Chapitre 7
Avec son revêtement de neige candide, l'énorme forteresse de la Bastille paraissait encore plus sinistre et plus noire. Sous le ciel bas, on voyait s'élever, de la plateforme des donjons, de minces filets de fumée grise. Sans doute avait-on allumé quelques feux chez le gouverneur et au corps de garde, mais Angélique imaginait sans peine l'humidité glaciale des cachots où les prisonniers « oubliés » se recroquevillaient sur leur paillasse humide.
*****
Desgrez l'avait installée, jusqu'à son retour, dans une petite taverne du faubourg Saint-Antoine, dont le patron et surtout la fille de celui-ci semblaient de ses amis. De son poste de guet près de la fenêtre, Angélique pouvait tout observer sans être remarquée. Elle voyait très nettement les soldats du bastion avancé, qui soufflaient dans leurs doigts en battant la semelle autour de leurs canons. Parfois, l'un de leurs camarades les hélait du haut des créneaux, et leurs voix sonores se répondaient dans l'air gelé.
Enfin, Angélique aperçut Desgrez qui, ayant franchi le pont-levis, revenait vers elle. Son cœur se mit à battre d'une appréhension mal définie.
Elle trouvait à l'avocat une démarche bizarre et une mine étrange. Il essaya de sourire, puis parla très vite et d'un ton qui parut à Angélique faussement enjoué. Il dit qu'il avait réussi sans trop de mal à voir M. de Peyrac, et que le gouverneur les avait laissés seuls quelques instants. Ils étaient tombés d'accord pour que Desgrez assurât la défense.
Le comte tout d'abord ne voulait pas d'avocat, prétendant qu'en l'acceptant il acceptait par là même la décision d'être jugé devant un tribunal ordinaire et non, comme il le demandait, par la cour parlementaire. Il voulait se défendre seul, mais, après quelques instants de conversation, il avait accepté le concours qui s'offrait à lui.
– Je suis surpris qu'un homme aussi ombrageux ait cédé si facilement, s'étonna Angélique. Je m'attendais à ce que vous ayez à soutenir une véritable bataille. Car, vous savez, pour ce qui est de trouver des arguments logiques à ce qu'il expose, on peut compter sur lui !
L'avocat plissa le front comme s'il souffrait d'une forte migraine, et demanda à la fille du cabaretier de lui apporter une pinte de bière.
Il dit enfin :
– Votre mari a cédé à la seule vue de votre écriture.
– Il a lu ma lettre ? Il en a été heureux ?
– Je la lui ai lue.
– Pourquoi ? Il...
Elle s'interrompit et murmura d'une voix sans timbre :
– Voulez-vous dire qu'il n'était pas en état de la lire ? Pourquoi ? est-il malade ? Parlez ! J'ai le droit de savoir.
Inconsciemment, elle avait saisi le poignet du jeune homme et lui enfonçait ses ongles dans la chair.
Il attendit que la jeune fille qui le servait se fût éloignée.
– Soyez courageuse, fit-il avec une compassion qui n'était pas feinte. Aussi bien, il vaut mieux que vous sachiez tout. Le gouverneur de la Bastille ne m'a pas caché que le comte de Peyrac avait été soumis à la question préalable.
Angélique devenait livide.
– Que lui a-t-on fait ? On a achevé de briser ses pauvres membres ?
– Non. Mais il est vrai que la torture des brodequins et de l'écartèlement l'a beaucoup affaibli, et, depuis, il est obligé de demeurer étendu. Cependant ce n'est pas le pire. Profitant de l'absence du gouverneur, il a pu me donner quelques détails sur la séance d'exorcisme dont il a été victime de la part du moine Bécher. Il affirme que le poinçon dont celui-ci s'est servi pour l'une des épreuves était truqué et lui enfonçait par moments une longue aiguille dans les chairs. Saisi subitement par une souffrance atroce, il n'a pu s'empêcher de pousser plusieurs fois un cri de douleur qui a été très défavorablement interprété par les témoins. Quant à la religieuse possédée, il ne l'a pas formellement reconnue, car il était à demi évanoui.
– Souffre-t-il ? Est-ce qu'il se désespère ?
– Il a beaucoup de courage, bien que son corps soit épuisé et qu'il ait dû subir près de trente interrogatoires.
Après être resté un instant songeur, Desprez ajouta :
– Dois-je vous l'avouer ? Son aspect m'a saisi au premier abord. Je ne pouvais m'imaginer que vous étiez la femme de cet homme. Et puis, dès les premiers mots échangés, quand ses yeux brillants se sont fixés sur les miens, j'ai compris... Ah !
J'oubliais ! Le comte de Peyrac m'a chargé d'une commission pour son fils Florimond. Il l'avertit qu'à son retour il lui apportera, pour se distraire, deux petites araignées auxquelles il a appris à danser.
– Pouah ! J'espère bien que Florimond n'y touchera pas, dit Angélique qui se retenait de toutes ses forces pour ne pas éclater en sanglots.
*****
– Maintenant, nous y voyons plus clair, déclara le révérend père de Sancé, lorsqu'il eut écouté le récit que venait de lui faire l'avocat de ses dernières démarches. À votre avis, maître, l'accusation se bornera aux actes dits de sorcellerie, et s'appuiera sur le procès-verbal dressé par le moine Bécher ?
– J'en suis convaincu, car les quelques bruits qu'on a essayé de lancer sur la soi-disant trahison du comte de Peyrac contre le roi ont été reconnus sans fondement. En désespoir de cause, on en revient à la première accusation : c'est un sorcier que ce tribunal civil prétend juger.
– Parfait. Il faut donc convaincre les juges, d'une part qu'il n'y a rien de surnaturel dans les travaux miniers auxquels se livrait mon beau-frère, et pour cela il vous faut obtenir les témoignages des ouvriers avec lesquels il opérait. D'autre part, il importe de réduire à néant la valeur de l'exorcisme sur lequel l'accusation pense s'appuyer.
– La partie serait gagnée si les juges, qui sont tous fort croyants, pouvaient être convaincus qu'il s'agit là d'un faux exorcisme.
– Nous vous aiderons à le prouver.
Raymond de Sancé frappa du plat de sa main la table du parloir, et tendit vers l'avocat son fin visage au teint mat. Ce geste et ces yeux clos à demi, c'était soudain le grand-père de Ridoué qui revivait. Chaque fois, Angélique en était émue, et son cœur se réchauffait de sentir s'étendre sur1 son foyer menacé l'ombre protectrice de Monteloup.
– Car il y a une chose que vous ne savez pas, monsieur l'avocat, scanda le jésuite d'une voix ferme, de même que l'ignorent bien des princes de l'Église de France dont, il est vrai, l'éducation religieuse est moins poussée parfois que celle d'un pauvre curé de campagne. Eh bien, apprenez qu'il n'y a qu'un seul homme en France qui, de par le pape, est autorisé à juger les cas de possession et les manifestations de Satan. Cet homme fait partie de la Compagnie de Jésus. Ce n'est qu'à la suite d'une vie prudente, d'études approfondies et arides, qu'il a reçu de S. S. le pape le redoutable privilège de s'entretenir face à face avec le Prince des Ténèbres. Maître Desgrez, je suis persuadé que vous désarçonnerez beaucoup les juges lorsque vous leur apprendrez que, seul un procès-verbal d'exorcisme signé par le révérend père Kircher, grand exorciste de France, est valable aux yeux de l'Église.
– Certes, s'exclama Desgrez, très agité, j'avoue que je me doutais un peu d'une chose de ce genre, mais ce moine Bécher a agi avec une habileté infernale et a réussi à se faire accréditer par le cardinal de Gondi, archevêque de Paris. Je dénoncerai ce vice de procédure religieuse ! s'écria l'avocat qui se voyait déjà à la barre, je dénoncerai les prêtres non mandatés qui, par un simulacre blasphématoire, ont essayé de ridiculiser l'Église.
– Ayez la patience de m'attendre quelques instants, dit le père de Sancé en se levant.
Il revint peu après accompagné d'un autre jésuite qu'il présenta comme étant le père Kircher.
Angélique était très impressionnée de rencontrer le grand exorciste de France. Elle ne savait pas trop à quoi elle s'était attendue. Mais elle n'avait certainement pas pensé se trouver devant un homme d'aspect aussi modeste. Sans sa soutane noire éclairée sur sa poitrine d'une croix de cuivre, on eût pris volontiers ce grand jésuite peu bavard pour un paysan paisible plutôt que pour un ecclésiastique accoutumé à converser avec le diable.
Angélique sentit que Desgrez lui-même, malgré son scepticisme foncier, ne manquait pas d'être intrigué par la personnalité du nouveau venu. Raymond dit qu'il avait déjà mis le père Kircher au courant de l'affaire, et il l'informa des derniers événements.
Le grand exorciste écoutait avec un bon sourire rassurant.
– La chose me paraît simple, dit-il enfin. Il me faut pratiquer à mon tour un exorcisme en règle. La lecture que vous en ferez à l'audience et que j'appuierai de mon témoignage mettra certainement dans une situation épineuse la conscience de ces messieurs.
– Ça n'est pas si simple, fit Desgrez en se grattant vigoureusement la tête. Vous faire pénétrer à la Bastille, même à titre d'aumônier et pour ce prisonnier qui est extrêmement surveillé, me semble une gageure...
– D'autant plus qu'il faut que nous soyons trois.
– Pourquoi cela ?
– Le démon est trop habile pour qu'un seul homme, même bardé de prières, puisse le provoquer sans danger. Pour aborder un homme qui fait commerce avec le diable, il me faut être assisté de deux au moins de mes acolytes habituels.
– Mais mon mari ne fait pas commerce avec le diable ! protesta Angélique.
Elle plongea brusquement son visage dans ses mains pour dissimuler un fou rire subit. À force d'entendre dire que son mari commerçait avec le diable, elle finissait par se représenter Joffrey debout devant un comptoir de boutique et devisant avec un diable cornu et souriant. Ah ! quand ils se retrouveraient enfin chez eux, à Toulouse, comme ils riraient à grands éclats de toutes ces sottises ! Elle s'imaginait sur les genoux de Joffrey, enfouissant ses lèvres dans l'épaisse chevelure au parfum de violette, tandis que les mains merveilleuses de Joffrey retrouveraient avec de longues caresses le corps qu'il aimait.
Son rire intempestif s'acheva dans un sanglot bref.
– Prends courage, ma chère sœur, dit doucement Raymond. La naissance du Christ nous apporte l'espérance : paix aux hommes de bonne volonté.
*****
Mais ces alternatives d'espoir et de désespoir rongeaient la jeune femme. Si elle se reportait en pensée au dernier Noël qu'elle avait vécu parmi les fêtes de Toulouse, elle se sentait envahie d'effroi devant le chemin parcouru. Un an plus tôt, aurait-elle pu s'imaginer qu'elle se trouverait, en cette veille de Noël, alors que les cloches de Paris se déchaînaient sous le ciel gris, sans autre asile que l'âtre d'une mère Cordeau ? Près de la vieille qui filait sa quenouille et de l'apprenti bourreau qui jouait innocemment avec le petit Florimond, elle n'avait d'autre courage que de tendre ses paumes à la flamme. Assise à son côté sur le même banc, la veuve Scarron, aussi jeune, aussi belle, aussi minable et déshéritée qu'elle-même, glissait parfois doucement son bras autour de la taille de sa compagne et se serrait contre elle dans un besoin frileux de sentir une autre chair contre sa chair solitaire. Le vieux marchand de nouveautés, réfugié lui aussi près du seul feu de la triste masure, somnolait dans le fauteuil de tapisserie qu'il avait descendu de sa chambre. Il marmonnait en dormant et faisait des additions, à la recherche obstinée des raisons de sa faillite. Quand le craquement d'une bûche l'éveillait, il souriait et s'écriait avec effort :
– N'oublions pas que Jésus va naître. Le monde entier est à la joie. Si nous chantions quelque petit cantique ?
Et, au grand plaisir de Florimond, il chevrotait avec ardeur :
Nous étions trois bergerettes
Auprès d'un petit ruisseau.
En gardant nos brebiettes
Naulet, Nau, Nau, Nau,
Qui passaient dans le préau.
Quelqu'un frappa à la porte. On vit une ombre noire qui glissa quelques mots à Cordaucou.
– C'est pour Mme Angélique, fit le garçon.
Angélique se leva, croyant trouver Desgrez. Dans l'entrée, elle vit un cavalier botté, enveloppé d'un grand manteau et dont le feutre baissé cachait le visage.
– Je viens te faire mes adieux, ma chère sœur.
C'était Raymond.
– Où pars-tu ? s'étonna-t-elle.
– Pour Rome... Je ne peux te donner de détails sur la mission dont je suis chargé, mais dès demain tout le monde saura que les relations entre l'ambassade française et le Vatican se sont aggravées. L'ambassadeur a refusé d'obtempérer aux ordres du Saint-Père, qui demandait que seul le personnel des relations diplomatiques fût admis dans l'enceinte de l'ambassade. Et Louis XIV a fait dire qu'il répondrait par la force à quiconque voudrait lui imposer d'autres décisions que les siennes. Nous sommes à la veille d'une rupture entre l'Église de France à la papauté. Il faut à tout prix éviter cette catastrophe. Je dois me rendre à bride abattue jusqu'à Rome pour essayer de négocier une entente et d'apaiser les esprits.
– Tu pars ! répéta-t-elle atterrée. Tu m'abandonnes, toi aussi ? Et la lettre pour Joffrey ?
– Hélas ! ma pauvre petite, je crains fort que dans ces conditions n'importe quelle supplique du souverain pontife ne soit mal accueillie par notre monarque. Mais tu peux compter sur moi cependant pour m'occuper de cette affaire pendant mon séjour à Rome. Tiens, voilà un peu d'argent. Et puis écoute, j'ai vu Desgrez il y a une heure à peine. Ton mari vient d'être transféré dans les prisons du Palais de justice.
– Qu'est-ce que cela signifie ?
– Qu'il va être jugé bientôt. Ce n'est pas tout. Au Palais de justice, Me Desgrez se fait fort de pouvoir introduire le père Kircher et ses acolytes. Cette nuit même... profitant du va-et-vient des offices, ils seront près du prisonnier. Je ne doute pas que l'épreuve soit décisive. Aie confiance !
Elle l'écoutait le cœur glacé, incapable de ranimer en elle l'espérance. Ce fut le religieux qui, la prenant par ses épaules graciles, l'attira vers lui et baisa fraternellement ses joues froides.
– Aie confiance, ma chère sœur, répéta-t-il.
Elle entendit décroître, étouffé par le tapis de neige, le pas de deux chevaux qui, ayant franchi la poterne de l'Enclos, s'éloignaient dans Paris.
*****
L'avocat Desgrez habitait, sur le Petit-Pont qui relie la Cité au quartier de l'Université, une de ces vieilles maisons grêles au toit pointu, dont les fondations trempaient dans la Seine depuis des siècles et qui ne parvenaient pas à s'écrouler malgré les inondations.
Angélique, folle d'impatience, finit par se rendre chez lui. Elle avait obtenu son adresse du tavernier des Trois-Maillets.
Arrivée à l'endroit qu'on lui avait indiqué, elle hésita un peu. Vraiment cette maison ressemblait à Desgrez : pauvre, dégingandée, tant soit peu arrogante. Angélique grimpa l'escalier en tournevis, dont la rampe de bois pourri s'ornait de curieuses sculptures grimaçantes.
Au dernier étage, il n'y avait qu'une porte. Elle entendit renifler, au ras du plancher, le chien Sorbonne. Elle frappa.
Une grosse fille au visage fardé, et dont le mouchoir de col bâillait sur une poitrine généreuse, vint ouvrir.
Angélique recula un peu. Elle n'avait pas songé à cela.
– Qu'est-ce que tu veux ? demanda l'autre.
– Est-ce ici qu'habite Me Desgrez ?
Quelqu'un bougea à l'intérieur de la pièce, et l'avocat apparut, une plume d'oie à la main.
– Entrez, madame, fit-il d'un ton très naturel.
Puis il poussa la fille dehors et referma la porte.
– Vous n'avez donc pas deux sous de patience ? reprit-il d'un ton de reproche. Il faut que vous veniez me relancer jusque dans ma bauge, au risque de perdre la vie...
– Je n'avais aucune nouvelle depuis...
– Depuis six jours seulement.
– Quel est le résultat de l'exorcisme ?
– Asseyez-vous là, fit Desgrez sans la moindre pitié, et laissez-moi terminer ce que je suis en train d'écrire. Ensuite, nous parlerons.
Angélique s'assit sur le siège qu'il lui montrait et qui n'était autre qu'un simple coffre de bois, destiné sans doute à ranger des vêtements. Elle regardait autour d'elle en se disant qu'elle n'avait jamais vu un intérieur aussi misérable. Le jour n'y pénétrait que par des petits carreaux de couleur verdâtre, encadrés de plomb. Dans l'âtre, un feu maigre n'arrivait pas à dissiper l'humidité venue du fleuve que l'on entendait couler plus bas entre les pilotis du Petit-Pont. Dans un coin, des livres étaient entassés sur le plancher. Desgrez lui-même n'avait pas de table. Assis sur un escabeau, il écrivait, une planche posée sur les genoux. Son écritoire était à terre, près de lui.
Le seul meuble important était le lit, mais les courtines de serge bleue et les couvertures en étaient constellées de trous. Cependant il y avait des draps blancs, usés mais propres. Malgré elle, les yeux d'Angélique revenaient sans cesse vers ce lit bouleversé, dont le désordre trahissait sans fard la scène qui avait dû s'y dérouler quelques instants auparavant entre l'avocat et la fille, si lestement congédiée. La jeune femme sentit le sang lui monter aux joues.
Une longue continence, vécue dans des alternatives d'espoir et de découragement qui lui exaspéraient les nerfs, la rendait sensible à cette évocation. Elle éprouva le désir intense de se blottir contre une épaule masculine et de tout oublier dans une étreinte exigeante, un peu brutale, comme devait l'être celle de ce garçon dont la plume grinçait dans le silence.
Elle le regarda. Absorbé, il plissait le front et remuait ses noirs sourcils sous l'effort de la pensée.
Elle éprouva un peu de honte et, pour dissimuler son trouble, caressa machinalement la grosse tête que le chien danois avait posée dévotement sur ses genoux.
– Ouf ! s'exclama Desgrez en se levant et en s'étirant. Jamais de ma vie je n'ai tant parlé de Dieu et de l'Eglise. Savez-vous ce que représentent ces feuillets que vous voyez épars sur mon dallage ?
– Non.
– La plaidoirie de Me Desgrez, avocat, qu'il prononcera au procès du seigneur de Peyrac, accusé de sorcellerie, procès qui tiendra ses assises au Palais de justice le 20 janvier 1661.
– La date est fixée ? s'écria Angélique qui se sentit pâlir. Oh ! je veux absolument y assister. Déguisez-moi en homme de robe ou en moine. Il est vrai que je suis enceinte, fit-elle en se regardant avec ennui. Mais cela se voit à peine. Mme Cordeau affirme que j'aurai une fille, car je porte le bébé très haut. À la rigueur, je puis passer pour un clerc qui aime bien la bonne chère...
Desgrez se mit à rire.
– Je ne sais pas si la supercherie ne serait pas un peu trop visible. J'ai trouvé mieux. Il y aura quelques religieuses admises à l'audience. Vous vous déguiserez avec cornette et scapulaire.
– Cette fois je me demande si la bonne réputation des nonnes ne sera pas atteinte par mon embonpoint ?
– Bah ! Avec une ample robe et une bonne mante, il n'y paraîtra pas. Mais, attention, je peux compter sur votre sang-froid ?
– Je vous promets que je serai la plus discrète des auditrices.
– Ce sera dur, fit Desgrez. Je ne peux absolument pas prévoir comment les choses vont tourner. Tout tribunal a ceci de bon, c'est qu'il est sensible à une déposition sensationnelle faite devant lui. Je tiens donc en réserve la démonstration artisanale de la fabrication de l'or, pour réduire à néant les accusations d'alchimie, et surtout le procès-verbal du père Kircher, seul accrédité par l'Église et qui déclare votre mari comme ne présentant aucun signe de possession.
– Merci, mon Dieu ! soupira Angélique.
Touchait-elle au bout de ses épreuves ?
– Nous gagnerons, n'est-ce pas ?
Il eut un geste dubitatif.
– J'ai vu ce Fritz Hauër, que vous avez fait appeler, reprit-il après un instant de silence. Il est arrivé avec toutes ses casseroles et ses cornues. Impressionnant, le bonhomme ! C'est dommage. Enfin ! Je le cache au couvent des chartreux, dans le faubourg Saint-Jacques. Quant au Maure, avec lequel j'ai pu converser en me glissant aux Tuileries sous les traits d'un marchand de vinaigre, son concours nous est assuré. Surtout ne parlez à personne de mon plan. Il y va peut-être de la vie de ces pauvres gens. Et la réussite est suspendue à ces quelques démonstrations.
La recommandation parut superflue à la malheureuse Angélique, qui commençait à avoir la bouche sèche et brûlante à force de craindre et d'espérer.
– Je vais vous raccompagner, dit l'avocat. Paris est malsain pour vous. Ne sortez plus de l'Enclos avant le matin du procès. Une religieuse viendra vous y chercher avec des vêtements et vous accompagnera jusqu'au Palais de justice. Je vous avertis tout de suite que cette respectable nonne est peu aimable. C'est ma sœur aînée. Elle m'a élevé et elle est entrée au couvent lorsqu'elle a vu que ses vigoureuses corrections ne m'avaient pas empêché de m'écarter du droit chemin. Elle prie pour la rémission de mes péchés. Bref, elle ferait n'importe quoi pour moi. Vous pouvez avoir toute confiance en elle.
Dans la rue, Desgrez prit le bras d'Angélique. Elle se laissa faire, heureuse de cet appui.
Comme ils arrivaient à l'extrémité du Petit-Pont, Sorbonne se mit en arrêt et pointa ses oreilles.
À quelques pas, dressé avec une sorte d'insolence, un grand athlète haillonneux paraissait attendre les deux promeneurs. Sous son feutre déteint planté d'une plume, on devinait son visage marqué d'une loupe violette et barré par le bandeau noir qui lui cachait un œil. L'homme souriait.
Sorbonne bondit vers lui. Le gueux sauta de côté avec une souplesse d'acrobate et s'engouffra sous la porte d'une des maisons du Petit-Pont. Le chien fila derrière lui.
On entendit un « plouf » sonore.
– Sacré Calembredaine ! grommela Desgrez. Il a sauté dans la Seine malgré les glaçons, et je parie qu'en ce moment il est en train de se défiler dans les pilotis. Il a de véritables cachettes de rat sous tous les ponts de Paris. C'est un des plus audacieux bandits de la ville.
Sorbonne revenait l'oreille basse.
Angélique essayait de maîtriser sa frayeur, mais elle ne pouvait se défendre d'une angoissante appréhension. Il lui semblait que ce misérable dressé soudain sur son chemin était le symbole d'un destin effrayant.