Chapitre 3
En abordant les hauts murs crénelés de l'enclos du Temple d'où jaillissait tout un ensemble de tours gothiques dominées par le sinistre donjon des Templiers, Angélique ne se doutait pas qu'elle pénétrait dans l'endroit de Paris où l'on était le plus sûr de vivre en liberté.
Cette enceinte fortifiée, représentant jadis le fief des moines guerriers appelés templiers, puis ensuite celui des chevaliers de Malte, jouissait de privilèges ancestraux devant lesquels le roi lui-même s'inclinait : on n'y payait pas d'impôts, on n'y subissait aucune entrave administrative et policière, et les débiteurs insolvables y trouvaient asile contre les sentences de prise de corps. Depuis plusieurs générations, le Temple était l'apanage des grands bâtards de France. L'actuel grand prieur, le duc de Vendôme, descendait en ligne droite d'Henri IV et de sa maîtresse la plus célèbre, Gabrielle d'Estrées.
Angélique, qui ne connaissait pas la juridiction spéciale de cette petite ville isolée au sein de la Grande Ville, éprouva une impression pénible en franchissant le pont-levis. Mais, de l'autre côté de la porte voûtée, elle trouva un calme surprenant. Le Temple avait perdu depuis longtemps ses traditions militaires. Ce n'était plus qu'une sorte de retraite paisible qui offrait à ses heureux habitants toutes sortes d'avantages pour une vie à la fois retirée et mondaine. Du côté du quartier aristocratique, Angélique aperçut quelques carrosses stationnant devant les beaux hôtels de Guise, de Boufflers et de Boisboudran.
À l'ombre de la massive tour de César, les jésuites possédaient une maison confortable, où vivaient et venaient se recueillir plus particulièrement ceux de leur congrégation attachés comme aumôniers aux grands personnages de la cour. Dans le vestibule, la jeune femme et l'avocat croisèrent un prêtre au teint d'Espagnol qui ne parut pas inconnu à Angélique. C'était le confesseur de la jeune reine Marie-Thérèse, ramené de la Bidassoa avec les deux nains, la grande chambrière Molina et la petite Philippa.
*****
Desgrez demanda au séminariste qui les avait introduits d'avertir le révérend père de Sancé qu'un homme de loi demandait à l'entretenir au sujet du comte de Peyrac.
– Si votre frère n'est pas au courant de l'affaire, c'est que les jésuites n'ont plus qu'à fermer boutique, déclara l'avocat à Angélique, tandis qu'ils attendaient dans un petit parloir. J'ai souvent pensé que si, par quelque hasard, j'avais à m'occuper de réorganiser la police, je m'inspirerais de leurs méthodes.
Sur ces entrefaites, le père de Sancé entra d'un pas vif. D'un coup d'œil, il reconnut Angélique.
– Ma chère sœur ! dit-il.
Et, venant à elle, il l'embrassa fraternellement.
– Oh ! Raymond ! murmura-t-elle réconfortée par cet accueil.
Déjà il leur faisait signe de s'asseoir.
– Où en êtes-vous de cette pénible affaire ?
Desgrez prit la parole à la place d'Angélique que l'émotion de revoir son frère, jointe à toutes celles qu'elle avait éprouvées depuis moins de trois jours et à l'énergique traitement de maître Georges, rendait incapable de rassembler la moindre idée.
D'un ton docte il résuma la situation. Le comte de Peyrac était à la Bastille sous l'inculpation – secrète – de sorcellerie. Ceci s'aggravait du fait qu'il avait déplu au roi et s'était attiré les soupçons de personnages influents.
– Je sais ! Je sais ! marmottait le jésuite.
Il ne dit pas qui l'avait si bien renseigné, mais après avoir posé sur Desgrez un regard scrutateur, il conclut à brûle-pourpoint :
– Quelle est votre opinion, maître, sur la marche que nous devons suivre pour sauver mon malheureux beau-frère ?
– Je pense qu'en l'occurrence le mieux serait l'ennemi du bien. Le comte de Peyrac est certainement la victime d'une cabale de cour que le roi lui-même ne peut soupçonner, mais qu'un personnage puissant dirige. Je ne nommerai personne.
– Vous faites bien, glissa vivement le père de Sancé, tandis qu'Angélique voyait passer devant elle le profil chafouin du redoutable écureuil2.
– Mais il serait maladroit de chercher à déjouer les manœuvres de personnes qui ont pour elles l'argent et l'influence. Par trois fois, Mme de Peyrac a failli périr dans des attentats. L'expérience doit suffire. Inclinons-nous et parlons de ce qu'il nous est permis d'exposer au grand jour. M. de Peyrac est accusé de sorcellerie. Eh bien, qu'il soit remis à un tribunal ecclésiastique. Voilà, mon père, où votre concours va devenir extrêmement précieux, car je ne vous cache pas que mon influence d'avocat peu connu serait nulle en la matière. Pour faire accepter mes remontrances en tant qu'avocat du comte de Peyrac, il faudrait au moins que le jugement soit décidé et qu'un avocat soit accordé. Initialement, je pense que personne n'y songeait. Mais les différentes interventions que Mme de Peyrac a provoquées à la cour ont remué la conscience du souverain. Je ne doute plus maintenant que le procès soit ouvert. À vous, mon père, d'obtenir la seule forme acceptable et qui évitera les malversations et les falsifications de ces messieurs de la justice civile.
– Je vois, maître, que vous n'avez pas d'illusions sur votre corporation.
– Je n'ai d'illusions sur personne, mon père.
– Vous faites bien, approuva Raymond de Sancé.
Après quoi, il promit de voir quelques personnes dont il ne dit pas les noms, et de tenir l'avocat et, sa sœur au courant de ses démarches.
– Tu es descendue chez Hortense, je crois ?
– Oui, dit en soupirant Angélique.
– À propos, intervint Desgrez, il m'est venu une idée. Ne pourriez-vous user de vos relations, mon père, pour obtenir à madame votre sœur, ma cliente, un logement modeste dans l'enclos ? Vous n'ignorez pas que sa vie reste menacée, mais, au Temple, nul n'oserait se risquer à commettre un crime. On sait fort bien que M. le duc de Vendôme, grand prieur de France, n'admet pas les malandrins à l'intérieur de l'enceinte, et qu'il prend fait et cause pour ceux qui lui demandent asile. Un attentat perpétré sur sa juridiction connaîtrait une publicité que personne ne souhaite. Enfin, Mme de Peyrac pourrait s'inscrire sous un faux nom, ce qui brouillerait sa piste. J'ajoute qu'elle connaîtrait ainsi un peu de repos, ce dont sa santé a fort besoin.
– Votre projet me paraît très sage, approuva Raymond qui, après avoir réfléchi un instant, sortit et revint avec un petit papier où il avait inscrit une adresse : « Mme Cordeau, veuve, logeuse sur le Carreau du Temple. »
– Cette habitation est modeste et même assez pauvre. Mais tu auras une grande chambre et tu pourras prendre tes repas chez cette dame Cordeau, qui est chargée de garder la maisonnette et d'en louer les trois ou quatre pièces. Je sais que tu es habituée à plus de luxe, mais je crois que ce logis correspond à l'obscurité nécessaire que souhaite pour toi Me Desgrez.
– Bien, Raymond, approuva sagement Angélique, qui retrouva un peu de chaleur pour ajouter : Merci de croire à l'innocence de mon mari, et de nous aider à combattre l'injustice dont il est victime.
Le visage du jésuite se fit sévère.
– Angélique, je n'ai pas voulu t'accabler, car ta pauvre mine ainsi que ta tenue m'ont inspiré pitié. Mais ne crois pas que j'aie la moindre indulgence pour la vie scandaleuse de ton mari, dans laquelle il t'a entraînée et que tu expies bien durement aujourd'hui. Cependant, il est normal que je vienne en aide à un membre de ma famille.
La jeune femme ouvrit la bouche pour riposter. Puis elle se ravisa. Décidément, elle était matée.
Malgré tout, elle ne put retenir sa langue jusqu'au bout. Comme Raymond les reconduisait dans le vestibule, il avertit Angélique que leur plus jeune sœur, Marie-Agnès, avait obtenu, grâce à son intervention, un des postes très recherchés de filles d'honneur de la reine.
– À la bonne heure ! s'exclama la jeune femme, Marie-Agnès au Louvre ! Je suis certaine qu'elle s'y formera vite et complètement.
– Mme de Navailles s'occupe spécialement des filles d'honneur. C'est une aimable personne, mais sage et prudente. Je m'entretenais à l'instant même avec le confesseur de la reine, qui m'a dit combien Sa Majesté tenait à l'excellente conduite de ses filles d'honneur.
– Serais-tu naïf ?...
– C'est un travers que nos supérieurs n'admettent pas.
– Alors, ne sois pas hypocrite, conclut Angélique.
Raymond continua de sourire avec affabilité.
– Je vois avec joie que tu es toujours la même, ma chère sœur. Je souhaite que tu trouves la tranquillité dans cette demeure que je t'ai indiquée. Va, je prierai pour toi.
*****
– Ces jésuites sont décidément des gens remarquables, déclara Desgrez un peu plus tard. Pourquoi donc ne me suis-je pas fait jésuite ?
Il se plongea dans l'étude de cette question jusqu'à la rue Saint-Landry. Hortense accueillit sa sœur et l'avocat avec une expression franchement hostile.
– Parfait ! Parfait ! fit-elle en affectant de se maîtriser. Je constate que, de chacune de tes fugues, tu reviens dans un état plus lamentable. Et toujours accompagnée, naturellement.
– Hortense, c'est Me Desgrez !
Hortense tourna le dos à l'avocat, qu'elle ne pouvait souffrir à cause de ses vêtements miteux et de sa réputation de débauché.
– Gaston ! appela-t-elle. Venez donc voir votre belle-sœur. J'espère que vous en serez guéri pour la vie !
Me Fallot de Sancé parut, assez mécontent de l'interpellation de sa femme, mais, à la vue d'Angélique, ses lèvres s'entrouvrirent de stupeur.
– Ma pauvre enfant, dans quel état !...
Sur ces entrefaites, on sonna et Barbe introduisit Gontran. Sa vue acheva d'irriter Hortense, qui éclata en imprécations.
– Qu'ai-je donc fait au Seigneur pour être accablée d'un frère et d'une sœur de ce genre ? Qui pourra croire maintenant que ma famille est réellement d'ancienne noblesse ? Une sœur qui me revient vêtue en chiffetière ! Un frère qui, de dégradation en dégradation, en est réduit à devenir un grossier manouvrier que nobles et bourgeois peuvent tutoyer et battre à coups de canne !... Ce n'est pas seulement cet horrible sorcier boiteux que l'on aurait dû enfermer à la Bastille, mais vous tous avec lui !...
Angélique, indifférente à ces cris, appelait sa petite servante béarnaise, afin que celle-ci vînt l'aider à préparer ses bagages.
Hortense s'interrompit et reprit haleine.
– Tu peux toujours l'appeler ! Elle est partie.
– Comment cela, partie ?
– Ma foi, telle maîtresse, telle servante ! Elle est partie hier avec un grand escogriffe à l'accent épouvantable, qui est venu la demander.
Angélique, atterrée, car elle se sentait responsable de l'adolescente arrachée par elle à son pays natal, se tourna vers Barbe.
– Barbe, il ne fallait pas la laisser partir.
– Est-ce que je savais moi, madame ? pleurnicha la grosse fille. Cette gamine avait le diable au corps. Elle m'a juré sur le crucifix que l'homme qui la demandait était son frère.
– Ouais ! son frère à la manière gasconne. Il y a là-bas une expression « frère de mon pays » qu'emploient entre eux les gens d'une même province. Enfin, tant pis. Je n'aurai plus à dépenser d'argent pour son entretien...
*****
Le soir même, Angélique et son petit garçon emménageaient dans le modeste logis de la veuve Cordeau, sur le Carreau du Temple.
On appelait ainsi la place du marché où affluaient les marchands de volailles, de poissons, de viande fraîche, d'ail, de miel et de cresson, car chacun avait le droit, moyennant une faible redevance au bailli, de s'installer là et de vendre au prix qu'il lui plaisait, sans taxes ni contrôle.
L'endroit était animé et populaire. La veuve Cordeau elle-même n'était qu'une vieille femme, plus paysanne que citadine, qui filait de la laine devant son maigre feu et qui avait un peu l'apparence d'une sorcière.
Mais Angélique trouva la chambre propre, fleurant bon la lessive, le lit confortable, et l'on avait jeté une bonne bottée de paille sur le sol afin d'atténuer le froid du dallage par ce début d'hiver.
Mme Cordeau avait fait monter un petit berceau pour Florimond, une provision de bois et une marmite de bouillon.
Lorsque Desgrez et Gontran l'eurent quittée, la jeune femme s'occupa de faire manger le bébé et de le coucher. Florimond grognait, réclamant Barbe et ses petits cousins. Pour le distraire, elle lui fredonna une chanson : celle du Moulin vert, qu'il affectionnait. Elle ne souffrait presque plus de sa blessure, et les soins qu'elle avait à donner à son petit la distrayaient. Bien qu'elle fût accoutumée à avoir autour d'elle de nombreux domestiques, son enfance avait été assez rude pour qu'elle ne se trouvât pas bouleversée par la disparition de sa dernière servante. Et d'ailleurs les religieuses qui l'avaient élevée ne l'avaient-elles pas habituée aux gros travaux « en prévision des épreuves que le Ciel peut nous envoyer » ? Aussi, lorsque l'enfant fut endormi et qu'elle-même s'étendit entre les draps grossiers mais propres, et que le veilleur de nuit passa sous les fenêtres en criant : « Il est 10 heures. La porte est close. Bonnes gens du Temple, dormez en paix... », elle éprouva un moment de bien-être et de détente.
*****
La porte était close. Alors que la grande ville alentour s'éveillait à l'horreur de la nuit, avec ses tavernes grondantes, ses bandits aux aguets, ses assassins postés et ses crocheteurs de serrures, la petite population du Temple, à l'abri de ses hauts murs crénelés, s'endormait en paix. Les fabricants de faux bijoux, les débiteurs insolvables et les imprimeurs clandestins fermaient leurs paupières, sûrs du lendemain paisible. Du côté de l'hôtel du grand prieur, isolé parmi ses jardins, on entendait un clavecin et, du côté de la chapelle et du cloître, on entendait prier en latin, tandis que quelques chevaliers de Malte, en robe noire et croix blanche, regagnaient leurs cellules.
La pluie tombait. Angélique s'endormit paisiblement.
*****
Elle s'était inscrite au bailliage sous le nom peu compromettant de Mme Martin. Personne ne lui posa de questions. Les jours suivants, elle garda l'impression nouvelle, mais agréable, d'être une jeune mère de milieu simple, qui se mêle à ses voisins et n'a d'autre souci que de s'occuper de son enfant. Chez Mme Cordeau, elle mangeait en compagnie de celle-ci, de son Bis, un garçon de quinze ans qui était apprenti en ville, et d'un vieux commerçant ruiné qui se cachait au Temple de ses créanciers.
– Le malheur de ma vie, disait-il volontiers, c'est que mon père et ma mère m'ont mal élevé. Oui, madame, ils m'ont appris l'honnêteté. C'est la plus grande tare qu'on puisse avoir quand on se destine au commerce.
L'enfant Florimond attirait beaucoup de compliments, et Angélique en était très fière. Elle profitait du moindre rayon de soleil pour le promener à travers les auvents du marché, où toutes les marchandes le comparaient à l'Enfant Jésus de la crèche.
Un des orfèvres, qui avait son échoppe contre la maison où habitait Angélique, lui offrit une croix en pierres rouges imitant le rubis.
Angélique s'émut en attachant au cou du petit le pauvre bijou. Où était le diamant de six carats que Maître Florimond avait failli avaler le jour du mariage du roi, à Saint-Jean-de-Luz ?
Les fabricants de fausse bijouterie faisaient partie des artisans de toute espèce qui se fixaient dans l'Enclos pour se soustraire aux tyranniques exigences des corporations et, le faux étant interdit par celle des Orfèvres de Paris, il n'y avait qu'au Temple que l'on pouvait acheter toute cette bimbeloterie qui faisait la joie des filles du peuple. On les voyait venir de tous les coins de la capitale, fraîches et jolies dans leurs pauvres vêtements d'étoffes ternes, gris le plus souvent, et qui les faisaient surnommer « grisettes ».
Dans ses promenades, elle évitait de se rendre du côté des beaux hôtels où des personnes riches et d'un rang distingué, certains par goût, d'autres par économie, étaient venues s'établir dans l'enclos du Temple. Elle craignait un peu d'être reconnue par les visiteurs et visiteuses dont les carrosses franchissaient la poterne à grand fracas, et surtout elle préférait s'épargner des regrets. Une rupture totale avec sa vie passée était préférable à tous points de vue, et d'ailleurs n'était-elle pas la femme d'un pauvre prisonnier abandonné de tous ?...