Chapitre 10
Quand elle les rouvrit, elle crut qu'elle avait une vision de cauchemar : le moine Bécher venait de surgir sur l'estrade. Il fit serment sur le crucifix qu'un autre moine lui présenta. Ensuite, d'une voix hachée et sourde, il se mit à raconter comment il avait été diaboliquement trompé par le grand mage Joffrey de Peyrac, qui avait fait jaillir devant lui, d'une roche fondue, de l'or vrai en utilisant une pierre philosophale sans doute ramenée du Pays des Ténèbres Cimmériques que le comte lui avait d'ailleurs décrit complaisamment comme étant une terre absolument vierge et glaciale, où le tonnerre gronde de jour et de nuit, où le vent succède à la grêle, et où en permanence une montagne de feu crache de la lave fondue, laquelle constamment tombe sur des glaces éternelles qui, malgré la chaleur, n'arrivent pas à fondre.
– Ce dernier point est une invention de visionnaire, fit remarquer le comte de Peyrac.
– N'interrompez pas le témoin, ordonna le président.
Le moine poursuivit ses élucubrations. Il confirma que le comte avait fabriqué devant lui un lingot de plus de deux livres d'or pur qui, essayé plus tard par bien des spécialistes, avait été reconnu comme bon et véritable.
– Vous ne dites pas que j'en ai fait cadeau à monseigneur de Toulouse pour ses œuvres pieuses, intervint encore l'accusé.
– C'est exact, confirma lugubrement le moine. Cet or a résisté même à trente-trois exorcismes. Ce qui n'empêche que le magicien garde pour lui le pouvoir de le faire disparaître, quand il le désire, dans un grondement de tonnerre. Monseigneur de Toulouse lui-même fut témoin de ce phénomène effrayant, qui l'avait fort ému. Le magicien s'en vantait en parlant de l'« or fulminant ». Il se glorifie aussi de pouvoir transmuter le mercure de la même manière. Tous ces faits ont d'ailleurs été consignés dans un mémoire qui est en votre possession.
Masseneau essaya de prendre un ton plaisant :
– À vous entendre, mon père, le prévenu aurait le pouvoir de faire écrouler ce grand Palais de justice comme Samson fit crouler les colonnes du Temple.
Angélique sentit une vague de sympathie l'envahir à l'égard du parlementaire toulousain.
Bécher, roulant ses yeux comme des billes, s'était signé précipitamment.
– Ah ! ne provoquez pas le magicien ! Il est certainement aussi fort que Samson. La voix moqueuse du comte s'éleva de nouveau :
– Si j'avais le pouvoir que me pureté ce moine tortionnaire, plutôt que de le faire disparaître par sortilège, lui et ses semblables, je me servirais d'abord d'une formule magique pour supprimer la plus grande forteresse du monde : la bêtise et la crédulité humaines. Descartes n'avait pas raison quand il disait que l'infini n'est pas humainement concevable : car la stupidité des hommes en fournit une très belle comparaison.
– N'oubliez pas, accusé, que nous ne sommes pas ici pour disserter philosophie, et vous ne gagnez rien à vous esquiver par des pirouettes.
– Alors, continuons à écouter ce digne représentant du Moyen Age, fit Peyrac, ironique.
Le juge Bourié demanda :
– Père Bécher, vous qui avez assisté à ces opérations alchimiques sur l'or et êtes un savant reconnu, quel dessein, selon vous, poursuivait l'accusé en se livrant à Satan ? La richesse ? L'amour ? Quoi donc ?
Bécher se redressa de toute sa maigre taille, et il parut à Angélique comme un ange de l'enfer prenant son essor. Elle se signa rapidement et fut imitée, en cela, par toute la rangée de religieuses, qui commençaient à être littéralement fascinées par l'atmosphère de cette scène.
D'une voix blanche, Bécher clama :
– Son dessein, je le connais. La richesse et l'amour ? non !... La puissance et la conspiration contre l'État ou le roi ? Pas davantage ! Mais il veut se rendre aussi fort que Dieu lui-même. Je suis certain qu'il sait créer la Vie, c'est-à-dire qu'il essaie de faire échec au Créateur lui-même.
– Père, dit avec déférence le protestant Delmas, avez-vous des preuves des faits incroyables que vous avancez ?
– J'ai vu, ce qui s'appelle de mes yeux vu, des homoncules sortant de son laboratoire et aussi des gnomes, des chimères, des dragons. De nombreux paysans aussi, dont j'ai les noms, les ont vus rôder certaines nuits d'orage et sortir de ce fameux antre-laboratoire qui un jour fut détruit presque complètement par l'explosion de ce que le comte appelle or fulminant, et que moi j'appelle or instable ou satanique.
Toute la salle haletait, oppressée. Une religieuse s'évanouit et fut transportée à l'extérieur.
Le président s'adressa au témoin, en insistant solennellement. Il affirma qu'il désirait savoir toute la vérité, mais qu'appelé à juger sur des sortilèges aussi extraordinaires que ceux de l'insufflation de la vie à des êtres qu'il avait toujours considérés comme de pure légende, il demandait au témoin de se recueillir et de peser ses mots.
Il lui demandait également, s'adressant à lui en tant qu'homme versé dans la connaissance des sciences hermétiques et auteur de livres connus et autorisés par l'Église, comment cette chose pouvait être possible, et surtout s'il connaissait des précédents en pareille matière.
Le moine Bécher redressa sa maigre taille et parut de nouveau grandir. Pour un peu, on se serait attendu à le voir s'envoler dans sa large robe de bure noire, comme un corbeau sinistre.
Il s'écria d'une voix inspirée :
– Les écrits célèbres à ce sujet ne manquent pas. Paracelse, dans son De NaturaRerum, a déjà affirmé que les pygmées, les faunes, les nymphes et les satyres sont engendrés par la chimie ! D'autres écrits disent qu'on peut trouver des homoncules ou petits hommes souvent pas plus grands qu'un pouce dans l'urine des enfants. L'homoncule est d'abord invisible, et il se nourrit alors de vin et d'eau de rosé : un petit cri annonce sa véritable naissance. Seuls, les mages de première force peuvent opérer un tel sortilège de naissance diabolique et le comte de Peyrac, ici présent, était un de ces mages au pouvoir suprême, car il affirmait lui-même n'avoir pas besoin de pierre philosophale pour faire la transmutation de l'or. À moins qu'il n'ait eu à sa disposition cette semence de la Vie et des Métaux nobles qu'il a été chercher, selon ses propres dires, à l'autre bout de la terre.
Le juge Bourié se leva, très excité, et bafouillant de joie mauvaise :
– Qu'avez-vous à répondre à une telle accusation ?
Peyrac haussa les épaules d'impatience et finit par dire avec lassitude :
– Comment voulez-vous réfuter les visions d'un individu qui est manifestement fou !
– Vous n'avez pas le droit, accusé, d'esquiver une réponse, intervint avec calme Masseneau. Reconnaissez-vous avoir, comme dit ce prêtre, « donné la vie » à ces êtres monstrueux dont il est question ?
– Évidemment non, et la chose eût-elle été possible que je ne vois pas en quoi cela m'aurait intéressé.
– Vous considérez donc qu'il est possible d'engendrer la vie par artifice ?
– Comment le savoir, monsieur ? La science n'a pas dit son dernier mot et la nature n'offre-t-elle pas des exemples troublants ? Quand j'étais en Orient, j'ai vu la transformation de certains poissons en tritons. J'ai même rapporté quelques-uns de ces échantillons à Toulouse, mais cette mutation n'a jamais voulu se renouveler, ce qui est dû sans doute à une question de climat.
– En somme, dit Masseneau avec un trémolo dramatique dans la voix, vous n'attribuez aucun rôle au Seigneur dans la création des êtres vivants ?
– Je n'ai jamais dit cela, monsieur, répondit calmement le comte. Non seulement je connais mon credo, mais je crois que Dieu a tout créé. Seulement je ne vois pas pourquoi vous lui interdiriez d'avoir prévu certains termes de passage entre les végétaux et les animaux, ou du têtard à la grenouille. Néanmoins, personnellement je n'ai jamais « fabriqué » ces êtres que vous appelez homoncules.
Conan Bécher sortit alors des vastes replis de sa robe un petit flacon et le tendit au président.
Le flacon passa entre les mains des jurés. De sa place, Angélique ne pouvait distinguer ce qu'il contenait, mais elle voyait que la plupart des hommes de robe se signaient, et elle entendit un des juges appeler un petit clerc et l'envoyer chercher de l'eau bénite à la chapelle.
Tous les gens de la cour prirent une mine horrifiée. Le juge Bourié se frottait sans arrêt les mains, sans qu'on sût si c'était de satisfaction ou pour effacer des traces de pollution sacrilège.
Seul Peyrac, détournant la tête, ne paraissait prendre aucun intérêt à cette cérémonie.
Le flacon revint devant le président Masseneau. Celui-ci, pour l'examiner, mit des lunettes à gros cercles d'écaillé, puis rompit enfin le silence.
– Cette espèce de monstre ressemble plutôt à un lézard racorni, dit-il d'un ton déçu.
– J'ai découvert deux de ces homoncules parcheminés et qui devaient servir de charmes, en m'introduisant au péril de ma vie dans le laboratoire alchimique du comte, expliqua modestement le moine Bécher.
Masseneau interpella l'accusé :
– Reconnaissez-vous ce... cette chose ? Garde, portez le flacon à l'accusé !
Le colosse en uniforme qu'on venait d'interpeller ainsi fut pris d'un tremblement convulsif. Il bredouilla, hésita, saisit enfin le flacon avec décision, puis le laissa échapper si malencontreusement qu'il se brisa.
Un « ah... » de désappointement parcourut la foule, qui ensuite manifesta le désir de voir de plus près, et se porta en avant.
Mais les archers s'étaient massés devant le premier rang et retinrent les curieux. Finalement, un hallebardier s'avança et piqua de son arme un petit objet indiscernable, qu'il alla mettre sous le nez du comte de Peyrac.
– C'est sans doute un des tritons que j'ai rapportés de Chine, dit celui-ci avec calme. Ils ont dû fuir leur aquarium où je plongeais mon alambic de laboratoire afin que l'eau dans laquelle ils baignaient demeurât toujours tiède. Pauvres petites bêtes !...
*****
Angélique eut l'impression que, de toute cette explication sur les lézards exotiques, seul le mot « alambic » avait été retenu par l'assistance, à laquelle un « ah » d'angoisse échappa de nouveau.
– Voici l'une des dernières questions de l'interrogatoire, reprit Masseneau. Accusé, reconnaissez-vous la feuille que je vous présente ? Sur cette feuille sont énumérés des ouvrages hérétiques et alchimiques dont la liste est censée être une copie fidèle d'un des rayons de votre bibliothèque que vous consultiez le plus souvent. Je vois dans cette énumération le De Natura Rerum de Paracelse, où le passage concernant la fabrication satanique d'êtres monstrueux tels que ces homoncules dont le savant père Bécher m'a révélé l'existence est souligné d'un trait rouge avec quelques mots de votre main.
Le comte répondit d'une voix qui devenait rauque de fatigue :
– C'est exact. Je me souviens d'avoir souligné aussi un certain nombre d'absurdités.
– Dans cette liste, nous relevons également des livres qui ne traitent pas d'alchimie, mais n'en sont pas moins prohibés. Je cite : « La France galante devenue italienne. »
« Les intrigues galantes de la cour de France », etc. Ces livres sont imprimés à La Haye ou à Liège, où nous savons que se réfugient les plus dangereux pamphlétaires et gazetiers chassés du royaume. Ils sont introduits clandestinement en France, et ceux qui cherchent à les acquérir sont grandement coupables. Je signale aussi dans cette liste des noms d'auteurs tels que Galilée et Copernic, dont l'Église a désapprouvé les théories scientifiques.
– Je suppose que cette liste vous a été communiquée par un maître d'hôtel nommé Clément, espion à la solde de je ne sais quel grand personnage, et qui est resté plusieurs années chez moi. Elle est exacte. Mais je vous ferai remarquer, messieurs, que deux mobiles peuvent pousser un amateur à mettre tel ou tel livre dans sa bibliothèque. Soit qu'il désire posséder un témoignage de l'intelligence humaine, et c'est le cas lorsqu'il possède des ouvrages de Copernic et de Galilée, soit qu'il souhaite pouvoir mesurer à l'échelle de la sottise humaine les progrès que la science a déjà accomplis depuis le Moyen Age et ceux qui lui restent encore à accomplir. C'est le cas lorsqu'il parcourt les élucubrations de Paracelse ou de Conan Bécher. Croyez-moi, messieurs, la lecture de ces œuvres est déjà une grande pénitence.
– Désapprouvez-vous la condamnation régulière par l'Église de Rome des théories impies de Copernic et de Galilée ?
– Oui, car l'Église s'est manifestement trompée. Ce qui ne signifie pas que je l'accuse sur d'autres points. J'aurais certes préféré me fier à elle et à sa connaissance des exorcismes et des sorcelleries plutôt que de me voir livré à un procès qui s'égare dans des discussions sophistiques...
*****
Le président fit un geste théâtral comme pour montrer qu'il était impossible de faire entendre raison à un accusé d'aussi mauvaise foi.
Il consulta ensuite ses collègues, puis annonça que l'interrogatoire était terminé et qu'on allait procéder à l'audition de quelques témoins à charge. Sur un signe de lui, deux gardes se détachèrent, et l'on entendit un brouhaha derrière la petite porte par laquelle était déjà entré le tribunal. Dans le prétoire pénétrèrent alors deux religieux en blanc, ensuite quatre nonnes et enfin deux moines récollets en bure brune.
Le groupe s'aligna devant la tribune des jurés.
Le président Masseneau se leva.
– Messieurs, nous entrons dans la partie la plus délicate du procès. Appelés par le roi, défenseur de l'Église de Dieu, à juger un procès de sorcellerie, nous avons dû rechercher les témoignages qui, selon le rituel de Rome, nous prouveraient de façon flagrante que le sieur Peyrac entretenait un commerce avec Satan. Principalement sur le troisième point de rituel qui dit que...
Il se pencha pour lire un texte.
– ...Qui dit que la personne usant de commerce avec le diable, et que l'on appelle traditionnellement « véritable énergumène », possède « les forces surnaturelles des corps et l'empire sur l'esprit et le corps des autres », nous avons retenu les faits suivants.
Malgré le froid assez rude qui régnait dans la grande salle, Masseneau s'épongea discrètement, puis reprit sa lecture en bredouillant un peu.
– ...Nous sont parvenues les plaintes de la prieure du couvent des filles de Saint-Léandre en Auvergne. Celle-ci déclarait qu'une de ses novices entrée depuis peu dans la communauté et qui avait donné jusqu'alors toute satisfaction, manifestait des troubles démoniaques dont elle accusait le comte de Peyrac. Elle ne cacha pas que celui-ci l'avait entraînée jadis dans de coupables licences, et que c'était le remords de ses fautes qui l'avait conduite à se retirer dans le cloître. Mais elle n'y trouvait pas la paix, car cet homme continuait à la tenter à distance et l'avait certainement envoûtée. Peu de temps après, elle amena au chapitre un bouquet de rosés qu'elle prétendit lui avoir été lancé par-dessus le mur du couvent par un inconnu qui avait la silhouette du comte de Peyrac, mais qui était certainement un démon, car il fut prouvé qu'à la même époque le gentilhomme en question se trouvait à Toulouse. Le bouquet en question causa aussitôt à travers la communauté d'étranges perturbations. D'autres religieuses furent saisies de transports extraordinaires et obscènes. Lorsqu'elles reprenaient leurs esprits, elles parlaient d'un diable boiteux dont la seule apparition les comblait d'une joie surhumaine et allumait dans leur chair un feu inextinguible. Naturellement la novice cause de ce désordre demeurait en état de transe à peu près permanent. Alarmée, la prieure de Saint-Léandre finit par en appeler à ses supérieurs. Précisément, l'instruction du procès du sieur Peyrac commençant, le cardinal-archevêque de Paris me communiqua le dossier. Ce sont les religieuses de ce couvent que nous allons entendre ici même.
Se penchant par-dessus son pupitre, Masseneau s'adressa respectueusement à l'une des cornettes penchées.
– Sœur Carmencita de Mérecourt, reconnaissez-vous en cet homme celui qui vous poursuit à distance et qui vous aurait jeté « l'invocation diabolique et ridicule » de l'envoûtement ?
Une voix de contralto pathétique s'éleva :
– Je reconnais mon seul et unique maître !
Stupéfaite, Angélique découvrait sous les voiles austères le sensuel visage au teint chaud de la belle Espagnole.
Masseneau s'éclaircit la voix et articula avec une peine visible :
– Pourtant, ma sœur, n'avez-vous pas pris l'habit pour vous consacrer exclusivement au Seigneur ?
– J'ai voulu fuir l'image de mon envoûteur. En vain. Il me poursuit jusqu'aux saints offices.
– Et vous, sœur Louise de Rennefonds, reconnaissez-vous celui qui vous est apparu au cours des scènes de délire dont vous avez été victime ?
Une voix jeune et tremblante répondit faiblement :
– Oui, je... je crois. Mais celui que je voyais avait des cornes... Une houle de rires secoua la salle et un clerc s'écria :
– Hé ! ça se peut bien qu'il lui en soit poussé pendant son séjour à la Bastille. Angélique était rouge de colère et d'humiliation. Sa compagne lui prit la main pour lui rappeler d'avoir à garder son sang-froid, et elle se maîtrisa.
Masseneau reprenait, s'adressant à l'abbesse du couvent :
– Madame, bien que cette audience soit fort pénible pour vous, je suis contraint de vous demander de confirmer vos dires devant le tribunal !
La religieuse âgée, qui ne semblait pas émue, mais seulement indignée, ne se fit pas prier et déclara d'une voix nette :
– Ce qui se passe depuis quelques mois dans ce couvent dont je suis depuis trente ans la prieure, est une véritable honte. Il faut vivre dans les cloîtres, messieurs, pour savoir à quelles facéties grotesques peut se livrer le démon, lorsque, par l'intermédiaire d'un sorcier, il lui est possible de se manifester. Je ne cache pas que le devoir qui m'incombe aujourd'hui m'est pénible, car je souffre, devant un tribunal séculier, d'être contrainte d'exposer des actions aussi offensantes pour l'Église, mais S. E. le cardinal-archevêque m'en a donné l'ordre. Je demanderai cependant à être entendue en privé.
Le président accéda à cette demande, à la grande satisfaction de l'abbesse et à la déception de la salle.
Le tribunal se retira suivi de l'abbesse et des autres religieuses dans une pièce du fond qui servait habituellement de greffe.
Seule Carmencita demeura, sous la garde des quatre moines qui l'avaient amenée et de deux gardes suisses.
Angélique regardait maintenant son ex-rivale. L'Espagnole n'avait rien perdu de sa beauté. Peut-être la claustration avait-elle encore affiné ce visage dans lequel les larges prunelles noires paraissaient poursuivre un rêve exalté. Le public aussi semblait se repaître de la vue de la belle envoûtée. Angélique entendit la voix moqueuse de Me Gallemand dire :
– Mâtin, le Grand Boiteux remonte dans mon estime !
La jeune femme vit que son mari n'avait pas honoré d'un regard cette scène spectaculaire. Maintenant que le tribunal était sorti, il cherchait sans doute à se reposer un peu. Il essaya de s'installer tant bien que mal sur ce banc d'infamie qu'était la sellette. Il y parvint en convulsant tous les traits de son visage. La station debout, sur ses béquilles, et surtout la torture de l'aiguille qu'on lui avait infligée à la Bastille, en avaient fait un martyr.
Le cœur d'Angélique lui faisait mal comme s'il était devenu de pierre. Jusqu'ici, son mari avait montré un courage surhumain. Il avait réussi à parler calmement, sans pouvoir toujours retenir son ironie coutumière qui, malheureusement, ne semblait avoir impressionné favorablement ni le tribunal ni même le public.
Maintenant, Joffrey tournait ostensiblement le dos à son ancienne maîtresse. L'avait-il seulement vue ? Sœur Carmencita, un moment inerte, fit soudain quelques pas dans la direction du prévenu. Les gardes s'interposèrent et la firent reculer.
Tout à coup, on vit le splendide visage de madone espagnole se transformer totalement, se tordre, se creuser. Il ressembla en un instant à une vision infernale. La bouche s'ouvrait et se refermait comme celle d'un poisson tiré hors de l'eau. Puis la religieuse porta brusquement la main à ses lèvres. Ses dents se serrèrent, ses yeux se révulsèrent, une mousse blanche apparut aux commissures des lèvres et se gonfla.
Desgrez bondit, hagard.
– Regardez ! Nous y voilà : c'est la grande scène des bulles de savon.
Mais il fut brutalement saisi et entraîné au-dehors.
Ce cri unique n'avait provoqué aucun écho parmi la foule haletante et qui tendait vers le spectacle des figures hallucinées.
Un tremblement convulsif agitait tout le corps de la nonne. Elle fit quelques pas titubants dans la direction de l'accusé. Les religieux lui barrèrent de nouveau le passage. Alors, elle s'arrêta, porta les mains à sa coiffe et commença à l'arracher avec des gestes saccadés. Ce faisant, elle tournait sur elle-même de plus en plus vite. Les quatre religieux se jetèrent sur elle et essayèrent de la maîtriser. Soit parce qu'ils n'osaient pas se montrer énergiques, soit parce que réellement ils ne parvenaient pas à en venir à bout, elle leur échappait comme une anguille, avec des gestes précis de lutteuse consommée et de véritable acrobate. Puis elle se jeta sur le sol et, rampant, se convulsant avec une adresse de serpent, elle réussit plusieurs fois à se glisser entre les jambes des prêtres, sous leurs robes, et à les précipiter à terre. Elle se livrait à des gestes indécents, cherchait à soulever les robes de bure. À deux ou trois reprises, les pauvres religieux roulèrent sur le plancher dans des postures aussi peu édifiantes que possible. Les archers, béants devant cette mêlée de robes et de chapelets, n'osaient intervenir. Finalement, la possédée, tourbillonnant et se tortillant en tous sens, réussit à se débarrasser de son scapulaire, puis de sa robe et, tout à coup, dressa dans la lueur glauque du prétoire son corps magnifique, entièrement nu.
Le vacarme était indescriptible. Des gens hurlaient sans pouvoir s'arrêter. Les uns voulaient sortir, d'autres voulaient voir.
Un respectable magistrat, assis au premier rang, se dressa, arracha sa propre toge et, bondissant sur la scène en simple justaucorps et haut-de-chausses, jeta sa toge sur la tête de Carmencita et parvint à voiler l'impudique forcenée. En hâte, les nonnes près desquelles Angélique était placée, s'ébranlèrent sous la conduite de leur supérieure. On leur laissait le passage, car on avait reconnu des religieuses de l'Hôpital général. Elles entourèrent Carmencita et, avec des cordelettes surgies on ne sait d'où, la ficelèrent comme un saucisson. Puis, presque en procession, elles sortirent en emmenant leur capture écumante. Alors un cri aigu jaillit de la foule déchaînée :
– Voyez, le diable rit !
Des bras tendus désignaient le prévenu.
En effet, Joffrey de Peyrac, à quelques pas duquel la scène s'était déroulée, donnait libre cours à son hilarité. Dans ce rire sonore, Angélique reconnaissait les éclats de cette gaieté naturelle et spontanée qui avait enchanté sa vie. Mais les esprits chavirés y virent la provocation même de l'enfer.
Un remous d'indignation et d'horreur porta la salle en avant. Les gardes se précipitèrent et croisèrent leurs hallebardes. Sans eux l'accusé eût certainement été mis en pièces.
– Sortez avec moi, chuchota la compagne d'Angélique.
Et comme la jeune femme, ahurie, hésitait, elle insista :
– De toute façon, la salle va être évacuée. Il faut savoir ce qu'est devenu Me Desgrez. Nous apprendrons par lui si la séance doit continuer cet après-midi.