Chapitre 5
Angélique se sépara de la Grande Mademoiselle un peu rassérénée. Il fut convenu que celle-ci la ferait chercher dès qu'elle aurait obtenu des renseignements probants. Désireuse de faire plaisir à son amie, la princesse accepta de se charger du petit Giovani qu'elle prendrait parmi ses violons en attendant de le présenter à Baptiste Lulli, le baladin du roi.
– De toute façon, aucune démarche ne pourra aboutir avant l'entrée du roi dans Paris, conclut-elle. Tout est suspendu en prévision des fêtes. La reine mère est au Louvre, mais le roi et la reine doivent rester à Vincennes jusque-là. Cela n'arrange pas les affaires. Aussi ne vous impatientez pas. Je ne vous oublierai pas et vous ferai mander quand il le faudra.
*****
Après l'avoir quittée, Angélique erra un peu dans les couloirs du château avec l'espoir de rencontrer Péguilin de Lauzun, qu'elle savait très assidu auprès de Mademoiselle. Elle ne le vit pas, mais croisa Cerbalaud. Celui-ci promenait une mine assez longue. Lui non plus ne savait que penser de l'arrestation du comte de Peyrac ; tout ce qu'il pouvait dire c'est que personne n'en parlait, ni ne semblait la soupçonner.
– On le saura bientôt, affirma Angélique, confiante en la Grande Mademoiselle, cette trompette aux cent bouches.
Rien ne lui semblait plus terrible maintenant que la muraille de silence dont s'environnait la disparition de Joffrey. Si l'on en parlait, il faudrait bien que la chose vînt au jour.
Elle s'informa du marquis d'Andijos. Cerbalaud dit que celui-ci venait de se rendre au Pré-aux-Clercs pour un duel.
– Il se bat en duel ? s'écria Angélique effrayée.
– Pas lui, mais Lauzun et d'Humières ont une affaire d'honneur.
– Accompagnez-moi, je veux les voir.
Comme elle descendait l'escalier de marbre, une femme aux grands yeux noirs l'accosta. Elle reconnut la duchesse de Soissons, l'une des Mancini : Olympe, nièce du cardinal.
– Madame de Peyrac, je suis heureuse de vous revoir, fit cette belle dame, mais, plus encore que vous-même, c'est votre garde du corps, noir comme l'ébène, qui m'enchante. J'avais déjà formé le projet à Saint-Jean-de-Luz de vous le demander. Voulez-vous me le céder ? Je vous le paierai bon prix.
– Kouassi-Ba n'est pas à vendre, protesta Angélique. Il est vrai que mon mari l'a acheté tout petit, à Narbonne, mais il ne l'a jamais considéré comme un esclave, et il lui paie des gages comme à un domestique.
– Je lui en paierai aussi, et de fort bons.
– Je regrette, madame, mais je ne puis vous donner satisfaction. Kouassi-Ba m'est utile et mon mari serait désolé de ne pas le trouver à son retour.
– Eh bien, tant pis, fit Mme de Soissons avec un petit geste déçu.
Elle jeta encore un regard d'admiration sur le géant de bronze qui se tenait impassible derrière Angélique.
– C'est inouï combien un tel suivant peut faire ressortir la beauté, la fragilité et la blancheur d'une femme. N'est-ce pas votre avis, très cher ?
Angélique aperçut alors le marquis de Vardes qui se dirigeait vers le groupe. Elle n'avait aucune envie de se retrouver en face de ce gentilhomme, qui s'était montré avec elle brutal et odieux. Elle ressentait encore la brûlure de ses lèvres qu'il avait mordues méchamment.
Aussi s'empressa-t-elle de saluer Mme de Soissons et de descendre vers les jardins.
– J'ai l'impression que la belle Olympe jette des regards concupiscents sur votre Nègre, dit Cerbalaud. Vardes, son amant en titre, ne lui suffit pas. Elle est follement curieuse de savoir comment un Maure fait l'amour.
– Oh ! Dépêchez-vous au lieu de dire des horreurs ! s'impatienta Angélique. Moi, je suis surtout curieuse de savoir si Lauzun et d'Humières ne sont pas en train de s'embrocher.
Combien ces gens légers, à la cervelle vide, au cœur égoïste, la lassaient ! Elle avait l'impression de courir, comme dans un rêve, à la poursuite de quelque chose d'extrêmement difficile, et de s'évertuer en vain à rassembler des éléments épars. Mais tout fuyait, s'évanouissait devant elle.
Les deux compagnons se trouvaient déjà sur les quais, lorsqu'une voix les héla et les retint encore.
Un grand seigneur, qu'Angélique ne connaissait pas, l'aborda et lui demanda quelques instants d'entretien.
– Oui, mais faites vite.
Il l'attira à l'écart.
– Madame, je suis envoyé par SA. R. Philippe d'Orléans, frère du roi. Monsieur désirerait vous entretenir au sujet de M. de Peyrac.
– Mon Dieu ! murmura Angélique dont le cœur se mit à battre très fort.
Enfin allait-elle savoir quelque chose de précis ? Elle n'aimait guère pourtant le frère du roi, ce petit homme aux yeux mornes et froids. Mais elle se souvenait des paroles admiratives, encore qu'assez ambiguës, qu'il avait prononcées au sujet du comte de Peyrac. Ou'avait-il appris sur le prisonnier de la Bastille ?
– Son Altesse vous attendra ce soir vers l'heure de cinq après midi, continua à mi-voix le gentilhomme. Vous entrerez par les Tuileries et vous vous rendrez au Pavillon de Flore, où Monsieur a ses appartements. Ne parlez à personne de tout ceci.
– Je serai accompagnée de ma servante.
– À votre guise.
Il salua et s'éloigna en faisant claquer ses éperons.
– Quel est ce gentilhomme ? demanda Angélique à Cerbalaud.
– Le chevalier de Lorraine, le nouveau favori de Monsieur. Oui, de Guiche a déplu : il n'était pas assez enthousiaste pour les amours inverties et gardait trop de goût pour le beau sexe. Pourtant le petit Monsieur n'est pas si dédaigneux, lui non plus. On dit qu'après l'entrée du roi on va le marier, et savez-vous qui il épouse ? La princesse Henriette d'Angleterre, la fille du pauvre Charles Ier que les Anglais ont décapité...
Angélique n'écoutait que d'une oreille. Elle commençait à avoir faim. L'appétit chez elle ne perdait jamais ses droits. Elle en avait un peu honte, surtout dans les circonstances présentes. Que mangeait le pauvre Joffrey dans sa noire prison, lui si raffiné ?
Cependant elle jeta un regard autour d'elle dans l'espoir d'apercevoir un marchand de gaufres ou de pâtés chauds, auquel elle achèterait de quoi se restaurer. Leur nouvelle course les avait amenés de l'autre côté de la Seine, près de la vieille porte de Nesle flanquée de sa tour. Il y avait longtemps que n'existait plus le Préaux-Clercs où tant d'étudiants prenaient jadis leurs ébats. Mais il restait encore entre l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés et les anciens fossés un terrain vague, planté de boqueteaux où les jeunes gens pointilleux pouvaient venir laver leur honneur loin du regard indiscret des gens du guet.
En s'approchant, Angélique et Cerbalaud entendirent des cris, et trouvèrent Lauzun et le marquis d'Humières, la chemise ouverte, en tenue de duellistes, et tombant à bras raccourcis sur Andijos, L'un et l'autre racontèrent qu'obligés de se battre, ils avaient été prier en cachette Andijos de venir les séparer au nom de l'amitié, quand ils seraient sur le pré. Mais le traître s'était dissimulé derrière un buisson et avait assisté, en riant comme un fou, aux angoisses des deux « ennemis » qui faisaient traîner les choses en longueur, trouvant qu'une épée était plus courte que l'autre, que les chaussons étaient trop étroits, etc. Finalement ils protestèrent lorsque parut le conciliateur.
– Pour peu que nous n'eussions été gens de cœur, nous aurions eu le loisir cent fois de nous couper la gorge ! criait le petit Lauzun.
Angélique se joignit à eux pour accabler Andijos.
– Croyez-vous que mon mari vous ait entretenu depuis quinze ans pour que vous vous livriez à des facéties stupides pendant qu'il est en prison ? lui cria-t-elle. Oh ! ces gens du Midi !...
Elle l'empoigna, le tira à l'écart et lui enfonçant ses ongles dans le bras, lui ordonna de repartir aussitôt pour Toulouse afin de lui ramener de l'argent dans les plus brefs délais. Assez penaud, il lui avoua qu'il avait perdu tout ce qu'il possédait en jouant la veille au soir chez la princesse Henriette. Elle lui donna cinq cents livres et Kouassi-Ba pour l'accompagner.
Lorsqu'ils furent partis, Angélique s'aperçut que Lauzun et d'Humières, ainsi que leurs témoins, s étaient également éclipsés.
Elle posa la main sur son front.
– Je dois retourner aux Tuileries vers 5 heures, dit-elle à Margot. Attendons par là, dans une taverne où l'on nous donnera à boire et à manger.
– Une taverne ! répéta la servante indignée, madame, ce n'est pas un lieu pour vous.
– Crois-tu que la prison soit un lieu pour mon mari ? J'ai soif et faim. Toi aussi d'ailleurs. Ne fais pas de manières et allons nous reposer.
Elle lui prit le bras familièrement et s'appuya contre elle. Elle était plus petite que Margot, et c'était pour cela sans doute qu'elle s'était longtemps laissé impressionner par la femme de chambre. Maintenant elle la connaissait bien. Vive, véhémente, facilement outrée, Marguerite, dite Margot, vouait à la famille de Peyrac un attachement indéfectible.
– Peut-être as-tu envie de t'en aller, toi aussi ? dit brusquement Angélique. Je ne sais absolument pas comment tout cela va tourner. Tu as vu que les valets n'ont pas été longs à prendre peur et ils n'ont peut-être pas tort.
– Je n'ai jamais tenu à suivre l'exemple des valets, fit dédaigneusement Margot, dont les yeux flambaient comme des braises.
Elle ajouta après un instant de réflexion :
– Pour moi, ma vie tourne autour d'un seul souvenir. J'ai été mise avec le comte dans la hotte du paysan catholique qui le ramena à Toulouse chez ses parents. C'était après le massacre des gens de mon village dont était ma mère, sa nourrice. J'avais quatre ans à peine, mais je me souviens de chaque détail. Il était tout brisé et gémissait. Moi j'essuyais maladroitement son petit visage sanglant, et comme il brûlait de soif, je lui glissais un peu de neige fondue entre les lèvres. Pas plus qu'alors, maintenant, devrais-je mourir aussi sur la paille d'un cachot, je ne le quitterai...
Angélique ne répondit rien, mais elle s'appuya plus fortement et posa un instant sa joue contre l'épaule de la servante.
Elles trouvèrent une taverne près de la porte de Nesle, devant le petit pont en dos d'âne qui franchissait l'ancien fossé des remparts. La patronne leur prépara une fricassée dans l'âtre.
Il y avait peu de monde dans la salle, à part quelques soldats curieux de cette dame en riches atours assise devant une table grossière.
Par la porte ouverte, Angélique regardait la sinistre tour de Nesle flanquée de son lanternon. C'est de là que jadis on précipitait dans le fleuve les amants d'une nuit de la luxurieuse Marguerite de Bourgogne, reine de France, qui, masquée, allait racoler dans les ruelles les étudiants au frais visage.
Maintenant la tour délabrée avait été louée par la Ville à des blanchisseuses, qui étalaient leur linge aux créneaux et aux meurtrières.
L'endroit était calme et peu passant, la campagne toute proche. Des bateliers tiraient leurs barques sur la vase des rives. Des enfants péchaient à la ligne dans les fossés...
*****
Lorsque le soir commença de tomber, Angélique traversa de nouveau le fleuve pour se retrouver aux Tuileries. Il y avait beaucoup de monde dans les allées du jardin, car l'heure fraîche amenait non seulement des seigneurs, mais aussi des familles de riches bourgeois qui avaient accès à la promenade du parc.
Au pavillon de Flore, le chevalier de Lorraine vint lui-même à la rencontre des visiteuses et les installa sur une banquette de l'antichambre. Son Altesse n'allait pas tarder à venir. Il les laissa.
Les couloirs semblaient très animés. Ce passage servait de communication entre les Tuileries et le Louvre. À plusieurs reprises, Angélique remarqua des visages rencontrés à Saint-Jean-de-Luz. Elle se renfonçait dans l'encoignure, n'ayant aucun souci d'être reconnue. D'ailleurs peu de personnes les remarquaient. On se rendait au souper de Mademoiselle. On se donnait rendez-vous pour jouer au trente et un chez Mme Henriette. Certains déploraient d'être contraints de retourner au château de Vincennes, si peu commode, mais où le roi devait demeurer jusqu'à son entrée dans Paris.
Peu à peu, l'ombre envahit les couloirs. Des files de laquais apparurent portant des flambeaux qu'ils disposèrent de console en console, entre les hautes fenêtres.
– Madame, dit brusquement Margot, il faut nous en aller. La nuit colle aux carreaux. Si nous ne partons pas maintenant, nous ne nous y retrouverons pas, ou bien nous nous ferons assassiner par quelque malandrin.
– Je ne bougerai pas avant d'avoir vu Monsieur, fit Angélique têtue. Devrais-je passer la nuit sur cette banquette.
La servante n'insista pas. Mais quelques instants plus tard, elle reprit à voix basse :
– Madame, je crains qu'on ne veuille attenter à votre vie.
Angélique sursauta.
– Tu es folle. Où vas-tu chercher des idées pareilles ?
– Pas si loin. On a bien cherché à vous tuer il y a quatre jours à peine.
– Que veux-tu dire ?
– Dans la forêt de Rambouillet. Ce n'était pas au roi et à la reine qu'on en voulait, madame, mais bien à vous. Et, si la voiture n'avait pas trébuché dans une ornière, la balle qu'on a tirée à bout portant dans la vitre, vous l'auriez reçue dans la tête, pour sûr.
– Tu te fais des imaginations extravagantes. Ces valets, à la recherche d'un mauvais coup, auraient assailli n'importe quelle voiture...
– Ouais ! Alors pourquoi celui qui a tiré sur vous était-il votre ancien maître d'hôtel, Clément Tonnel ?
Angélique regarda autour d'elle la perspective maintenant déserte de l'antichambre, où les flammes droites des cires ne faisaient remuer aucune ombre.
– Tu es certaine de ce que tu dis là ?
– J'en répondrais sur ma vie. Je l'ai bien reconnu, malgré son feutre baissé sur les yeux. On a dû le choisir parce qu'il vous connaissait bien, et qu'ainsi on était sûr qu'il ne se tromperait pas sur la personne.
– Qui ça « on » ?
– Est-ce que je sais, moi ? fit la servante en haussant les épaules. Mais il y a une chose au moins que je crois encore : c'est que cet homme est un espion ; il ne m'a jamais inspiré confiance. D'abord, il n'était pas de chez nous. Ensuite, il ne savait pas rire. Enfin, il paraissait toujours guetter quelque chose, un air de s'affairer à son travail avec des oreilles trop ouvertes... Maintenant pourquoi a-t-il voulu vous tuer, je ne pourrais pas plus l'expliquer que la raison pour laquelle mon maître est en prison. Mais il faudrait être aveugle et sourde et sotte par-dessus le marché pour ne pas comprendre que vous avez des ennemis qui ont juré votre perte.
Angélique frissonna et serra autour d'elle son ample cape de soie brune.
– Je ne vois rien qui puisse motiver cet acharnement. Pourquoi voudrait-on me tuer ?
Dans un éclair, la vision du coffret au poison passa devant ses yeux. Ce secret, elle ne l'avait partagé qu'avec Joffrey. Était-il possible qu'on se préoccupât encore de cette vieille histoire ?
– Partons, madame, répéta Margot d'une voix pressante.
À ce moment, le bruit d'un pas résonna dans la galerie. Angélique ne put s'empêcher de tressaillir nerveusement. Quelqu'un s'approchait. Angélique reconnut le chevalier de Lorraine, portant un flambeau à trois bougies. Les flammes éclairaient son visage très beau, dont l'expression affable démentait mal une expression hypocrite et tant soit peu cruelle.
– Son Altesse Royale s'excuse infiniment, dit-il en s'inclinant. Elle a été retardée et ne pourra se rendre ce soir au rendez-vous qu'elle vous a donné. Voulez-vous que la chose soit reportée demain à la même heure ?
Angélique était affreusement déçue. Elle accepta cependant le nouveau rendez-vous. Le chevalier de Lorraine lui dit que les portes des Tuileries étaient fermées ; il allait les conduire jusqu'à l'autre extrémité de la grande galerie. Là, en sortant par un petit jardin qu'on appelait le Jardin de l'infante, elles seraient à quelques pas du Pont-Neuf. Le chevalier de Lorraine marchait en tenant haut son flambeau. Ses talons de bois résonnaient lugubrement sur le dallage. Angélique voyait passer dans les vitres noires leur petit cortège, et ne pouvait s'empêcher de lui trouver quelque chose de funèbre. De temps à autre, on croisait un garde, une porte s'ouvrait et un couple en sortait, rieur. On apercevait un salon brillamment éclairé, où la société jouait gros et petit jeu. Un orchestre de violons, quelque part derrière une tenture, laissa flotter longtemps sa mélodie aigrelette et douce.
Enfin l'interminable marche parut prendre fin. Le chevalier de Lorraine s'arrêta.
– Voici l'escalier par lequel vous allez descendre dans les jardins. Vous trouverez immédiatement sur votre droite une petite porte et quelques marches, et vous serez hors du palais.
Angélique n'osait dire qu'elle était sans voiture, et d'ailleurs le chevalier ne s'en informait pas. Il s'inclina avec la correction de quelqu'un qui a terminé son service et s'éloigna.
Angélique saisit de nouveau le bras de la servante.
– Dépêchons-nous, Margot, ma chère. Je ne suis pas peureuse, mais cette promenade nocturne ne m'inspire aucunement.
Elles commencèrent à descendre en hâte les marches de pierre.
*****
Ce fut son petit soulier qui sauva Angélique. Elle avait tant marché toute la journée que la fragile bride de cuir, brusquement, céda. Lâchant sa compagne à mi-chemin de l'escalier, elle se pencha pour essayer de la réparer. Margot continua de descendre.
Tout à coup un cri atroce monta de l'ombre, un cri de femme frappée à mort.
– Au secours, madame, on m'assassine... Fuyez !... Fuyez !
Puis la voix se tut. Un gémissement affreux se prolongea, s'affaiblit. Glacée d'épouvanté, Angélique sondait en vain le puits obscur où s'enfonçaient les marches blêmes. Elle appela :
– Margot ! Margot !
Sa voix résonna dans un silence profond. L'air frais de la nuit parfumée par les orangers du jardin venait jusqu'à elle, mais plus un bruit ne s'élevait. Frappée de panique, Angélique remonta précipitamment et retrouva les lumières de la grande galerie. Un officier y passait. Elle se précipita vers lui.
– Monsieur ! Monsieur ! au secours. On vient de tuer ma servante. Elle reconnut un peu tard le marquis de Vardes, mais dans son effroi il lui parut providentiel.
– Hé ! c'est la femme en or, fit-il remarquer de sa voix ricanante, c'est la femme aux doigts lestes.
– Monsieur, le moment n'est pas au badinage. Je vous répète qu'on vient d'assassiner ma servante.
– Et après ? Vous ne voudriez pas que j'en pleure ?
Angélique se tordait les mains.
– De grâce, il faut faire quelque chose, chasser les malandrins qui se cachent sous cet escalier. Elle n'est peut-être que blessée ?
Il la regardait en continuant de sourire.
– Décidément vous me semblez moins arrogante que la première fois que nous nous sommes rencontrés. Mais l'émotion ne vous va pas si mal.
Elle fut sur le point de lui sauter au visage, de le frapper, de le traiter de lâche. Mais elle entendit le glissement de l'épée qu'il tirait tout en disant nonchalamment :
– Allons voir cela.
Elle le suivit, essayant de ne pas trembler, et redescendit près de lui les premières marches.
Le marquis se pencha par-dessus la balustrade.
– On ne voit rien, mais on sent. Le fumet de la canaille ne trompe guère : oignon, tabac et vin noir des tavernes. Ils sont bien quatre ou cinq à grouiller en bas.
Et, lui saisissant le poignet :
– Écoutez.
Le bruit d'une chute dans l'eau, suivie d'une retombée d'éclaboussures, troua le silence morne.
– Voilà. Ils viennent de jeter le corps dans la Seine.
Tourné vers elle, les yeux à demi fermés comme s'il l'étudiait avec une attention de reptile, il continuait :
– Oh ! l'endroit est classique. Il y a par là une petite porte qu'on oublie souvent de fermer, parfois volontairement. C'est un jeu pour qui le veut d'y poster quelques tueurs à gages. La Seine est à deux pas. L'affaire est vite menée. Tendez l'oreille un peu, vous les entendrez chuchoter. Ils ont dû s'apercevoir qu'ils n'ont pas frappé la personne qu'on leur avait recommandée. Vous avez donc de grands ennemis, ma toute belle ?
Angélique serrait les dents pour les empêcher de claquer.
Elle réussit à dire enfin :
– Qu'allez-vous faire ?
– Pour l'instant, rien. Aucune envie d'aller mesurer mon épée avec les rapières rouillées de ces malandrins. Mais d'ici une heure des suisses vont venir prendre la garde dans ce coin. Les assassins déguerpiront, à moins qu'ils ne se fassent pincer. De toute façon, vous pourrez alors passer sans crainte. En attendant...
La tenant toujours par le poignet, il la ramena dans la galerie. Elle le suivait machinalement, la tête bourdonnante.
– Margot est morte... On a voulu me tuer... C'est la deuxième fois... Et je ne sais rien, rien... Margot est morte...
Vardes l'avait fait entrer dans une sorte de renfoncement du mur garni d'une console et de tabourets, et qui devait servir d'antichambre à un appartement voisin. Posément, il remit son épée au fourreau, détacha son baudrier et le posa ainsi que l'arme sur la console. Puis il s'approcha d'Angélique.
Elle comprit subitement ce qu'il voulait et le repoussa avec horreur.
– Quoi, monsieur, je viens d'assister au meurtre d'une fille pour laquelle j'avais de l'attachement, et vous croyez que je consentirais...
– Je me moque que vous consentiez ou non. Ce que les femmes ont en tête m'est indifférent. Je ne leur trouve de l'intérêt qu'au-dessous de la ceinture. L'amour est une formalité. Ignorez-vous que c'est ainsi que les belles dames paient leur passage dans les couloirs du Louvre ?
Elle essaya de se montrer cinglante.
– C'est vrai, j'oubliais : « Qui dit Vardes, dit mufle. »
Le marquis lui pinça le bras jusqu'au sang.
– Petite garce ! Si vous n'étiez pas si jolie, je vous abandonnerais volontiers à ces braves gens qui vous attendent sous l'escalier. Mais ce serait dommage de voir saigner un petit poulet si tendre. Allons, soyez sage.
Elle ne le voyait pas, mais elle devinait son sourire suffisant et un peu cruel dans son beau visage. Une lueur indécise, venue de la galerie, éclairait sa perruque d'un blond pâle.
– Vous ne me toucherez pas, fit-elle haletante, ou j'appelle.
– Appeler ne servirait de rien. L'endroit est peu fréquenté. Il n'y aurait guère pour s'émouvoir de vos cris que les messieurs aux rapières rouillées. Ne faites pas de scandale, ma chère. Je vous veux, je vous aurai. Il y a longtemps que j'ai décidé cela et le hasard m'a bien servi. Préférez-vous que je vous laisse repartir seule chez vous ?
– J'irai demander aide ailleurs.
– Qui vous aidera dans ce palais, où tout semble avoir été si bien préparé pour votre perte ? Qui vous a conduite jusqu'à cet escalier réputé ?
– Le chevalier de Lorraine.
– Tiens ! tiens ! il y aurait donc du petit Monsieur là-dessous ? Au fait, ce ne serait pas la première fois qu'il supprimerait quelque « rivale » gênante. Vous voyez donc que vous avez tout intérêt à vous taire...
Elle ne répondit pas, mais, lorsqu'il se rapprocha de nouveau, elle ne bougea plus. Sans hâte, avec une tranquillité insolente, il lui releva ses longues jupes de taffetas qui bruissèrent, et elle sentit ses mains tièdes lui caresser complaisamment les reins.
– Charmante, fit-il à mi-voix...
Angélique était hors d'elle-même d'humiliation et de peur. Dans son esprit affolé, tourbillonnaient des images absurdes : le chevalier de Lorraine et son flambeau, la Bastille, le cri de Margot, le coffret de poison. Puis tout s'effaça, et elle fut submergée par l'anxiété, la panique physique de la femme qui n'a connu qu'un seul homme. Ce contact nouveau l'inquiétait et la révulsait. Elle se tordit, essayant d'échapper à l'étreinte. Elle voulait crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Paralysée, tremblante, elle se laissa prendre, réalisant à peine ce qui lui arrivait... Un éclat de lumière plongea soudain à l'intérieur du réduit. Puis un gentilhomme qui passait écarta précipitamment son flambeau et s'éloigna en riant et en criant : « Je n'ai rien vu. » Ce genre de spectacle semblait être familier aux habitants du Louvre.
Le marquis de Vardes ne s'était pas interrompu pour si peu. Dans l'ombre où leurs souffles proches se mêlaient, Angélique éperdue se demandait quand la terrible contrainte allait prendre fin. Lasse, bouleversée, à demi évanouie, elle s'abandonnait, malgré elle, aux bras masculins qui la broyaient. Peu à peu, la nouveauté de l'étreinte, la répétition de ces gestes d'amour pour lesquels son corps avait été si merveilleusement façonné, lui causèrent un trouble contre lequel elle ne se défendit pas. Lorsqu'elle en prit conscience, il était trop tard. L'étincelle du plaisir allumait en elle une langueur bien connue, répandait en ses veines le subtil émoi qui bientôt allait se transformer en feu dévorant.
Le jeune homme la devina. Il eut un petit rire étouffé et redoubla de science et d'attention.
Alors elle se révolta contre elle-même, refusant de consentir à ce forfait, tournant la tête, gémissant tout bas : « Non, non. » Mais la lutte ne faisait que précipiter sa défaite et bientôt elle s'abandonna vaincue.
À peine se furent-ils séparés, qu'Angélique se sentit envahie d'une honte affreuse. Elle plongea son visage dans ses mains. Elle aurait voulu mourir, ne jamais revoir la lumière.
Silencieux, encore haletant, l'officier remettait son baudrier.
– Les gardes doivent être là maintenant, dit-il. Viens.
Comme elle ne bougeait pas, il lui prit le bras et la poussa hors du recoin. Elle se dégagea, mais le suivit sans un mot. La honte continuait à la brûler comme un fer rouge. Jamais plus elle ne pourrait regarder Joffrey en face, embrasser Florimond. Vardes avait tout détruit, tout saccagé. Elle avait perdu la seule chose qui lui restait : la conscience de son amour.
Au pied de l'escalier, un suisse, en collerette blanche et pourpoint à crevés jaunes et rouges, sifflotait appuyé sur sa hallebarde, près d'une lanterne posée à terre. À la vue de son capitaine, il se redressa.
– Pas de coquins dans les environs ? interrogea le marquis.
– Je n'ai vu personne, monsieur. Mais, avant mon arrivée, y a dû avoir du vilain par là.
Levant sa lanterne il montra sur le sol une large flaque de sang.
– La porte du Jardin de l'infante était ouverte sur les quais. J'ai suivi le sang jusquelà. Je suppose qu'ils ont f... le type à l'eau...
– Ça va, suisse. Veille bien.
La nuit était sans lune. Des berges montait une odeur de vase fétide. On entendait bourdonner les moustiques et murmurer la Seine. Angélique, arrêtée au bord du quai, appela tout bas :
– Margot !
L'envie lui prenait de s'anéantir dans cette ombre, de plonger à son tour au sein de la nuit liquide.
La voix du marquis de Vardes interrogea sèchement :
– Où demeures-tu ?
– Je vous défends de me tutoyer, cria-t-elle tandis que la colère la ranimait brusquement.
– Je tutoie toujours les femmes que j'ai prises.
– Je me moque de vos petites habitudes. Laissez-moi.
– Oh ! oh ! tu étais moins fière tout à l'heure. Je n'avais pas l'impression de tellement te déplaire.
– Tout à l'heure était tout à l'heure. Maintenant c'est autre chose. Et maintenant je vous hais.
Elle répéta plusieurs fois « je vous hais ! » les dents serrées, et cracha vers lui. Puis elle se mit à marcher, en trébuchant dans la poussière du quai. L'obscurité était complète. À peine quelques falots, de place en place, éclairaient l'enseigne d'une boutique, le porche d'une maison bourgeoise. Angélique savait que le Pont-Neuf se trouvait à sa droite. Elle repéra sans trop de peine le blanc parapet, mais comme elle s'y engageait, une sorte de larve humaine accroupie se dressa devant elle. À l'odeur nauséabonde, elle devina un de ces mendiants qui l'avaient tant effrayée pendant le jour. Elle recula, poussant un cri perçant. Derrière elle un pas se précipita et la voix du marquis de Vardes s'éleva :
– Arrière, truand, ou je t'embroche !
L'autre restait planté en travers du pont.
– Pitié, noble seigneur ! Je suis un pauvre aveugle.
– Pas si aveugle que tu n'y voies clair pour couper ma bourse !
De la pointe de son épée, Vardes piqua le ventre de l'être informe, qui sursauta et s'enfuit en geignant.
– Cette fois, allez-vous me dire où vous habitez ? fit l'officier durement.
Du bout des lèvres, Angélique donna l'adresse de son beau-frère le procureur. Ce Paris nocturne la terrifiait. On y sentait un grouillement d'êtres invisibles, une vie souterraine pareille à celle des cloportes. Des voix sortaient des murs, des chuchotements, des ricanements. De temps à autre, la porte ouverte d'une taverne ou d'un bordeau jetait sur le seuil une giclée de lumière et de chants criards, et l'on apercevait dans la fumée des pipes des mousquetaires attablés avec, sur les genoux, la masse rosé d'une fille nue. Puis le lacis des ruelles reprenait, labyrinthe ténébreux. De Vardes se retournait souvent. D'un groupe réuni près d'une fontaine, un individu s'était détaché et les suivait d'un pas silencieux et souple.
– Est-ce loin encore ?
– Nous arrivons, dit Angélique qui reconnaissait les gargouilles et les pignons des maisons de la rue de l'Enfer.
– Tant mieux, car je crois que je vais être obligé de percer quelques bedaines. Écoutez-moi bien, petite. Ne revenez jamais au Louvre. Cachez-vous, faites-vous oublier.
– Ce n'est pas en me cachant que je ferai sortir mon mari de prison.
Il ricana :
– À votre guise, ô fidèle et vertueuse épouse.
Angélique sentit un flot de sang lui monter au visage. Elle avait envie de mordre, d'étrangler.
Une seconde silhouette surgit d'un bond de l'ombre d'une ruelle. Le marquis plaqua au mur la jeune femme et se posta devant elle, l'épée à la main. Dans le cercle de clarté que dispensait la grosse lanterne suspendue devant la maison de maître Fallot de Sancé, Angélique, les yeux dilatés d'effroi, regardait ces hommes couverts de haillons. L'un d'eux avait un bâton à la main, l'autre un couteau de cuisine.
– Nous voulons vos bourses, dit le premier d'une voix rauque.
– Vous aurez certainement quelque chose, messires, mais ce seront de bons coups d'épée.
Angélique, suspendue au marteau de bronze de la porte, frappait à coups redoublés. La porte enfin s'entrebâilla. Elle s'engouffra dans la maison, gardant la vision du marquis de Vardes dont l'épée haute tenait en respect les deux malandrins, grondants et avides comme des loups.