Chapitre 8
Il faisait à peine jour lorsque Angélique, accompagnée de la religieuse, franchit le pont au Change et se retrouva dans l'île de la Cité.
Le froid était vif. La Seine charriait de gros glaçons qui faisaient craquer sinistrement les pilotis des vieux ponts de bois.
La neige recouvrait les toits, ourlait les corniches des maisons et fleurissait comme un rameau printanier la flèche de la Sainte-Chapelle, plantée au sein de la masse close du Palais de justice.
N'était son pieux déguisement, Angélique eût volontiers demandé un petit verre au marchand d'eau-de-vie. Celui-ci, le nez rouge, courait éveiller les compagnons artisans, les pauvres clercs, les apprentis, tous ceux qui doivent se lever les premiers afin d'ouvrir l'échoppe, l'atelier ou l'étude.
6 heures sonnaient à la grosse horloge de la tour d'angle. Son incomparable cadran érigé sur fond d'azur et fleurs de lis d'or avait été, à l'époque du roi Henri III, une étrange nouveauté. L'horloge, c'était le joyau du Palais. Ses figurines de terre coloriée, sa colombe représentant le Saint-Esprit et abritant sous ses ailes Piété et Justice brillaient dans le matin gris de tous leurs émaux rouges, blancs et bleus. Ayant traversé la grande cour et monté un certain nombre de marches, Angélique et sa compagne furent enfin abordées par un magistrat en qui Angélique reconnut avec étonnement l'avocat Desgrez. Il l'intimida avec son ample robe noire, son rabat immaculé, sa perruque à rouleaux blancs, soigneusement étages sous son bonnet carré. Il tenait à la main un sac à procès tout neuf et qui paraissait bourré de paperasses ; très grave, il dit qu'il venait de voir le prisonnier à la Conciergerie du Palais.
– Sait-il que je serai dans la salle ? interrogea Angélique.
– Non ! Cela risquerait de l'émouvoir. Et vous ?... Vous me promettez de ne pas perdre votre sang-froid ?
– Je vous le promets.
– Il est... il est très abîmé, fit Desgrez d'une voix altérée. On l'a torturé odieusement. Mais ainsi les abus flagrants de ceux qui ont monté le procès risquent d'impressionner les juges. Quoi qu'il arrive, vous serez forte ?
La gorge serrée, elle inclina affirmativement la tête.
À l'entrée de la salle, des gardes du roi exigèrent des billets signés. Angélique fut à peine surprise lorsque la religieuse en tendit un en l'accompagnant d'un murmure :
– Service de S. E. le cardinal Mazarin !
Un huissier prit ensuite les deux religieuses en charge et les conduisit au milieu d'une salle déjà bondée où les robes noires des gens de justice se mêlaient aux bures et aux soutanes des religieux, prêtres et moines.
Un assez mince parterre de seigneurs garnissait le deuxième rang de l'hémicycle. Parmi ces seigneurs, Angélique n'aperçut personne de connaissance. Il fallait croire que les gens de cour n'étaient point admis ou bien qu'ils ignoraient ce procès qui avait lieu à huis clos, ou encore qu'ils ne voulaient point se compromettre. La comtesse de Peyrac et sa voisine furent installées un peu à l'écart, mais d'un endroit d'où l'on pouvait tout voir et tout entendre, et Angélique fut surprise de se trouver à côté d'une brochette d'autres religieuses de différents ordres, qu'un aumônier de très haut rang semblait surveiller discrètement. Angélique se demanda ce que ces nonnes pouvaient avoir à faire dans un procès d'alchimie et de sorcellerie. La salle, qui devait appartenir à l'une des parties les plus anciennes du Palais de justice, était voûtée d'ogives profondes dont les culs-de-lampe sculptés suspendaient au-dessus des têtes leurs masses de feuilles d'acanthe. Il faisait sombre à cause des fenêtres à vitraux, et quelques chandelles ajoutaient encore à cette atmosphère lugubre. Deux ou trois gros poêles allemands, dont les faïences brillaient, répandaient un peu de chaleur.
Angélique regretta de ne pas avoir demandé à l'avocat s'il avait pu récupérer Kouassi-Ba et s'entendre avec le vieux métallurgiste saxon. En vain, cherchait-elle dans la foule des visages familiers. Ni l'avocat, ni le prisonnier, ni les jurés n'étaient là encore. Pourtant, la salle était maintenant pleine et beaucoup de gens, malgré l'heure matinale, encombraient les passages. On voyait que certains étaient venus en ce lieu comme au spectacle, ou plutôt comme à une sorte de cours public de justice, car, visiblement, la grande partie de l'assistance était composée de jeunes clercs de la judicature. Devant Angélique, un groupe paraissait particulièrement bruyant, au milieu de la réserve générale, et se livrait à mi-voix à des commentaires qui sans doute étaient destinés à instruire un auditoire proche et encore inexpérimenté.
– Qu'est-ce qu'on attend donc ? réclamait avec impatience un jeune magistrat aux cheveux abondamment poudrés.
Son voisin, dont le large visage bourgeonnant était engoncé dans un collet de fourrure, répondit en bâillant :
– On attend qu'on ferme les portes de la salle et qu'ensuite le prévenu soit introduit pour être mis sur la sellette.
– La sellette, c'est ce banc isolé en contrebas, et où il n'y a même pas de dossier ?
Un clerc, ricanant et crasseux à souhait, se retourna vers le groupe et protesta :
– Vous ne voudriez tout de même pas qu'on préparât un fauteuil pour un suppôt de Satan !
– Il paraît qu'un sorcier peut se tenir debout sur une épingle ou une flamme, dit l'avocat poudré.
Son gros compagnon répliqua gravement :
– On ne lui en demandera pas tant, mais il devra se tenir à genoux sur cet escabeau, sous un crucifix placé au bas du pupitre du président du jury.
– C'est encore trop de luxe pour des monstres pareils ! cria le clerc aux cheveux sales.
Angélique frissonna. Si le sentiment général de la foule, pourtant triée et composée de l'élite de la judicature, était déjà si partial et hostile, que fallait-il attendre des juges triés sur le volet par le roi et ses serviteurs ?
Mais la voix grave du magistrat en collet de fourrure reprit :
– Pour moi, tout cela, c'est de l'invention. Cet. homme n'est pas plus sorcier que vous ou moi, mais il a dû simplement déranger quelque grosse intrigue des grands, qui voudraient avoir un prétexte légal pour le supprimer.
Angélique se pencha un peu pour essayer de mieux apercevoir le visage de cet homme, qui osait exprimer aussi ouvertement une opinion dangereuse. Elle brûlait de demander son nom. Sa compagne lui toucha légèrement la main pour la rappeler à une attitude discrète.
Le voisin de l'homme au collet de fourrure, après avoir jeté un regard autour de lui, glissa :
– Si on voulait vraiment le supprimer, je crois que les nobles, d'habitude, n'ont pas besoin de s'encombrer d'un jugement.
– Il faut bien satisfaire le peuple et prouver de temps à autre que le roi punit tout de même parfois quelques puissants.
– Si votre hypothèse de donner satisfaction à la vindicte publique, comme le faisait Néron autrefois, était la vraie, maître Gallemand, on eût ordonné une grande séance publique et non pas le huis clos, reprit le jeune impatient.
– On voit que tu en es à tes débuts de ce fichu métier, fit le célèbre avocat dont Desgrez avait dit que les boutades faisaient trembler le Palais. En séance publique, on risque de véritables émeutes du peuple, qui est sentimental et pas si bête qu'il en a l'air. Or le roi est déjà un sage de la procédure, et il craint par-dessus tout que les choses ne tournent comme en Angleterre, où le peuple a fort bien su poser la tête d'un roi sur un billot. Chez nous donc, on étouffe en douceur et sans éclat ceux qui ont des idées personnelles, ou gênantes. Ensuite, on jette leur carcasse encore pantelante en pâture aux plus bas instincts de la racaille. On accuse les manants de bestialité. Les prêtres parlent de la nécessité de maîtriser leurs penchants les plus vils et, bien entendu, il y a une messe dite avant et après.
– L'Église n'est pour rien dans de pareils excès, protesta l'aumônier en se penchant vers les causeurs. Je vous ferai même remarquer, messieurs, que trop souvent aujourd'hui des laïques ignorant les lois canoniques ont la prétention de se substituer à la loi divine. Et je crois pouvoir vous assurer que la plupart des religieux que vous voyez ici sont dans l'inquiétude de l'empiétement du pouvoir civil sur le droit religieux. Ainsi, moi qui viens de Rome, j'ai vu le quartier de notre ambassade du Vatican se transformer peu à peu en un refuge de tous les gredins de la pire espèce. Le Saint-Père lui-même n'est plus maître chez lui, car notre roi, pour régler ce différend, n'a pas hésité à envoyer des troupes de renfort, des effectifs militaires français de son ambassade, avec ordre de tirer sur les troupes du pape si celles-ci passaient à l'action, c'est-à-dire si elles se saisissaient des bandits et des voleurs italiens et suisses réfugiés à l'ambassade de France.
– Mais toute ambassade doit rester inviolable en territoire étranger, émit un vieux bourgeois à l'air prudent.
– Certes. Cependant, elle ne doit pas non plus abriter toute la racaille de Rome et contribuer à saper l'unité de l'Église.
– Mais l'Église elle-même ne doit pas saper l'unité de l'État de France, dont le roi est le défenseur, répliqua le vieux bourgeois d'un air têtu.
Les gens le regardèrent et parurent se demander ce qu'il faisait là. La plupart prirent une expression soupçonneuse et se détournèrent, en regrettant manifestement d'avoir prononcé des paroles osées devant un inconnu, qui était peut-être un espion du Conseil de Sa Majesté.
Seul, Me Gallemand, après l'avoir dévisagé, riposta :
– Eh bien, surveillez attentivement ce procès, monsieur. Vous y verrez sans doute un petit aspect de ce grand conflit très réel qui existe déjà entre le roi et l'Église de Rome.
Angélique suivait avec effroi cet échange de paroles. Elle comprenait mieux maintenant les réticences des jésuites et l'échec de la lettre du pape en laquelle elle avait mis si longtemps toute son espérance. Ainsi le roi ne reconnaissait plus aucun maître. Il n'y avait donc qu'une seule chance pour Joffrey de Peyrac : c'était que la conscience des juges fût plus forte que leur servilité.
Un silence énorme, tombant sur l'amphithéâtre, ramena la jeune femme à la réalité. Son cœur s'arrêta de battre.
Elle venait d'apercevoir Joffrey.
Il entrait en marchant avec difficulté et en s'appuyant sur deux cannes ; sa claudication s'était accentuée, et à chaque pas on avait l'impression qu'il allait perdre l'équilibre.
Il lui parut à la fois très grand et très voûté, effroyablement maigre. Elle éprouva un choc terrible. Après ces longs mois de séparation, qui avaient estompé dans sa mémoire les contours de la chère silhouette, elle le revoyait avec les yeux du public et, terrifiée, elle découvrait son aspect insolite et même inquiétant. L'abondante chevelure noire de Joffrey encadrant un visage ravagé, d'une pâleur de spectre, où les cicatrices traçaient des sillons rouges, ses vêtements usés, sa maigreur, tout contribuait à impressionner la foule.
Lorsqu'il releva la tête et que ses yeux noirs et brillants firent lentement, avec une sorte d'assurance railleuse, le tour de l'hémicycle, la pitié qui avait effleuré certains disparut, et un murmure hostile courut dans l'assistance. La vision dépassait encore ce qu'on avait espéré. C'était bien là un vrai sorcier !
Encadré par les gardes, le comte de Peyrac resta debout devant la sellette, sur laquelle il ne pouvait s'agenouiller.
À ce moment, une vingtaine de gardes royaux armés pénétrèrent par deux portes et se répartirent à travers l'immense salle.
Le procès allait s'ouvrir.
Une voix annonça :
– Messieurs, la cour !
Toute l'assistance se leva, et par la porte de la scène entrèrent des huissiers hallebardiers en costume du XVIe siècle, avec collerettes à godrons et toquets de plumes. Ils précédaient une procession de juges en toge et col d'hermine, coiffés du bonnet carré.
Celui qui venait en premier était assez âgé, entièrement vêtu de noir, et Angélique eut de la peine à reconnaître en lui le chancelier Séguier qu'elle avait aperçu, si magnifique, au cours du défilé de l'entrée royale. Le personnage qui le suivait était grand et sec, habillé de rouge. Venaient ensuite six hommes en noir. L'un d'eux portait un mantelet rouge. C'était le sieur Masseneau, président du parlement de Toulouse, plus austèrement vêtu que lors de la rencontre du chemin de Salsigne. Devant Angélique, Me Gallemand commentait à mi-voix :
– Le vieux en noir qui marche en tête est le premier président de la cour, Séguier. L'homme en rouge, c'est Denis Talon, avocat général du Conseil du roi et accusateur principal. Le mantelet rouge appartient à Masseneau, un parlementaire de Toulouse, et qui a été nommé, pour ce procès, président des jurés. Parmi ceux-ci, le plus jeune, c'est le procureur Fallot qui se dit baron de Sancé et qui n'hésite pas à rentrer dans les grâces de la cour en acceptant de juger l'accusé, qu'on dit un de ses proches parents par alliance.
– Un cas cornélien, en somme, observa le blanc-bec aux cheveux poudrés.
– Mon ami, je vois que, comme tous les jeunes gens volages de ta génération, tu te rends à ces spectacles de théâtre auxquels un homme de loi qui se respecte ne saurait assister sans passer pour un esprit léger. Eh bien, pourtant, crois-moi, tu n'y écouteras jamais plus belle comédie que celle à laquelle tu vas assister aujourd'hui... Dans le brouhaha, Angélique n'entendit pas la suite.
Elle eût voulu savoir quels étaient les autres juges. Desgrez n'avait point dit qu'il y en aurait tant. Peu importait du reste, puisqu'elle ne les connaissait pas, sauf Masseneau et Fallot.
Où était-il, son avocat ?
Elle le vit entrer par la même porte de scène que les autres jurés. Il fut suivi de plusieurs religieux inconnus, dont la plupart rejoignirent le premier rang des spectateurs officiels, où on leur avait visiblement réservé des places.
Angélique fut inquiète de ne point y reconnaître le père Kircher. Mais le moine Bécher non plus n'était pas là, et la jeune femme en soupira d'aise. Maintenant le silence était total. Un des religieux récita une bénédiction, puis approcha le crucifix de l'accusé, qui l'embrassa et se signa. Devant ce geste de soumission et de piété, une houle de déception parcourut la salle. Allait-on la priver d'un spectacle de magie et ne lui offrir que le simple jugement d'une querelle de gentilshommes ?
Une voix aiguë cria :
– Montrez-nous les faits de Lucifer !
Un remous coupa les rangs : les gardes fonçaient sur le spectateur irrévérencieux. Le jeune homme ainsi que quelques collègues furent durement saisis et immédiatement entraînés au-dehors.
Puis le silence se rétablit.
– Accusé, prêtez serment ! dit le président Séguier, qui défroissait en même temps un papier qu'un petit clerc à genoux devant lui lui tendait.
Angélique ferma les yeux. Joffrey allait parler. Elle s'attendait que son timbre fût brisé, affaibli, et sans doute chacun des spectateurs s'y attendait également, car lorsque la voix profonde et nette s'éleva, il y eut un mouvement d'étonnement. Bouleversée jusqu'aux entrailles, Angélique reconnaissait la voix séductrice qui, dans les nuits chaudes de Toulouse, lui avait murmuré tant de mots d'amour.
– Je jure de dire toute la vérité. Cependant je sais, messieurs, que la loi m'autorise à récuser la compétence de ce tribunal, car, en tant que maître des requêtes et parlementaire moi-même, j'estime que je dois être jugé par la grande cour du Parlement...
Le grand maître de la Justice parut hésiter un peu, puis dit avec une certaine précipitation :
–La loi n'autorise pas de serment restrictif : jurez simplement, et le tribunal sera alors habilité à vous juger. Si vous ne jurez pas, on vous jugera en « muet », c'est-à-dire par contumace, comme si vous étiez absent.
– Je vois, monsieur le président, que les jeux sont faits d'avance. C'est pourquoi, pour faciliter votre tâche, je renonce à profiter de l'ensemble des arguties judiciaires me permettant de récuser ce tribunal pour son tout ou en détail. Je fais donc confiance à son esprit de justice, et je confirme mon serment.
Le vieillard Séguier ne cacha pas une satisfaction cauteleuse.
– La cour appréciera à sa juste mesure l'honneur restrictif que vous semblez lui faire en acceptant sa compétence. Avant vous, le roi a décidé lui-même de faire confiance en sa bonne justice, et c'est cela seul qui importe. Quant à VOUS, messieurs de la cour, ne perdez pas un instant de vue la confiance que Sa Majesté a mise en vous. Souvenez-vous, messieurs les jurés, que vous avez le grand honneur de représenter ici le glaive que notre monarque tient en ses mains augustes. Or, il existe deux justices : celle qui s'applique aux actions des simples mortels, seraient-ils gens de haute naissance, et celle qui s'applique aux décisions d'un roi dont le titre procède du droit divin. Que la gravité de cette filiation ne vous échappe pas, messieurs. En jugeant au nom du roi, vous portez la responsabilité de sa grandeur. Mais aussi, en honorant le roi, vous honorerez le premier défenseur de la religion en ce royaume.
Après ce discours assez confus, mais où sa nature de démagogue parlementaire se conjuguait avec celle de courtisan pour former un avertissement ambigu, Séguier majestueusement se retira en essayant de dissimuler sa hâte. Lorsqu'il fut sorti, tout le monde s'assit. On souffla les chandelles qui brûlaient encore sur les pupitres. Un jour de crypte éclairait maintenant la salle et, lorsque le soleil pâle d'hiver filtra entre les vitraux, des lueurs bleues ou rouges modifièrent soudain l'aspect de quelques visages.
Me Gallemand, la main en cornet devant sa bouche, soufflait à ses voisins :
– Le vieux renard ne veut même pas prendre la responsabilité de notifier lui-même l'acte d'accusation. Ainsi fait-il comme Ponce Pilate, et, en cas de condamnation, il n'hésitera pas à rejeter la faute sur l'Inquisition ou les jésuites.
– Mais il ne pourra pas, puisque c'est un procès séculier.
– Pfuit ! La justice courtisane doit être à la fois aux ordres du maître et endormir le peuple quant à ses motifs.
Angélique entendait ces conversations séditieuses pour le roi dans un état de demi-inconscience. Pas un instant, il ne lui semblait que tout ceci pût être vrai. C'était un rêve éveillé, peut-être, oui, une pièce de théâtre... Elle n'avait d'yeux que pour son mari, qui se tenait debout, un peu voûté et lourdement appuyé sur ses deux cannes. Une idée encore vague commençait à se formuler en son esprit. « Je le vengerai. Tout ce que ses tortionnaires lui ont fait subir, je le leur ferai subir et, si le démon existe, comme la religion l'enseigne, je voudrais voir Satan emporter leurs âmes de faux chrétiens. »
*****
Après le départ sans grande dignité du premier président de la cour, l'avocat général Denis Talon, grand, sec et solennel, monta en chaire et brisa les cachets d'une grande enveloppe scellée. D'une voix aigre, il se mit en devoir de lire « les réquisitions ou actes d'accusation » :
– Le sieur Joffrey Peyrac, déjà déclaré déchu de tous ses titres et dépossédé de tous ses biens par un jugement privé en Conseil du roi, est remis à notre cour de justice pour être jugé d'actes de sorcellerie et sortilèges et autres actes offensant à la fois la religion et la sécurité de l'État et de l'Église par l'ensemble de ses pratiques de fabrication alchimique de métaux précieux. Pour tous ces faits et d'autres annexes qui lui sont reprochés par le dossier de l'accusation, je demande que lui et ses complices éventuels soient brûlés en place de Grève, et leurs cendres dispersées, ainsi qu'il convient aux magiciens convaincus de commerce avec le démon. Auparavant, je demande que la question ordinaire et extraordinaire lui soit appliquée afin qu'il révèle ses autres complices...
Le sang battait si précipitamment aux oreilles d'Angélique que la fin de la lecture ne lui parvint pas.
Elle reprit ses sens alors que la voix sonore de l'accusé s'élevait pour la seconde fois :
– Je jure que tout ceci est faux et tendancieux, et que je suis en mesure de le prouver ici même à toutes gens de bonne foi.
Le procureur du roi pinça ses lèvres minces et replia son papier, comme si la suite de cette cérémonie ne le concernait pas. À son tour, il esquissait un mouvement de retraite, lorsque l'avocat Desgrez se dressa et claironna :
– Messieurs de la cour, le roi et vous-mêmes m'avez fait le grand honneur de me nommer défenseur de l'accusé. Aussi me permettrai-je de vous poser, avant le départ de M. le procureur général, une question : comment se fait-il que cet acte d'accusation soit préparé d'avance et présenté ainsi tout fait et même scellé, alors que rien de pareil n'est prévu dans la procédure qui fait loi ?
Le sévère Denis Talon toisa le jeune avocat de toute sa taille et dit avec une hauteur méprisante :
– Jeune maître, je vois que, dans votre peu d'expérience, vous ne vous êtes guère informé des vicissitudes de cette procuration. Sachez que ce fut d'abord le président de Mesmon et non M. de Masseneau qui fut chargé par le roi d'instruire et de présider ce procès...
– La règle eût exigé, monsieur le haut conseiller, que ce fût M. le président Mesmon qui fût ici pour présenter lui-même son accusation !
– Vous ignorez donc que le président de Mesmon est mort hier subitement. Cependant, il eut le temps de rédiger le présent acte d'accusation qui, en quelque sorte, est son testament. Vous devez voir là, messieurs, un très bel exemple de l'esprit de devoir d'un grand magistrat du royaume !
Toute la salle se leva en honneur à la mémoire de Mesmon. Mais on entendit quelques cris dans la foule :
– Diablerie que cette mort subite !
– Assassinat par poison !
– Ça commence bien !
Les gardes intervinrent de nouveau.
Le président Masseneau prit la parole et rappela qu'il s'agissait d'un huis-clos. À la moindre manifestation on ferait sortir tous ceux qui n'avaient pas à jouer un rôle dans ce jugement.
La salle se calma.
De son côté. Me Desgrez se contentait de l'explication qu'on lui avait fournie et qui était un cas de force majeure. Il ajouta qu'il acceptait les termes de l'acte d'accusation, à condition que son client fût strictement jugé sur cette base. Après quelques paroles échangées à voix basse, l'accord se fit. Denis Talon présenta Masseneau comme président de la cour de justice et quitta solennellement la salle.
Le président Masseneau commençait sur-le-champ l'interrogatoire.
– Reconnaissez-vous les faits de sorcellerie et sortilèges qui vous sont reprochés ?
– Je les nie en bloc !
– Vous n'en avez pas le droit. Il faudra répondre à chacune des questions que. le dossier d'accusation contient. Vous y avez d'ailleurs tout intérêt, car il y en a qui ne sont absolument pas niables et il vaut mieux en convenir vous-même, puisque vous avez juré de dire toute la vérité. Ainsi : reconnaissez-vous avoir fabriqué des poisons ?
– Je reconnais avoir parfois fabriqué des produits chimiques dont certains pourraient être nocifs s'ils étaient consommés. Aussi bien ne les ai-je jamais destinés à la consommation, ni vendus, ni ne m'en suis servi pour empoisonner quelqu'un.
– Donc vous reconnaissez avoir utilisé et fabriqué des poisons tels le vitriol vert et le vitriol romain ?
– Parfaitement. Mais, pour qu'il y ait délit de ce fait, il faudrait prouver que j'ai effectivement empoisonné quelqu'un.
– Pour l'instant, il nous suffit de constater que vous ne niez pas avoir fabriqué des produits vénéneux en vous livrant à l'alchimie. Nous en préciserons les buts plus tard.
Masseneau se pencha sur l'épais dossier posé devant lui et commença de le feuilleter. Angélique trembla qu'une accusation d'empoisonnement ne fût formulée aussitôt. Elle se souvenait que Desgrez lui avait parlé d'un nommé Bourié qui avait été désigné comme juge-juré dans ce procès, parce que réputé comme habile faussaire et chargé en quelque sorte de truquer tout à loisir les pièces du dossier. En effet, les juges étaient à la fois chargés de l'instruction, des vérifications, saisies, interrogatoires et enquêtes préalables concernant l'affaire. Angélique se pencha pour essayer de reconnaître ce Bourié parmi les magistrats. Masseneau continuait à tourner des feuillets. Enfin, il toussota et parut prendre son courage à deux mains.
Il commença d'abord par marmonner, puis sa voix s'éclaircit et il acheva à peu près clairement :
– ...Pour démontrer, si cela était nécessaire, combien la justice du roi est équitable et sait s'entourer de toutes les garanties d'impartialité, et avant de poursuivre rémunération des chefs d'accusation que chacun des juges commissaires du roi a sous ses yeux, je dois déclarer et faire savoir combien notre enquête préalable a été difficile et semée d'embûches.
– Et d'interventions en faveur d'un accusé noble et riche ! prononça une voix gouailleuse au sein de l'assemblée.
Angélique attendit que les huissiers saisissent immédiatement le perturbateur. À sa grande surprise, elle vit un sergent posté tout près envoyer une bourrade à un exempt de la police.
« La police doit avoir des gens dans la salle payés pour provoquer des incidents hostiles contre Joffrey », pensa-t-elle.
La voix du président poursuivait, comme s'il n'avait rien entendu :
– ...Pour montrer donc à tous que la justice du roi est non seulement impartiale, mais aussi généreuse, je crois pouvoir révéler ici que, sur les très nombreuses pièces du dossier d'accusation présentées et recueillies de diverses parts et après de longues enquêtes, j'ai dû, après mûres réflexions et débats avec moi-même, en écarter un grand nombre.
Il s'arrêta, parut reprendre son souffle, et acheva d'une voix un peu sourde :
– ...Exactement trente-quatre pièces ont été écartées par moi, comme douteuses et apparemment falsifiées, probablement dans un but de vengeance personnelle contre le prévenu.
Cette déclaration fut accueillie par des remous, non seulement dans la salle, mais aussi parmi les juges qui, sans aucun doute, ne s'attendaient pas à semblable signe de courage et de mansuétude de la part du président de la cour. Parmi eux, un petit homme à figure chafouine et nez crochu ne put y tenir et s'écria :
– La dignité du tribunal, et plus encore sa souveraineté d'appréciation, est bafouée, si son président lui-même se croit libre d'enlever, au jugement de chacun des commissaires, les pièces d'accusation qui sont peut-être les principales charges...
– Monsieur Bourié, en ma qualité de président, je vous rappelle à l'ordre et vous propose de choisir entre votre propre récusation de juré ou la continuation de la séance.
Un brouhaha considérable s'éleva.
– Le président est vendu à l'accusé. On connaît ce que c'est que l'or de Toulouse ! hurlait littéralement le spectateur qui était déjà intervenu.
Le clerc aux cheveux gras qui était devant Angélique renchérissait :
– Pour une fois qu'on fait justice des exactions d'un noble et d'un riche...
– Messieurs, la séance est suspendue et, si vous n'arrêtez pas ce désordre, je fais évacuer la salle ! parvint à crier le président Masseneau.
Indigné, il coiffa sa perruque de sa toque et sortit, suivi de la cour. Angélique pensa que tous ces juges solennels ressemblaient à des marionnettes qui entraient, faisaient trois petits tours et s'en allaient. Si au moins ils pouvaient ne pas revenir !...
La salle se calmait et s'efforçait d'être sage pour ramener la cour et, avec le calme, la suite du spectacle. Tout le monde se leva en entendant le martèlement, sur les dalles, des hallebardes des suisses de garde précédant le retour du tribunal.
*****
Dans un silence religieux, Masseneau reprit sa place.
– Messieurs, l'incident est clos. Les pièces que j'ai jugées suspectes sont jointes au dossier que chaque commissaire peut étudier à loisir. Je les ai marquées d'une croix rouge, et chaque juré pourra se faire une idée personnelle sur mon jugement à moi.
– Ces pièces concernent surtout des faits attentatoires aux Écritures saintes, déclara Bourié, non sans cacher sa satisfaction. Il y est notamment question de fabrication, par des procédés alchimiques, des pygmées et autres êtres d'essence diabolique.
La foule trépigna d'allégresse contenue.
– Va-t-on en voir dans les pièces à conviction ? cria une voix.
L'interrupteur fut expulsé sur-le-champ par des gardes, et la séance continua. L'avocat Desgrez se leva alors :
– En tant qu'avocat de l'accusé, je suis d'accord que toutes les pièces à conviction figurent au procès ! dit-il.
Le président reprenait l'interrogatoire.
– Pour en terminer d'abord avec cette histoire de poisons que vous reconnaissez avoir fabriqués, comment se fait-il, si vous ne comptiez point vous en servir sur d'autres personnes, que vous vous soyez publiquement vanté d'en absorber journellement « afin d'éviter la menace du poison » ?
– C'est parfaitement exact, et ma réponse d'alors est encore bonne aujourd'hui : je me vante qu'on ne puisse m'empoisonner ni au vitriol ni à l'arsenic, car j'en ai trop pris pour risquer même un malaise au cas où l'on chercherait à m'expédier dans l'autre monde par ce moyen.
– Et pareille déclaration d'invulnérabilité aux poisons, vous la maintenez encore aujourd'hui ?
– S'il n'y a que cela pour satisfaire le tribunal du roi, je ne demande pas mieux, en fidèle sujet, que d'avaler devant vous une de ces drogues.
– Mais alors, par ce fait même vous reconnaissez posséder un sortilège contre tous les poisons ?
– Ce n'est point un sortilège, c'est la base même de la science des contrepoisons. En revanche, ce qui est une croyance aux sortilèges et sorcelleries, c'est d'utiliser la crapaudine et autres sottises inoffensives, comme vous le faites à peu près tous, je le crois, messieurs, dans cette salle, en vous imaginant que cela vous préserve des poisons.
– Accusé, vous avez grand tort de persifler et de vous moquer d'usages respectables. Néanmoins, dans l'intérêt de la justice, qui veut que toute la lumière soit faite, je ne m'arrêterai pas à pareils détails. Je n'en retiendrai, si vous le voulez, que le fait que vous vous reconnaissez en somme comme expert en poisons.
– Je ne suis pas plus expert en poisons qu'en autre chose. Je ne suis d'ailleurs prémuni que contre certains poisons courants, comme ceux déjà cités : arsenic et vitriol. Mais qu'est-ce que cette connaissance infiniment petite à côté de celle de tous les milliers de poisons végétaux et animaux, poisons exotiques et poisons florentins ou poisons chinois, qu'aucun des plus illustres chirurgiens du royaume ne saurait combattre, ni même déceler ?
– Et vous avez connaissance de certains de ces poisons ?
– J'ai des flèches dont les Indiens se servent pour la chasse au bison. Et aussi des pointes de fléchettes utilisées par les pygmées d'Afrique, et dont la blessure suffît à abattre des bêtes aussi gigantesques que les éléphants.
– En somme, vous surenchérissez sur votre propre accusation d'être expert en poisons ?
– Nullement, monsieur le président, mais je vous explique cela pour vous prouver que, si j'avais jamais eu l'intention d'expédier dans un autre monde quelques pauvres gens qui m'auraient regardé de travers, je n'aurais pas pris la peine de fabriquer ces produits d'arsenic et de vitriol si vulgaires et reconnaissables.
– Alors pourquoi les fabriquiez-vous ?
– À des fins scientifiques et au cours d'expériences chimiques sur les minéraux qui entraînent parfois la formation de ces produits.
– N'égarons pas le débat. Il suffit que vous ayez convenu de vous-même que vous étiez fort versé dans ces affaires de poisons et d'alchimie. Ainsi, d'après ce que vous dites, vous seriez en mesure de faire disparaître quelqu'un sans que personne ne pût rien y voir, ni vous confondre. Qui nous garantit que vous ne l'ayez déjà fait ?
– Il faudrait le prouver !
– Deux morts suspectes vous sont aussi reprochées, mais je m'empresse de le dire, incidemment : la première, c'est la mort du neveu de Mgr de Fontenac, archevêque de Toulouse.
– Un duel après provocation et devant témoins serait-il devenu aujourd'hui un fait de sorcellerie ?
– Monsieur de Peyrac, je vous engage à ne pas persister dans votre attitude ironique envers un tribunal qui ne cherche que toute la lumière. Quant à cette deuxième mort qu'on vous impute, elle viendrait soit de vos poisons invisibles, soit de vos sortilèges proprement dits. Car, sur le cadavre déterré d'une de vos anciennes maîtresses, on a, par-devant témoins, trouvé ce médaillon qui est votre portrait en buste. Le reconnaissez-vous ?
Angélique put voir le président Masseneau tendre à un suisse un petit objet que celui-ci présenta au comte de Peyrac qui se tenait toujours debout appuyé sur ses deux cannes, devant la sellette qui lui était destinée.
– Je reconnais en effet la miniature que cette pauvre fille exaltée avait fait faire de moi.
– Cette pauvre exaltée, comme vous dites, et qui était aussi une de vos si nombreuses maîtresses, Mlle de...
Joffrey de Peyrac leva la main d'un geste impératif.
– De grâce, ne profanez pas publiquement ce nom, monsieur le président. Cette malheureuse est morte !
– D'une maladie de langueur dont on commence à soupçonner que vous êtes l'auteur, et que vous auriez conduite par sortilège.
– Ceci est faux, monsieur le président.
– Pourquoi alors a-t-on trouvé votre médaillon dans la bouche de la morte et comme percé d'une épingle à l'endroit du cœur ?
– Je l'ignore absolument. Mais, d'après ce que vous m'en dites, je supposerais plutôt que c'est elle, très superstitieuse, qui aurait cherché à m'envoûter de cette façon. Ainsi, d'envoûteur, je deviens un envoûté à mon tour. Voilà qui est cocasse, monsieur le président.
Et, tout à coup, on s'aperçut que ce long spectre flageolant sur ses cannes riait de bon cœur.
Il y eut un flottement, puis une détente, et des rires jaillirent. Mais Masseneau ne se déridait point.
– Ignorez-vous, accusé, que le fait de trouver un médaillon dans la bouche d'une morte est un signe certain d'envoûtement ?
– À ce que je m'aperçois, je suis beaucoup moins versé que vous dans ces questions de superstitions, monsieur le président.
Le magistrat négligea l'insinuation.
– Jurez alors que vous ne les avez jamais pratiquées.
– Je jure sur ma femme, mon enfant et le roi, que je ne me suis jamais livré à ce genre de niaiseries, au moins telles qu'elles sont comprises dans ce royaume.
– Expliquez-vous sur la restriction que vous venez d'apporter à ce serment.
– Je veux dire qu'ayant beaucoup voyagé, j'ai été témoin, en Chine et aux Indes, de phénomènes étranges qui prouvent que magie et sorcellerie existent réellement, mais n'ont aucun rapport avec le charlatanisme pratiqué en général sous ce nom dans les pays d'Europe.
– En somme, vous reconnaissez que vous y croyez ?
– À la vraie sorcellerie, oui... Qui comporte d'ailleurs bon nombre de phénomènes naturels que les siècles futurs expliqueront sans doute. Mais, quant à suivre béatement les montreurs de foire ou les soi-disant savants alchimistes...
– Vous y venez donc de vous-même, à l'alchimie ! Selon vous, il y aurait, comme pour la sorcellerie, la vraie et la fausse alchimie ?
– En effet. Certains Arabes et Espagnols commencent à désigner la vraie alchimie par un nom à part, la chimie, qui est une science expérimentale où tous les faits d'échange de substances peuvent être reproduits et sont donc indépendants de l'opérateur, à condition, bien sûr, que celui-ci apprenne son métier. Mais un alchimiste convaincu, en revanche, est pire qu'un sorcier !
– Je suis fort heureux de vous l'entendre dire, car vous facilitez ainsi la tâche du tribunal. Mais qu'est-ce donc qui peut être pire qu'un sorcier, selon vous ?
– ...Un sot et un illuminé, monsieur le président.
Pour la première fois de cette audience solennelle, le président Masseneau parut perdre le contrôle de lui-même.
– Accusé, je vous adjure de passer à la déférence, que votre propre intérêt commande d'ailleurs. C'est déjà assez que dans votre serment de tantôt vous ayez commis l'insolence de prêter votre serment en invoquant Sa Majesté notre roi après les noms de votre femme et de votre enfant. Si vous persévérez à manifester tant d'arrogance, la cour peut refuser de vous entendre...
Angélique vit l'avocat bondir auprès de son mari en voulant lui dire quelque chose, et les gardes l'en empêcher. Elle suivit ensuite l'intervention de Masseneau, qui cherchait à laisser pleine liberté à l'avocat pour assurer son travail de défenseur.
– Loin de moi l'intention, monsieur le président, de vous viser vous-même ou quelque autre de ces messieurs par mes paroles, reprit le comte de Peyrac lorsque le brouhaha se fut un peu calmé. En tant que scientifique, j'attaquais les pratiquants de cette science néfaste qu'on appelle l'alchimie, et je ne pense pas qu'un seul d'entre vous, accablé d'occupations si sérieuses, s'y livre en secret...
Cette petite péroraison plut aux magistrats, qui opinèrent gravement. L'interrogatoire reprit dans une atmosphère plus sereine.
Masseneau, ayant fouillé dans sa montagne de liasses, réussit à en extraire une autre feuille.
– Vous êtes convaincu d'utiliser dans vos pratiques mystérieuses et que, pour vous disculper, vous désignez par le nouveau mot de chimie, des morceaux de squelettes. Comment expliquez-vous une pratique si peu chrétienne ?
– Il s'agit, monsieur le président, de ne pas confondre pratique occulte et pratique chimique. Les os d'animaux me servent simplement à faire de la cendre, laquelle possède des propriétés spéciales d'absorber la crasse du plomb fondu, tout en laissant libre l'or et l'argent contenus.
– Et les os humains possèdent-ils la même propriété ? demanda Masseneau insidieusement.
– Sans doute, monsieur le président, mais j'avoue que la cendre d'animaux me donne pleine satisfaction, et que je m'en contente.
– Pour convenir à vos pratiques, ces animaux doivent-ils être brûlés vivants ?
– Nullement, monsieur le président. Cuisez-vous vos poulets vivants ?
La figure du magistrat se crispa, mais il se domina et observa qu'il était pour le moins surprenant qu'en ce royaume la cendre d'os ne fût utilisée que par une seule personne, et pour des fins qu'un « homme de sens » ne pouvait juger qu'extravagantes, pour ne pas dire sacrilèges.
Et, comme Peyrac haussait dédaigneusement les épaules, Masseneau ajouta que l'accusation de sacrilèges et impiété existait, mais n'avait pas pour fondement le seul usage d'os d'animaux, et qu'elle serait examinée en temps et lieu. Il poursuivit :
– Le rôle réel de votre cendre d'os n'a-t-il pas, en fait, le but occulte de régénérer la matière vile comme le plomb pour lui redonner la vie en la transformant en métal noble, comme l'or et l'argent ?
– Une telle vue s'apparente d'assez près à la dialectique spécieuse des alchimistes, qui prétendent opérer par des symboles obscurs, alors qu'en fait on ne peut créer de la matière.
– Accusé, vous reconnaissez pourtant le fait non visible d'avoir fabriqué de l'or et de l'argent autrement qu'en les retirant des graviers de rivière ?
– Je n'ai jamais fabriqué de l'or ni de l'argent. Je n'ai fait que d'en extraire.
– Pourtant toutes les roches dont vous prétendez extraire ces métaux, on a beau les broyer, même après lavage, on n'y trouve pas d'or ni d'argent, disent les gens qui s'y connaissent.
– C'est exact. Cependant, le plomb fondu aspire et s'allie aux métaux nobles contenus, mais invisibles.
– Vous prétendez donc pouvoir faire sortir de l'or de n'importe quelle roche ?
– Nullement. La plupart des roches n'en contiennent point, ou trop peu. Il est d'ailleurs difficile de reconnaître, malgré des essais longs et compliqués, ces roches qui sont très rares en France.
– Alors, si cette découverte est si difficile, comment se fait-il que vous soyez seul en ce royaume à savoir le faire ?
Le comte répliqua avec agacement :
– Je vous dirai que c'est un talent, monsieur le président, ou plutôt une science et un laborieux métier. Je pourrais aussi me permettre de vous demander, à vous, pourquoi Lulli est pour l'instant seul en France à écrire des opéras, et pourquoi vous n'en écrivez pas aussi, puisque chacun peut étudier les notes de musique.
Le président fit une moue offusquée, mais ne trouva rien à répondre. Le juré à figure chafouine leva la main.
– Vous pouvez parler, monsieur le conseiller Bourié.
– Je demanderai à l'accusé, monsieur le président, comment il se fait, si tant est que M. de Peyrac ait découvert un procédé secret concernant l'or et l'argent, pour quelle raison ce haut gentilhomme, protestant de sa fidélité au roi, n'a point jugé à propos de communiquer son secret au maître éclatant de ce pays, je veux dire S. M. le roi, ce qui était non seulement son devoir, mais encore un moyen d'alléger le peuple et même la noblesse de tant de charges écrasantes encore qu'indispensables qui constituent les impôts, et que même les gens de loi exemptés acquittent, tout au moins sous la forme de charges diverses.
Un murmure approbateur parcourut toute l'assistance. Chacun se sentait visé et saisi d'un grief personnel contre ce grand boiteux méprisant et insolent, qui avait prétendu bénéficier seul de sa miraculeuse richesse.
Angélique sentit la haine de l'auditoire se concentrer sur l'homme, brisé par la torture, qui commençait à vaciller de fatigue sur ses cannes. Pour la première fois, Peyrac regarda la salle en face. Mais il sembla à la jeune femme que ce regard était très lointain et ne voyait personne. « Ne sent-il pas que je suis là et que je souffre avec lui ? » pensa-t-elle.
Le comte semblait hésiter. Il dit lentement :
– J'ai juré de vous dire toute la vérité. Cette vérité est que, dans ce royaume, le mérite personnel non seulement n'est pas encouragé, mais qu'il est exploité par une bande de courtisans n'ayant en tête que leur propre intérêt, leurs ambitions ou encore leurs querelles. Dans ces conditions, le mieux que puisse faire quelqu'un qui veut vraiment créer quelque chose, c'est de se cacher et de protéger son œuvre par le silence. Car « on ne donne pas des perles aux pourceaux ».
– Ce que vous dites est fort grave. Vous desservez le roi et... vous-même, dit doucement Masseneau.
Bourié bondit.
– Monsieur le président, en tant que juré je m'élève contre la façon trop indulgente dont vous semblez accueillir ce qui doit à mon avis être enregistré comme la preuve d'un crime de lèse-majesté.
– Monsieur le conseiller, je vous serais obligé, si vous continuez, de me récuser de la présidence de ce tribunal, récusation que j'ai déjà demandée et que notre roi n'a pas voulu m'accorder, ce qui semble prouver que j'ai sa confiance.
Bourié devint rouge et se rassit, tandis que le comte, d'une voix lasse mais posée, expliquait que chacun comprenait son devoir à sa manière. N'étant pas courtisan, il ne se sentait pas la force de faire triompher ses vues envers et contre tous. N'était-ce pas déjà suffisant que, de sa province éloignée, il fût parvenu à verser tous les ans au trésor royal plus du quart de ce que rapportait le Languedoc entier à la France, et que, s'il travaillait ainsi pour le bien général, encore qu'aussi pour le sien, il préférait ne donner aucune publicité à ses découvertes, de peur d'être contraint de s'exiler, comme beaucoup de savants et d'inventeurs mal compris.
– En somme, vous avouez par là avoir un état d'esprit aigri et de dénigrement pour le royaume, laissa tomber avec la même douceur le président.
Angélique frémit de nouveau.
L'avocat leva le bras.
– Monsieur le président, pardonnez-moi. Je sais que ce n'est point encore l'heure de ma plaidoirie, mais je veux vous rappeler que mon client est un des plus fidèles sujets de Sa Majesté, qui l'a honoré d'une visite à Toulouse et l'a ensuite invité lui-même à son mariage. Vous ne pouvez pas, sans déconsidérer Sa Majesté elle-même, soutenir que le comte de Peyrac a travaillé contre elle et contre le royaume.
– Silence, maître ! Je suis bien bon de vous avoir laissé dire tout ceci, et croyez que nous en prenons. note. Mais n'interrompez pas ce qui n'est encore que l'interrogatoire, qui permettra d'éclairer tous les jurés sur la physionomie de l'accusé et sur ses affaires.
Desgrez se rassit. Le président rappela que le désir de justice du roi voulait qu'on pût entendre tout, y compris des critiques justifiées, mais qu'il appartenait au roi seul de juger sa propre conduite.
– Il y a crime de lèse-majesté..., cria encore Bourié.
– Je ne retiens pas le crime de lèse-majesté, trancha Masseneau.