà dit : je suis trop pauvre. Mon père ne m'a laissé que sa charge d'avocat et des dettes. Mais, telles que les choses tournent, je crois bien que je finirai dans la peau coriace d'un affreux malveillant, d'un grimaud de la pire espèce.
– Qu'est-ce que c'est que cela ?
– Le nom que les sujets de Sa Majesté le grand Coësre, prince des gueux, donnent aux gens de police.
– Ils vous connaissent déjà ?
– Ils connaissent surtout mon chien.
*****
La rue du Temple s'ouvrait devant eux, coupée de fondrières boueuses sur lesquelles on avait jeté des planches. Quelques années plus tôt, ce même quartier ne comprenait que des potagers appelés « culture du Temple », et l'on y voyait encore entre les maisons nouvelles des carrés de choux et des petits troupeaux de chèvres. Le mur d'enceinte, dominé par le donjon lugubre des anciens Templiers, apparut. Desgrez demanda à Angélique de l'attendre une seconde et entra chez un mercier. Il en ressortit quelques instants plus tard nanti d'un rabat immaculé mais sans dentelles, et noué d'un cordon violet. Des manchettes blanches ornaient ses poignets. La poche de sa veste était gonflée d'étrange façon. Il y prit un mouchoir et faillit faire tomber un gros chapelet. Sans avoir changé de vêtement, sa casaque et ses hauts-de-chausses élimés avaient pris un aspect extrêmement décent. L'expression de son visage y contribuait sans doute, car Angélique hésita subitement à lui parler avec la même familiarité.
– Vous avez l'air d'un magistrat dévot, dit-elle un peu décontenancée.
– N'est-ce point l'air que doit avoir un avocat accompagnant une jeune dame près de son frère jésuite ? demanda Desgrez en soulevant son chapeau avec un humble respect.