Chapitre 14

Le bourreau, Me Aubin, habitait sur la place du Pilori, au carré de la halle aux poissons. Il devait loger là et non ailleurs. Les lettres d'investissement des exécuteurs des hautes œuvres de Paris stipulaient ce détail depuis des temps immémoriaux. Toutes les boutiques et échoppes de la place lui appartenaient, et il les louait à de petits marchands. De plus, par droit de « havage » il pouvait prélever à chaque étalage du marché une pleine main des légumes verts ou grains exposés, un poisson d'eau douce, un poisson de mer, et une bottée de foin. Si les poissardes étaient les reines des Halles, le bourreau en était le seigneur occulte et honni.

Angélique se rendit chez lui à la nuit tombante. Le jeune Cordaucou la guidait. Même à cette heure déjà tardive, le quartier était très animé. Par les rues de la Poterie et de la Fromagerie, Angélique pénétrait dans ce quartier caractéristique où retentissaient les clameurs extraordinaires des dames de la Halle, lesquelles, célèbres par leurs faces rubicondes et leur langage pittoresque, formaient un corps de métier privilégié. Les chiens se battaient dans les ruisseaux sur des détritus. Des charrettes de foin et de bois barraient les rues. Sur tout cela, régnait l'odeur de marée exhalée par les étaux de la halle aux poissons.

Des relents nauséabonds, venus du cimetière proche des Saints-Innocents et de ses affreux charniers où l'on entassait depuis cinq cents ans les ossements des Parisiens, se mêlaient à ces fortes senteurs, à celles des viandes et des fromages. Le pilori se dressait au milieu de la place. C'était une sorte de petite tour octogonale au toit pointu. Le bâtiment comportait un rez-de-chaussée et un seul étage avec de hautes fenêtres en ogives, par lesquelles on pouvait apercevoir la grande roue de fer mobile qui se trouvait placée au milieu de la tour.

Un voleur y était exposé ce soir-là, la tête et les mains passées dans les trous ménagés tout autour de la roue. De temps en temps, la roue était mise en branle par un des valets du bourreau. Le visage bleui de froid du voleur et ses mains pendantes apparaissaient tour à tour entre les croisées comme le personnage macabre d'une horloge à automates, et les badauds assemblés riaient de ses grimaces.

– C'est Jactance, disait-on, le plus grand coupe-bourses des Halles.

– Oh ! maintenant, on le reconnaîtra !

– Qu'il paraisse dans les parages, servantes et marchands crieront : Au coupe-bourses !

Il y avait une assez grande foule au pied du pilori. Mais, si l'on se pressait à cet endroit, c'était moins pour contempler le voleur exposé que pour s'entendre avec deux valets qui, au rez-de-chaussée, distribuaient des jetons.

– Voyez, m'dame, dit Cordaucou avec une certaine fierté, c'est des gens qui veulent avoir dès places pour l'exécution de demain. Sûr qu'il y en aura pas pour tout le monde.

Avec l'insensibilité inhérente à sa profession et qui permettrait de faire de lui un excellent « exécuteur », il lui montra l'avis que des crieurs avaient claironné le matin même à tous les carrefours :

– Le sieur Aubin, maître ordinaire des hautes et basses œuvres de la ville et de la banlieue de Paris, avertit qu'il louera des places sur son échafaud, à un prix raisonnable, pour voir le feu que l'on fera brûler demain place de Grève pour un sorcier. On prendra les billets au pilori chez messieurs ses valets. Les places seront marquées par une fleur de lis et les jetons par une croix de Saint-André.

– Vous voulez-t-y que je vous prenne une place si vous avez de quoi ? proposa l'apprenti bourreau avec obligeance.

– Non, non, fit Angélique avec horreur.

– Pourtant c'est bien votre droit, fit l'autre avec philosophie. Parce que sans ça vous ne pourrez guère approcher, je vous en préviens. Pour les pendaisons, y a guère de monde : les gens sont habitués. Mais les bûchers, c'est plus rare. Ça va être une presse oh ! la la, Me Aubin dit qu'il en est tout retourné à l'avance. Il n'aime pas quand il y a trop de foule comme ça à crier autour. Il dit qu'on sait jamais ce qui peut leur prendre. Tenez, c'est ici, m'dame. Entrez donc.

La pièce où Cordaucou l'avait introduite était propre et bien tenue. On venait d'allumer les chandelles. Autour de la table, trois petites filles aux cheveux blonds sous leur béguin de laine, proprement vêtues, mangeaient de la bouillie dans des écuelles de bois.

Près de l'âtre, la bourrelle ravaudait le maillot écarlate de son homme.

– Salut, maîtresse, dit l'apprenti. J'ai amené cette femme-là rapport qu'elle voulait parler au patron.

– Il est au Palais de justice. Il ne va pas tarder. Asseyez-vous donc, ma belle. Angélique s'assit sur un banc, contre le mur. La femme lui jetait des regards en dessous, mais ne lui posait pas de questions comme l'eût fait toute autre commère. Combien en avait-elle vu déjà de femmes hagardes, de mères douloureuses, de filles désespérées, s'asseoir sur ce banc, venant implorer du bourreau un dernier secours, le soulagement des douleurs d'un être aimé !... Combien, les mains pleines d'or ou la menace à la bouche, avaient pénétré dans cet intérieur paisible pour réclamer du maître des hautes œuvres une suprême et impossible complicité d'évasion !

Indifférence ou compassion, la femme se taisait et l'on n'entendait que les rires discrets des fillettes, qui taquinaient Cordaucou.

*****

Entendant un pas sur le seuil, Angélique se dressa à demi. Mais ce n'était pas encore celui qu'elle attendait. Le nouveau venu était un jeune prêtre qui, avant d'entrer, frotta longuement ses gros souliers couverts de boue.

– Me Aubin n'est pas là ?

– Il ne va pas tarder. Entrez donc, monsieur l'abbé, et venez vous mettre près du feu, si le cœur vous en dit.

– Vous êtes bien bonne, madame. Je suis un prêtre de la Mission et j'ai été désigné pour assister le condamné de demain. Je suis venu voir Me Aubin afin de lui présenter ma lettre, signée par M. le lieutenant de police, et lui demander de me laisser pénétrer près de ce malheureux. Une nuit de prières n'est pas de trop pour se préparer à la mort.

– Certes oui, dit la bourrelle. Asseyez-vous, monsieur l'abbé, et séchez votre manteau. Cordaucou, jette un fagot.

Elle laissa de côté le maillot rouge et prit sa quenouille.

– Vous avez du courage, reprit-elle. Un sorcier, ça ne vous fait pas peur ?

– Toutes les créatures de Dieu, même les plus coupables, méritent qu'on se penche sur elles avec pitié quand vient l'heure de la mort. Mais cet homme n'est pas coupable. Il est innocent du crime affreux dont on l'accuse.

– Ils disent tous ça ! fit la bourrelle avec philosophie.

– Si Monsieur Vincent avait vécu, il n'y aurait pas eu de bûcher demain. Quelques heures avant sa mort, je l'ai entendu parler avec anxiété de l'iniquité qui allait se commettre envers un gentilhomme du royaume. Lui vivant, il serait plutôt monté sur le bûcher à côté du condamné pour crier au peuple qu'on le brûlât à la place d'un innocent.

– Ah ! voilà bien ce qui tourmente mon pauvre homme, s'écria la femme. Vous ne pouvez vous rendre compte, monsieur l'abbé, du mauvais sang qu'il se fait pour l'exécution de demain. Il a fait dire six messes à Saint-Eustache, une à chaque chapelle latérale. Et encore il en fera dire une au maître-autel, si tout se passe bien.

– Si Monsieur Vincent était encore là...

– ...Il n'y aurait plus de voleurs et de sorciers, et nous n'aurions plus de travail.

– Vous vendriez des harengs sur le carreau des halles, ou des bouquets sur le Pont-Neuf, et vous n'en seriez pas plus malheureux.

– Ma foi..., dit la femme en riant.

Angélique regardait le prêtre. À cause des paroles qu'il venait de prononcer, elle aurait voulu se lever, se nommer, lui demander l'assistance de sa charité. Il était jeune, mais la flamme de Monsieur Vincent transparaissait en lui ; il avait de grosses mains, l'attitude pauvre et simple des gens du peuple. Il aurait eu la même attitude devant le roi. Cependant, Angélique ne bougeait pas. Depuis deux jours, les yeux lui brûlaient des larmes qu'elle avait versées dans la solitude de sa petite chambre où elle terrait sa misère. Mais, maintenant, elle n'avait plus de larmes, elle n'avait plus de cœur. Aucun baume ne pouvait apaiser la plaie ouverte. De son désespoir était née une fleur mauvaise : la haine. « Ce qu'ils lui ont fait souffrir, je le leur ferai payer au centuple. » Elle avait puisé dans cette résolution le goût de vivre encore et celui d'agir. Est-ce qu'on peut pardonner à un Bécher ?...

Elle demeura immobile, raidie, les mains crispées sous sa cape, autour de la bourse que lui avait donnée Desgrez.

– Vous me croirez si vous voulez, monsieur l'abbé, disait la bourrelle, mais mon plus grand péché à moi, c'est l'orgueil.

– Ça alors, vous me stupéfiez ! s'exclama le prêtre en claquant ses mains sur ses genoux. Soit dit sans manquer à la charité, ma fille, mais, vous qui êtes détestée de tous à cause du métier de votre mari, vous dont vos voisines elles-mêmes se détournent en marmonnant quand vous passez, je me demande où vous allez encore pêcher de l'orgueil et de la fierté ?...

– Hé ! c'est certain, soupira la pauvre femme. Pourtant, quand je vois mon homme, bien campé sur ses jambes, lever sa grande hache, et pan ! d'un seul coup faire sauter une tête, je ne peux m'empêcher d'être fi ère de lui. Vous savez, ça n'est pas facile de réussir cela d'un seul coup, monsieur l'abbé.

– Ma fille, vous me faites frissonner, dit le prêtre.

Il ajouta rêveusement :

– Le cœur des êtres humains est insondable.

À ce moment, la porte en s'ouvrant laissa pénétrer la rumeur de la place. Un géant aux épaules carrées entra et s'avança d'un pas pesant et tranquille. Il salua d'un grognement en jetant alentour le regard impérieux de celui qui est partout et toujours dans son droit. Son visage plein, tacheté par des traces de petite vérole, avait de gros traits impassibles. Il ne paraissait pas méchant, mais seulement froid et dur comme un masque de pierre. Il portait le visage des hommes qui ne doivent ni rire ni pleurer en certaines circonstances, le visage des croque-morts... et des rois, pensa Angélique, qui soudain, malgré sa casaque grossière d'artisan, lui trouvait une ressemblance avec Louis XIV.

C'était le bourreau.

Elle se leva et le prêtre fit de même, tendant sans un mot la lettre d'introduction du lieutenant de police.

Me Aubin s'approcha d'une chandelle pour la lire.

– C'est bon, dit-il. Demain, dès l'aube, je vous emmènerai avec moi là-bas.

– Ne pourrais-je pas me présenter dès ce soir ?

– Impossible. Tout est clos. Il n'y a que moi qui peux vous introduire près du condamné et, franchement, m'sieur le curé, j'ai besoin de casser la croûte. Les autres ouvriers ont interdiction de travailler après le couvre-feu. Mais, pour moi, il n'y a ni jour ni nuit. Quand ça les prend de vouloir faire avouer un patient, ces messieurs de la haute justice, pour un peu ils s'installeraient à coucher là-bas, enrages qu'ils sont !

Tout y est passé aujourd'hui : l'eau, les brodequins, le chevalet. Le prêtre joignit les mains.

– Le malheureux ! Seul dans les ténèbres d'un cachot avec sa souffrance, et l'angoisse d'une mort prochaine ! Mon Dieu, secourez-le !

Le bourreau lui jeta un regard soupçonneux.

– Vous n'allez pas me faire des ennuis, au moins ? Ça me suffit déjà d'avoir à mes chausses ce moine Bécher, qui ne trouve jamais que j'en fais assez. Par saint Corne et saint Éloi, m'est avis que c'est bien plutôt lui qui est possédé du diable !

Tout en parlant, Me Aubin vidait les vastes poches de sa veste. Il jeta quelques objets sur la table et, tout à coup, les petites filles poussèrent un cri d'admiration. Un cri horrifié leur répondit.

Angélique, les yeux agrandis, reconnaissait, parmi quelques pièces d'or, le petit étui incrusté de perles dans lequel Joffrey rangeait autrefois les bâtonnets de tabac qu'il fumait. D'un geste vif qu'elle ne maîtrisa pas, elle s'en saisit et le serra contre elle. Sans se fâcher, le bourreau lui ouvrit les doigts et reprit l'étui.

– Tout doux, ma fille. Ce que je trouve dans les poches du supplicié m'appartient de droit.

– Vous êtes un voleur ! dit-elle haletante. Un ignoble corbeau, un détrousseur de cadavres !

Posément, l'homme alla prendre sur le rebord de l'auvent un coffret d'argent ciselé et y rangea son butin sans répondre. La femme continuait de filer en hochant la tête. Elle murmura d'un ton d'excuse en regardant le prêtre :

– Vous savez, elles disent toutes la même chose. Faut pas leur en vouloir. Pourtant celle-là devrait bien se rendre compte qu'avec un brûlé on n'a déjà pas trop d'avantages. Je ne peux même pas récupérer le corps pour en tirer des petits profits avec la graisse, que les apothicaires nous demandent, et les os qui...

– Oh ! pitié, ma fille, dit le prêtre en portant les mains à ses oreilles.

Il regardait Angélique avec de grands yeux débordant de compassion. Mais elle ne le voyait pas. Elle tremblait et se mordait les lèvres. Elle avait injurié le bourreau !

Maintenant il allait refuser la macabre supplique qu'elle était venue lui adresser. De son même pas lourd et balancé, maître Aubin fit le tour de la table et s'approcha d'elle. Les pouces dans son large ceinturon, il la toisa avec calme.

– À part ça, qu'est-ce qu'il y a pour votre service ?

Tremblante, incapable de prononcer un mot, elle lui tendit la bourse. Il la prit, la soupesa, puis, de ses yeux inexpressifs, dévisagea de nouveau Angélique.

– Vous voulez qu'on l'étrangle... ?

Elle fit oui de la tête.

L'homme ouvrit la bourse, laissa glisser quelques écus dans sa large paume et dit :

– C'est bon, on le fera.

Apercevant le regard effaré du jeune prêtre qui avait suivi le colloque, il fronça les sourcils.

– Vous ne parlerez pas, curé ? Hein ? Moi, vous comprenez, je risque gros. Si je me faisais remarquer, ça pourrait m'attirer des ennuis. Faut que je m'y prenne au tout dernier moment, quand déjà la fumée cache un peu le poteau au public. C'est pour rendre service, vous comprenez ?

– Oui... Je ne parlerai pas, fit l'abbé avec effort. Je... Vous pouvez compter sur moi.

– J'vous fais peur, hein ? dit le bourreau. C'est la première fois que vous assistez un condamné ?

– Dans les campagnes en guerre, lorsque j'allais porter les secours recueillis par Monsieur Vincent, bien souvent j'ai accompagné jusqu'au pied de l'arbre les malheureux qu'on pendait. Mais c'était la guerre, l'horreur et la fièvre de la guerre... Tandis qu'ici...

Son geste navré désignait les petites filles blondes assises devant leurs écuelles.

– Ici, c'est la justice, dit le bourreau non sans grandeur.

Il s'appuya contre la table, familièrement, en homme qui a envie de causer.

– Vous m'êtes sympathique, curé. Vous me rappelez un aumônier des prisons avec lequel j'ai travaillé longtemps. Je peux lui rendre cette vérité que tous les condamnés que nous avons menés ensemble, sont morts en baisant le crucifix. Quant c'était fini, il pleurait comme s'il avait perdu son propre enfant et il était si pâle que bien souvent j'ai dû le forcer à prendre un gobelet de vin pour se remettre. J'emporte toujours une cruche de bon vin. On ne sait jamais ce qui peut se passer, surtout avec les apprentis. Mon père était valet quand on a écarté Ravaillac le régicide, en place de Grève. Il m'a raconté... Bon, après tout, c'est pas des histoires pour vous plaire. Je vous les raconterai plus tard, quand vous serez habitué. Bref, quelquefois je disais à l'aumônier :

« – Curé, crois-tu que je serai damné ?

« – Si tu l'es, bourreau, qu'il me répondait, je demanderai à Dieu de l'être avec toi... »

Tenez, l'abbé, je vais vous montrer quelque chose qui va quand même vous rassurer un peu.

*****

Après avoir fouillé encore dans ses nombreuses poches, Me Aubin exhiba un petit flacon.

– C'est une recette que je tiens de mon père, qui lui-même la tenait de son oncle, bourreau sous Henri IV. Je la fais faire en grand secret par un apothicaire de mes amis à qui je fournis en échange des crânes humains pour fabriquer sa poudre de « magistère ». Il dit que là poudre de magistère, c'est souverain pour la gravelle et l'apoplexie, mais qu'il faut que le crâne soit celui d'un jeune homme mort de mort violente. Après tout... c'est son affaire. Je lui fournis un crâne ou deux, et il me fabrique ma potion sans en souffler mot. Avec cela, si j'en donne quelques gouttes à un supplicié, il devient tout gaillard et moins sensible. Je n'en use que pour ceux qui ont des familles qui paient. Mais enfin, c'est quand même rendre service, n'est-ce pas, monsieur l'abbé ?

Angélique écoutait bouché bée. Le bourreau se tourna vers elle.

– Vous voulez-t-y que je lui en donne un peu, demain matin ?

Elle réussit à articuler, les lèvres blanches :

– Je... je n'ai plus d'argent.

– Ça sera compris dans le tout, dit Me Aubin en faisant sauter la bourse dans sa main.

Il attira de nouveau le petit coffret d'argent pour y enfermer la bourse. Murmurant une vague formule de salutation, Angélique marcha vers la porte et sortit.

Elle avait envie de vomir. Ses reins lui semblaient douloureux et tout son corps pétri de courbatures étranges. Pourtant l'animation de la place, où les rires et les appels continuaient à se croiser, lui parut moins pénible à supporter que l'atmosphère sinistre de la maison du bourreau.

Malgré le froid, les portes des boutiques restaient ouvertes. C'était l'heure où l'on s'interpelle entre voisins. Des archers emmenaient vers la prison du Châtelet le voleur qu'on avait descendu du pilori ; une nuée de gamins les poursuivaient à coups de boules de neige.

Angélique entendit un pas qui se précipitait derrière elle. Le petit abbé apparut, essoufflé.

– Ma sœur... ma pauvre sœur, balbutia-t-il. Je ne pouvais pas vous laisser vous éloigner ainsi !

Elle recula brusquement. Dans la pénombre qu'éclairait à peine la pauvre lanterne d'une boutique, l'ecclésiastique effrayé découvrait un visage d'une blancheur translucide, où deux prunelles vertes brillaient d'un éclat presque phosphorescent.

– Laissez-moi, dit Angélique d'une voix métallique. Vous ne pouvez rien pour moi.

– Ma sœur, priez Dieu...

– C'est au nom de Dieu qu'on brûle demain mon mari innocent.

– Ma sœur, n'aggravez pas vos douleurs par la rébellion contre le Ciel. Souvenez-vous que c'est au nom de Dieu qu'on a crucifié Nôtre-Seigneur.

– Vos sornettes me rendent folle ! cria Angélique d'une voix aiguë et qui lui semblait venir de très loin. Je n'aurai de cesse que je n'aie frappé à mon tour l'un de vos pareils, que je ne l'aie fait périr dans les mêmes tortures...

Elle s'appuya contre le mur, porta les mains à son visage et un sanglot atroce la secoua.

– Puisque vous allez le voir... dites-lui que je l'aime, que je l'aime... Dites-lui... Ah ! Qu'il m'a rendue heureuse. Et puis... demandez-lui le nom que je dois donner à l'enfant qui va naître.

– Je le ferai, ma sœur.

Il voulut lui prendre la main, mais elle se déroba et continua son chemin. Le prêtre renonça à la suivre. Courbé sous le poids des tristesses humaines, il s'en alla par les ruelles où rôdait encore l'ombre de Monsieur Vincent.

*****

Angélique se hâtait vers le Temple. Il lui semblait que ses oreilles bourdonnaient, car tout à coup elle entendit crier autour d'elle :

– Peyrac ! Peyrac !

Elle finit par s'arrêter. Cette fois elle ne rêvait pas.

– ...Le troisième se nommait Peyrac. Ce fut Satan qui gagna. Juché sur une de ces bornes qui servaient aux cavaliers à se remettre en selle, un maigre gamin beuglait d'une voix enrouée les dernières strophes d'une chanson dont il tenait une liasse d'exemplaires sous le bras.

La jeune femme revint sur ses pas et demanda un feuillet. Le papier grossier sentait l'encre d'imprimerie encore fraîche. Angélique ne pouvait lire la chanson dans une ruelle, obscure. Elle la plia et reprit sa course. À mesure qu'elle approchait du Temple, la pensée de Florimond la reprenait. Elle était toujours inquiète de le laisser seul maintenant qu'il devenait si remuant. Il fallait presque le ficeler dans son berceau, et ce procédé déplaisait fort à l'enfant. En général, il pleurait durant toute l'absence de sa mère, et celle-ci le retrouvait toussant et fiévreux. Elle n'osait demander à Mme Scarron de le surveiller, car, depuis la condamnation de son mari, la veuve du cul-de-jatte la fuyait et se signait presque en la croisant. Dans l'escalier, Angélique entendit les sanglots du bébé et se hâta.

– Me voici, mon trésor, mon petit prince. Pourquoi n'es-tu pas un grand garçon ? Vivement, elle jeta un fagot dans l'âtre et disposa sur les chenets la casserole de bouillie. Florimond hurlait de plus belle, les bras tendus. Elle l'arracha enfin à sa prison, et il se tut comme par magie, daignant même sourire fort gracieusement.

– Tu es un petit bandit, fit Angélique en essuyant la frimousse marbrée de larmes. Tout à coup, son cœur fondit. Elle éleva Florimond dans ses bras, le contempla à la lueur des flammes qui jetaient une étincelle rouge dans les yeux noirs de l'enfant.

– Petit roi ! Petit dieu admirable ! Toi, tu me restes. Que tu es beau !

Florimond semblait comprendre ce qu'elle disait. Il cambrait sa petite taille et souriait avec une sorte de fierté innocente et sûre d'elle-même. Il proclamait très haut par son attitude qu'il se savait le centre du monde. Elle le caressa et joua avec lui. Il bavardait comme un oisillon. Mme Cordeau disait volontiers que c'était un bambin très en avance pour ce qui était de parler. La syntaxe n'était pas parfaite, mais il savait fort bien se faire comprendre. Lorsque sa mère l'eut baigné et couché, il exigea qu'elle lui chantât une berceuse, celle du Moulin vert. La voix d'Angélique avait de la peine à ne pas se briser. Le chant est fait pour exprimer la joie. On peut parler lorsqu'on porte au cœur une grande douleur, mais chanter demande un effort surhumain.

– Encore ! Encore ! réclamait Florimond.

Puis il reprenait son pouce d'un air béat. Elle ne lui en voulait pas de se montrer ainsi tyrannique et inconscient. Elle redoutait l'instant où il lui faudrait se retrouver seule, à attendre la fin de la nuit. Lorsque Florimond fut endormi, elle le regarda longuement, puis se leva en étirant son corps meurtri. Étaient-ce toutes les tortures dont on avait brisé Joffrey qui se répercutaient ainsi en elle ? Les mots du bourreau revenaient, lancinants : On a tout essayé aujourd'hui ; les brodequins, l'eau, le chevalet. Elle ne savait pas exactement quelles horreurs cachaient ces mots, mais elle savait qu'on avait fait souffrir l'homme qu'elle aimait. Ah ! que cela finisse vite !

Elle dit tout haut :

– Demain, vous serez tranquille, mon amour. Vous serez enfin délivré des hommes ignares...

Sur la table, la feuille de la chanson qu'elle avait achetée tout à l'heure s'était dépliée. Elle en approcha la chandelle et lut :

Dans le fond de son gouffre tout noir


Satan consultait son miroir


Et trouvait qu'il n'était point si laid


Que les hommes feignaient de le croire.

Le poème continuait à dépeindre, en termes parfois drôles et souvent orduriers, la perplexité de Satan se demandant si, tout compte fait, son visage tant décrié par les imagiers des cathédrales ne pourrait soutenir honorablement la comparaison avec ceux des humains. L'enfer lui proposait d'organiser un concours de beauté avec les prochains arrivants de la terre.

Précisément on jetait au feu


Trois complices, sorciers mages noirs,


Ils arrivent


En enfer,


L'un avait le visage tout bleu,


L'autre avait le visage tout noir,


Le troisième se nommait Peyrac.


Et je n'étonnerai personne


En confessant que ces gorgones


Qui étaient mâles et non femelles


Firent envoler à grand bruit d'ailes


L'enfer lui-même effrayé


Et que le prix de beauté


Ce fut Satan qui le gagna.

Les yeux d'Angélique coururent à la signature : « Claude Le Petit, poète crotté ! »

La bouche amère, elle froissa la feuille.

« Celui-là aussi, je le tuerai ! » pensa-t-elle.

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