Chapitre 10

« Tout est perdu !... C'est ma faute ! J'ai perdu Joffrey », se répétait Angélique. Hagarde, elle courait à travers les couloirs du Louvre. Elle cherchait Kouassi-Ba ! Elle voulait voir la Grande Mademoiselle !... En vain, son cœur étreint d'angoisse appelait le secours d'un cœur ami. Les silhouettes qu'elle croisait étaient sourdes et aveugles, marionnettes inconsistantes venues d'un autre monde.

La nuit tombait, traînant une tempête d'octobre qui cinglait les vitres, rabattait les flammes des bougies, sifflait sous les portes, remuait les tentures. Colonnades, mascarons, ombres solennelles des escaliers géants, menuiseries dorées, ponts et galeries, dalles, trumeaux, cimaises... Angélique errait à travers le Louvre comme à travers une ténébreuse forêt. Un labyrinthe mortel. Dans l'espoir de trouver Kouassi-Ba, elle descendit et gagna l'une des cours. Elle dut reculer devant l'averse, qui, des gouttières, se déversait avec un bruit torrentiel.

Sous l'escalier, une troupe de comédiens italiens qui, ce soir-là, allaient danser devant le roi, s'était réfugiée autour d'un brasero. La lueur rouge du foyer éclairait les bariolages des costumes d'Arlequins, leurs masques noirs, les blancs travestissements de Pantalon et de ses clowns.

Ayant regagné l'étage, Angélique aperçut enfin un visage de connaissance. C'était Brienne. Il lui dit qu'il avait vu M. de Préfontaines chez la jeune princesse Henriette d'Angleterre ; peut-être celui-ci pourrait-il lui indiquer où se trouvait Mlle de Montpensier.

*****

Chez la princesse Henriette, on jouait gros jeu autour des tables, dans la tiédeur des chandelles de cire qui éclairaient gaiement le grand salon. Angélique aperçut Andijos, Péguilin, d'Humières et de Guiche. Ils étaient absorbés par le jeu ou peutêtre firent-ils mine de ne pas la voir. M. de Préfontaines, qui sirotait un verre de liqueur près de la cheminée, lui dit que Mlle de Montpensier était allée faire une partie de cartes avec la jeune reine dans l'appartement d'Anne d'Autriche. S. M. la reine Marie-Thérèse, fatiguée, intimidée, parlant mal . le français, n'aimait pas se mêler à la jeunesse peu indulgente de la cour. Mademoiselle allait chaque soir faire une partie avec elle. Mademoiselle était très bonne ; cependant, comme la petite reine se couchait tôt, il était fort possible que Mademoiselle passât d'ici peu chez sa cousine Henriette. De toute façon, elle ferait appeler M. de Préfontaines, car elle ne s'endormait pas sans avoir vérifié ses comptes avec lui.

Angélique, ayant décidé de l'attendre, s'approcha d'une table où les officiers de bouche avaient disposé un souper froid et des pâtisseries. Elle était toujours très humiliée de l'appétit qu'elle gardait, même dans les circonstances les plus graves. Encouragée par M. de Préfontaines, elle s'assit et mangea une aile de poulet, deux œufs en gelée et divers pâtés et confitures. Puis, ayant demandé à un page l'aiguière d'argent pour se rincer les doigts, elle se mêla à un groupe de joueurs et prit des cartes. Elle avait un peu d'argent. Bientôt la chance la favorisa et elle commença de gagner. Elle en fut réconfortée. Si elle pouvait remplir sa bourse, ce ne serait pas finalement une journée entièrement catastrophique. Elle se plongea dans le jeu. Les piles d'écus s'amoncelaient devant elle. L'un de ses voisins, qui perdait, dit, moitié figue, moitié raisin :

– Ne nous étonnons pas : c'est la petite sorcière.

Elle lui rafla sa mise d'une main preste, et ne comprit que quelques secondes plus tard l'allusion. Ainsi la disgrâce de Joffrey commençait à être connue. On se chuchotait d'une oreille à l'autre qu'il était accusé de sorcellerie. Cependant Angélique resta fermement à sa place.

« Je ne quitterai le jeu que lorsque je commencerai à perdre. Oh ! si je pouvais les ruiner tous et avoir assez d'or pour acheter les juges... »

Tandis qu'elle abattait une fois de plus trois as insolents, une main se glissa autour de sa taille et la pinça.

– Pourquoi êtes-vous revenue au Louvre ? souffla à son oreille le marquis de Vardes.

– Certainement pas pour vous revoir, répondit Angélique sans le regarder.

Et elle se dégagea avec brusquerie. Il prit des cartes et les disposa machinalement, tout en continuant sur le même ton :

– Vous êtes folle ! Vous voulez absolument vous faire assassiner ?

– Ce que je veux faire ne vous regarde aucunement.

Il joua, perdit, posa une nouvelle mise sur la table.

– Écoutez, il est temps encore. Suivez-moi. Je vais vous faire donner une escorte de suisses pour vous accompagner chez vous.

Cette fois, elle le dévisagea avec mépris.

– Je n'ai aucune confiance en votre protection, monsieur de Vardes, et vous savez pourquoi.

Il abattit ses cartes avec un dépit contenu.

– Eh ! je suis bien bête de me soucier de vous.

Il hésita encore avant de grommeler avec une grimace mauvaise :

– Vous me contraignez à un rôle ridicule. Mais enfin, puisqu'il n'y a pas d'autre moyen de vous faire entendre raison, je vous dirai : pensez à votre fils. Sortez du Louvre immédiatement, et surtout évitez de rencontrer le frère du roi !

– Je ne bougerai pas de cette table tant que vous serez dans les parages, répondit Angélique, très calme.

Les mains du gentilhomme se crispèrent. Mais il quitta subitement la table de jeu.

– C'est bon, je m'en vais. Ne tardez pas à faire de même. Il y va de votre vie.

Elle le vit s'éloigner, saluant à droite et à gauche, puis sortir. Angélique restait troublée. Elle ne pouvait écarter le sentiment apeuré qui se glissait en elle comme un froid serpent. Vardes lui préparait-il un autre piège ? Il était capable de tout. Pourtant la voix du cynique gentilhomme avait un accent inusité.

L'évocation qu'il avait faite de Florimond la bouleversa tout à coup. Elle eut la vision du délicieux petit bonhomme, en béguin rouge, titubant dans sa longue robe brodée, son hochet d'argent au poing. Qu'adviendrait-il de lui si elle venait à disparaître ?...

La jeune femme laissa ses cartes, glissa les pièces d'or dans sa bourse. Elle avait gagné quinze cents livres. Elle ramassa son manteau sur le dos d'un fauteuil et alla saluer la princesse Henriette, qui lui répondit par une inclination de tête indifférente.

À regret, Angélique quitta le salon, refuge de lumière et de chaleur. Un courant d'air claqua la porte derrière elle. Le vent sifflant couchait les flammes tressautantes des chandelles qui semblaient soumises à une panique folle. Ombres et flammes s'agitaient comme en transe. Puis le calme revenait, tandis que le vent allait miauler plus loin, et dans les perspectives silencieuses des couloirs plus rien ne bougeait. Ayant demandé son chemin au suisse de garde posté devant l'appartement de la princesse Henriette, Angélique marchait vite, serrant sa mante autour d'elle. Elle s'efforçait de ne pas avoir peur, mais chaque recoin lui semblait dissimuler une forme suspecte. Comme elle approchait de l'angle d'un couloir, elle ralentit le pas. Une angoisse insurmontable la paralysait.

« Ils sont là », se dit-elle.

Elle ne voyait personne, mais une ombre traînait au ras du sol. Cette fois il n'y avait plus de doute : un homme faisait le guet...

Angélique s'arrêta tout à fait. Quelque chose bougea à l'angle du mur, et une silhouette drapée dans un manteau sombre, le feutre enfoncé profondément sur les yeux, apparut lentement, lui barrant le passage. Se mordant les lèvres pour retenir un cri, Angélique se détourna aussitôt et revint sur ses pas. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Maintenant, ils étaient trois, et ils la suivaient. La jeune femme hâta le pas. Mais les trois personnages se rapprochaient. Alors elle se mit à courir avec la légèreté d'une biche.

Elle n'avait pas besoin de se retourner pour savoir qu' ils s'étaient élancés à sa poursuite. Elle entendait derrière elle leurs pas, volontairement assourdis. Ils couraient sur la pointe des pieds. C'était une poursuite silencieuse, irréelle, une course de cauchemar à travers le désert de l'immense palais. Tout à coup, Angélique aperçut une porte entrouverte sur sa droite. Elle venait de tourner l'angle d'un couloir. Les poursuivants n'étaient plus en vue.

Elle s'engouffra dans la pièce, referma la porte, poussa la targette. Appuyée contre le battant, plus morte que vive, elle entendit les pas précipités des hommes et perçut leurs souffles haletants. Puis le silence retomba.

Titubant d'émotion, Angélique alla s'appuyer contre le lit. Il n'y avait personne, mais quelqu'un sans doute ne tarderait pas à venir. Les draps du lit étaient préparés pour la nuit. Un feu flambait dans la cheminée et éclairait la pièce, ainsi qu'une petite veilleuse à huile placée sur la table de chevet.

Angélique, une main posée sur sa poitrine, reprenait haleine.

« Il faut absolument que je sorte de ce guêpier », se dit-elle. Elle avait été bien inconsciente de s'imaginer qu'ayant échappé à un premier attentat dans les couloirs du Louvre, elle pourrait échapper à un second. Certes, en la faisant revenir au Louvre, la Grande Mademoiselle était ignorante des dangers qu'Angélique courait. Le roi lui-même, elle en était sûre, ne soupçonnait pas ce qui se tramait à l'intérieur de son palais. Mais, au Louvre, régnait la présence occulte de Fouquet. Tremblant que le secret d'Angélique n'amenât la ruine de son étonnante fortune, le surintendant avait alerté son âme damnée, Philippe d'Orléans, il avait jeté la crainte dans le cœur de ceux qui vivaient de lui, tout en flattant le roi. L'arrestation du comte de Peyrac était une étape. La disparition d'Angélique complétait la manœuvre prudente. Seuls les morts ne parlent pas. La jeune femme serra les dents. Une volonté farouche l'envahit. Elle échapperait à la mort.

Des yeux, elle fit le tour de la pièce, cherchant l'issue par laquelle elle pourrait essayer de s'évader sans risquer d'attirer l'attention.

Tout à coup, son regard se dilata d'effroi.

Devant elle, la tenture bougeait. Elle entendit le grincement d'un pêne dans une serrure. Une porte dissimulée s'ouvrit très lentement et, dans l'ouverture, les trois hommes qui l'avaient poursuivie apparurent.

Elle n'eut pas de peine à reconnaître, en celui qui s'avançait le premier. Monsieur, frère du roi.

Il rabattit son manteau de conspirateur, fit bouffer d'une chiquenaude les dentelles de son jabot. Il ne la quittait pas des yeux, tandis qu'un sourire froid retroussait sa petite bouche aux lèvres rouges.

– Parfait ! s'exclama-t-il de sa voix de fausset. La biche est tombée dans le piège. Mais quelle course ! Vous pouvez vous vanter, madame, d'avoir le pied léger.

Angélique s'arma de sang-froid et, bien qu'elle sentît ses jambes se dérober sous elle, esquissa une révérence.

– C'est donc vous, monseigneur, qui m'avez tant effrayée ? J'ai cru avoir affaire à quelques malandrins ou coupe-bourses du Pont-Neuf qui s'étaient introduits dans le palais en quête d'un mauvais coup.

– Oh ! il m'est déjà arrivé de jouer la nuit au brigand sur le Pont-Neuf, dit le petit Monsieur d'un air suffisant, et personne ne peut m'en remontrer pour couper les bourses ou percer la bedaine d'un bourgeois. N'est-il pas vrai, mon très cher ?

Il se tournait vers l'un de ses compagnons. Celui-ci relevait son feutre, découvrant les traits du chevalier de Lorraine. Sans répondre, le favori s'approcha et tira son épée, qui jeta un reflet rougeâtre à la lueur du feu.

Angélique regardait avec attention le troisième, qui se tenait un peu à l'écart.

– Clément Tonnel, dit-elle enfin, que faites-vous ici, mon ami ?

L'homme s'inclina très bas.

– Je suis aux ordres de monseigneur, répondit-il.

Et il ajouta, emporté par la force de l'habitude :

– Que madame la comtesse m'excuse.

– Je vous excuse bien volontiers, dit Angélique qui tout à coup était saisie d'une nerveuse envie de rire. Mais pourquoi tenez-vous un pistolet à la main ?

Le maître d'hôtel jeta un regard embarrassé sur son arme. Cependant, il se rapprocha du lit où Angélique continuait de s'appuyer.

Philippe d'Orléans avait tiré le tiroir du guéridon qui servait de table de chevet. Il en sortit un verre à demi plein d'un liquide noirâtre.

– Madame, dit-il solennellement, vous allez mourir.

– Vraiment ? répondit Angélique.

Elle les regardait tous trois, debout devant elle. Il lui semblait que son être se dédoublait. Au fond d'elle-même, une femme affolée se tordait les mains, criait :

« Pitié, je ne veux pas mourir ! » Une autre, lucide, songeait : « Ils ont vraiment l'air ridicule. Tout ceci est une mauvaise plaisanterie. »

– Madame, vous nous avez nargués, reprit le petit Monsieur, dont la bouche se crispait d'impatience. Vous allez mourir, mais nous sommes généreux : nous vous laissons le choix de votre mort : poison, fer ou feu.

Un coup de vent secoua violemment la porte et rabattit une fumée acre à l'intérieur de la pièce. Angélique avait redressé la tête avec espoir.

– Oh ! personne ne viendra, personne ne viendra ! ricana le frère du roi. Ce lit est votre lit de mort, madame. Il a été préparé pour vous.

– Mais enfin, que vous ai-je fait ? s'écria Angélique, qui commençait à sentir une sueur d'angoisse mouiller ses tempes. Vous parlez de ma mort comme d'une chose naturelle, indispensable. Permettez-moi de ne pas partager votre opinion. Le plus grand criminel a le droit de savoir de quoi on l'accuse et de se défendre.

– La plus habile défense ne changera rien au verdict, madame.

– Eh bien, si je dois mourir, au moins dites-moi pourquoi ! reprit la jeune femme avec véhémence.

À tout prix, il fallait gagner du temps.

Le jeune prince jeta un regard interrogateur à son compagnon.

– Après tout, puisque aussi bien, dans quelques instants, vous aurez cessé de vivre, je ne vois pas pourquoi nous nous montrerions inutilement inhumains, dit-il de sa voix sucrée. Madame, vous n'êtes pas si ignorante que vous le clamez. Vous vous doutez parfaitement sur les ordres de qui nous sommes ici ?

– Le roi ? s'écria Angélique en feignant le respect.

Philippe d'Orléans haussa ses épaules délicates.

– Le roi est tout juste bon à envoyer en prison les gens contre lesquels on attise sa jalousie. Non, madame, il ne s'agit pas de Sa Majesté.

– De qui donc alors le frère du roi peut-il admettre de recevoir des ordres ?

Le prince tressaillit.

– Je vous trouve bien osée, madame, de parler ainsi. Vous m'offensez !

– Et moi, je trouve que vous êtes, dans votre famille, bien susceptibles ! riposta Angélique dont la colère surmontait la terreur. Qu'on vous fête ou qu'on vous cajole, vous vous offensez parce que celui qui vous reçoit paraît plus riche que vous. Qu'on vous offre des présents, et c'est une insolence ! Qu'on ne vous salue pas assez profondément, c'en est une autre ! Qu'on ne vive pas en mendiants à tendre la main jusqu'à ruiner l'État comme toute votre basse-cour de seigneurs, c'est d'une arrogance blessante ! Qu'on paie ses impôts rubis sur l'ongle, c'est une provocation !... Une bande de chipoteurs, voilà ce que vous êtes, vous, votre frère le roi, votre mère, et tous vos traîtres de cousins : Condé, Montpensier, Soissons, Guise, Lorraine, Vendôme...

Elle s'arrêta à bout de souffle.

Dressé sur ses hauts talons comme un jeune coq sur ses ergots, Philippe d'Orléans jeta un regard indigné à son favori.

– Avez-vous jamais entendu parler de la famille royale avec une pareille insolence ?

Le chevalier de Lorraine eut un sourire cruel.

– Les injures ne tuent pas, monseigneur. Allons, finissons-en, madame.

– Je veux savoir pourquoi je meurs, s'entêta Angélique.

Elle ajouta précipitamment, décidée à tout pour gagner quelques minutes :

– Est-ce à cause de M. Fouquet ?

Le frère du roi ne put s'empêcher de sourire avec satisfaction.

– Ainsi la mémoire vous revient ? Vous savez donc pourquoi M. Fouquet tient tant à votre silence ?

– Je ne sais qu'une chose, c'est qu'il y a des années j'ai fait avorter le complot d'empoisonnement qui devait vous supprimer, vous-même, monsieur, ainsi que le roi et le cardinal. Et je regrette amèrement que la chose ne se soit pas produite, par les soins dudit M. Fouquet et du prince de Condé.

– Ainsi, vous avouez ?

– Je n'ai rien à avouer. La trahison de ce valet vous a amplement renseigné sur ce que je savais et que j'ai confié à mon mari. Jadis je vous ai sauvé la vie, monseigneur, et voilà comment vous me remerciez !

Une émotion fugitive parut sur le visage efféminé du jeune homme. Son égoïsme le rendait sensible à tout ce qui le concernait.

– Le passé est le passé, dit-il d'une voix hésitante. M. Fouquet, depuis, m'a comblé de ses bienfaits. Il est juste que je l'aide à écarter la menace qui pèse sur lui. Vraiment, madame, vous me voyez navré, mais il est trop tard. Pourquoi n'avez-vous pas accepté la proposition raisonnable que M. Fouquet vous a faite par l'entremise de Mme de Beauvais ?

– J'ai cru comprendre qu'il me faudrait abandonner mon mari à son triste sort.

– Évidemment. On ne peut faire taire un comte de Peyrac qu'en le murant dans une prison. Mais une femme qui a pour elle luxe et louanges oublie vite les souvenirs qu'il faut oublier. De toute façon, il est trop tard. Allons, madame...

– Et si je vous disais où se trouve ce coffret, proposa Angélique en le saisissant aux épaules, vous, monseigneur, vous seul auriez entre les mains ce redoutable pouvoir d'effrayer, de dominer M. Fouquet lui-même, et la preuve de la trahison de tant d'autres grands seigneurs qui vous regardent de haut, ne vous prennent pas au sérieux...

Une lueur brilla dans les yeux du jeune prince, et il passa sa langue sur ses lèvres.

Mais le chevalier de Lorraine le saisit à son tour et l'attira contre lui comme s'il eût voulu l'arracher à l'empire néfaste d'Angélique.

– Prenez garde, monseigneur. Ne vous laissez pas tenter par cette femme. Elle cherche, par des promesses mensongères, à nous échapper, à retarder son exécution. Mieux vaut qu'elle emporte son secret dans la tombe. Si vous le possédiez, vous seriez sans doute très puissant, mais vos jours seraient comptés.

Blotti contre la poitrine de son favori, heureux de cette mâle protection, Philippe d'Orléans réfléchissait.

– Vous avez raison, comme toujours, mon cher amour, soupira-t-il. Eh bien, faisons notre devoir. Madame, que choisissez-vous : poison, épée ou pistolet ?

– Décidez-vous vite ! trancha, menaçant, le chevalier de Lorraine. Sinon, nous choisirons pour vous.

*****

Après un instant d'espoir, Angélique retombait dans une situation atroce et sans issue.

Les trois hommes étaient devant elle. Elle n'eût pu faire un mouvement sans être arrêtée par l'épée du chevalier de Lorraine ou le pistolet de Clément. Aucun cordon de sonnette n'était à sa portée. Aucun bruit ne venait du dehors. Seuls le crépitement des bûches dans l'âtre, le grésillement de la pluie contre les vitres troublaient le silence étouffant. Dans quelques secondes, ses assassins allaient se ruer sur elle. Les yeux d'Angélique se posèrent sur les armes. Avec le pistolet ou l'épée, elle mourrait sûrement. Mais peut-être pourrait-elle échapper au poison ? Depuis plus d'un an, elle ne cessait d'absorber chaque jour une dose infime des produits toxiques que lui avait préparés Joffrey.

Elle tendit une main qu'elle essayait d'empêcher de trembler.

– Donnez ! murmura-t-elle.

En approchant le verre de ses lèvres, elle remarqua qu'un dépôt à luisance métallique s'était formé au fond. Elle prit soin de ne pas remuer le liquide, tout en buvant. Le goût en était acre et poivré.

– Et maintenant, laissez-moi seule, fit-elle en reposant le verre sur le guéridon.

Elle ne ressentait aucune douleur. « Sans doute, se disait-elle, la nourriture que j'ai absorbée chez la princesse Henriette protège-t-elle encore les parois de mon estomac contre les effets corrosifs du produit... » Elle ne perdait pas tout espoir d'échapper à ses tortionnaires et d'éviter une mort horrible.

Elle glissa à genoux aux pieds du prince.

– Monseigneur, ayez pitié de mon âme. Envoyez-moi un prêtre. Je vais mourir. Déjà je n'ai plus la force de me traîner. Vous êtes sûr maintenant que je ne vous échapperai pas. Ne me laissez pas mourir sans confession. Dieu ne pourrait vous pardonner l'infamie de m'avoir privée des secours de la religion.

Elle se mit à crier d'une voix déchirante :

– Un prêtre ! Un prêtre ! Dieu ne vous pardonnera pas.

Elle vit Clément Tonnel se détourner et se signer en blêmissant.

– Elle a raison, dit le prince d'une voix troublée. Nous ne gagnerons rien de plus à la priver des consolations de la religion. Madame, calmez-vous. J'avais prévu votre demande. Je vais vous envoyer un aumônier qui attend dans une pièce voisine.

– Messieurs, retirez-vous, supplia Angélique en exagérant la faiblesse de sa voix et en portant la main à son estomac, comme si elle était tordue par un spasme de douleur. Je ne veux plus songer qu'à mettre ma conscience en paix. Je sens trop que, si l'un seulement de vous demeure sous mes yeux, je serai incapable de pardonner à mes ennemis. Ah ! que je souffre ! Pitié, mon Dieu !

Elle se rejeta en arrière avec un cri affreux.

Philippe d'Orléans entraîna le chevalier de Lorraine.

– Allons vite. Elle n'en a plus que pour quelques instants.

Le maître d'hôtel avait déjà quitté la pièce.

Dès qu'ils furent sortis, Angélique, d'un bond, se releva et courut à la fenêtre. Elle réussit à l'ouvrir, reçut la rafale de pluie en plein visage, et se pencha sur le trou sombre.

Elle ne voyait absolument rien et ne pouvait calculer à quelle distance se trouvait le sol, mais sans hésitation elle enjamba l'appui de la fenêtre. Sa chute lui parut interminable. Elle atterrit brutalement dans une sorte de cloaque où elle s'enfonça et qui lui épargna sans doute de se rompre un membre. À la douleur de sa cheville, elle crut un instant avoir le pied cassé ; mais ce n'était qu'une foulure.

Rasant les murs, Angélique s'éloigna de quelques pas, puis, introduisant l'extrémité d'une de ses boucles de cheveux dans sa gorge, elle réussit à vomir plusieurs fois. Elle ne pouvait se rendre compte de l'endroit où elle se trouvait. Se guidant aux murs, elle s'aperçut avec effroi qu'elle avait sauté dans une petite cour intérieure envahie d'immondices et d'ordures, où elle risquait d'être rejointe comme au fond d'une fosse.

Heureusement, elle rencontra sous ses doigts une porte qui s'ouvrait. À l'intérieur, il faisait noir et humide. Une odeur de vin et de cellier lui parvint. Elle devait être dans les communs du Louvre, près des caves.

Elle décida de remonter aux étages. Elle ameuterait le premier garde qu'elle rencontrerait... Mais le roi la ferait arrêter et jeter en prison. Ah ! comment sortir de cette souricière ?

Cependant, en parvenant aux galeries habitées, elle eut un soupir de soulagement. À quelques pas elle reconnaissait le suisse en faction devant la porte de la princesse Henriette auquel elle avait demandé naguère son chemin. Au même instant ses nerfs la dominèrent et elle poussa un hurlement de terreur, car, à l'autre extrémité du couloir, elle venait de voir déboucher, courant, le chevalier de Lorraine et Philippe d'Orléans, l'épée en main. Ils connaissaient la seule issue de la courette où leur victime s'était précipitée, et ils essayaient de lui couper la retraite. Bousculant le factionnaire, Angélique se rua à l'intérieur du salon et vint se précipiter aux pieds de la princesse Henriette.

– Pitié, madame, pitié, on veut m'assassiner !

Un coup de canon n'eût pas plus bouleversé la brillante assemblée. Tous les joueurs se dressèrent, contemplant avec stupeur cette jeune femme échevelée, trempée, à la robe boueuse et déchirée, qui venait de s'écrouler au milieu d'eux. À bout de forces, Angélique jetait autour d'elle des regards traqués. Elle reconnut les visages d'Andijos et de Péguilin de Lauzun.

– Messieurs, secourez-moi ! supplia-t-elle. On vient d'essayer de m'empoisonner. On me poursuit pour me tuer.

– Mais enfin, où sont-ils, vos assassins, ma pauvre chère ? interrogea la voix douce d'Henriette d'Angleterre.

– Là !

Incapable d'en dire plus, Angélique désignait la porte.

On se retourna.

Le petit Monsieur, frère du roi, et son favori le chevalier de Lorraine se tenaient sur le seuil. Ils avaient remis leur épée au fourreau et affichaient un air de componction peinée.

– Ma pauvre Henriette, dit Philippe d'Orléans en s'approchant à petits pas de sa cousine, je suis navré de cet incident. Cette malheureuse est folle.

– Je ne suis pas folle. Je vous dis qu'ils veulent m'assassiner.

– Mais enfin, chérie, vous déraisonnez, essaya de l'apaiser la princesse. Celui que vous désignez comme votre assassin n'est autre que Mgr d'Orléans. Regardez-le bien.

– Je ne l'ai que trop regardé ! cria Angélique. De ma vie, je n'oublierai jamais son visage. Je vous dis qu'il a voulu m'empoisonner. Monsieur de Préfontaines, vous qui êtes un honnête homme, apportez-moi quelque médecine, du lait, que sais-je, afin que je puisse combattre l'effet de cet atroce poison. Je vous en prie... Monsieur de Préfontaines !

Bégayant, ahuri, le pauvre homme se précipita vers un drageoir et tendit à la jeune femme une boîte d'orviétan, dont elle s'empressa de manger quelques morceaux. Le désordre était à son comble.

*****

Monsieur, sa petite bouche pincée de contrariété, essaya encore de se faire entendre.

– Je vous affirme, mes amis, que cette femme n'a plus sa raison. Aucun de vous n'ignore en vérité que son mari est actuellement à la Bastille, et pour un crime affreux : le crime de sorcellerie ! Cette malheureuse, envoûtée par ce scandaleux gentilhomme, essaie de clamer une innocence bien difficile à démontrer. En vain, Sa Majesté a-t-elle cherché aujourd'hui à la convaincre, au cours d'une entrevue pleine de bonté...

– Oh ! la bonté du roi ! La bonté du roi !... s'exaspéra Angélique.

Dans un instant, elle allait se mettre à divaguer...

C'en serait fait d'elle !

Elle plongea son visage dans ses mains, essaya de retrouver son calme. Elle entendait le petit Monsieur et sa voix candide d'adolescent.

– Elle a été soudain saisie d'une véritable crise diabolique. Elle est possédée du démon. Le roi a fait mander aussitôt le supérieur du couvent des augustins afin qu'on tente de la calmer par des prières rituelles. Mais elle a réussi à s'enfuir. Pour éviter le scandale de la faire appréhender par des gardes. Sa Majesté m'a chargé d'essayer de la rejoindre et de la retenir en attendant l'arrivée des religieux. Je suis désolée, Henriette, qu'elle ait troublé votre soirée. Je crois que le plus sage serait que vous vous retiriez tous dans une chambre voisine avec vos jeux, tandis que j'accomplirai ici le service dont m'a chargé mon frère.

Angélique, dans un brouillard, voyait se dissoudre autour d'elle les rangs pressés de dames et des gentilshommes.

Impressionnés, soucieux de ne pas déplaire au frère du roi, les gens se retiraient.

Angélique leva les mains, rencontra l'étoffe d'une robe sur laquelle ses doigts sans force ne purent se refermer.

– Madame, dit-elle d'une voix sans timbre, vous n'allez pas me laisser mourir ?

La princesse hésitait. Elle jeta un regard anxieux à son cousin.

– Quoi, Henriette, protesta celui-ci douloureusement, vous doutez de moi ? Alors que nous nous sommes déjà promis une confiance mutuelle et que bientôt des liens sacrés nous uniront ?

Le blonde Henriette baissa la tête.

– Faites confiance à monseigneur, mon amie, dit-elle à Angélique. Je suis persuadée qu'on ne veut que votre bien.

Elle s'éloigna rapidement.

Dans une sorte de délire qui la rendait muette de peur, Angélique, toujours agenouillée sur le tapis, se tourna vers la porte par laquelle les courtisans avaient si rapidement disparu. Elle aperçut Bernard d'Andijos et Péguilin de Lauzun qui, pâles comme des morts, ne se décidaient pas à quitter la pièce.

– Eh bien, messieurs, fit Mgr d'Orléans de sa voix criarde, mes ordres vous concernent également. Faudra-t-il que je rapporte au roi que vous accordez plus de créance au rabâchage d'une folle qu'aux paroles de son propre frère ?

Les deux hommes baissèrent la tête et avec lenteur sortirent à leur tour. Cette suprême défection réveilla subitement la combativité d'Angélique.

– Lâches ! Lâches ! Ô lâches ! s'écria-t-elle en se relevant d'un bond et en se précipitant derrière l'abri d'un fauteuil.

Elle évita de justesse le coup d'épée que lui portait le chevalier de Lorraine. Un autre coup lui atteignit l'épaule et son sang jaillit.

– Andijos, Péguilin, à moi les Gascons ! hurla-t-elle hors d'elle-même, sauvez-moi des hommes du Nord.

La porte du second salon se rouvrit brusquement. Lauzun et le marquis d'Andijos firent irruption, l'épée nue. Ils avaient guetté derrière le vantail entrebâillé, et maintenant, ils ne pouvaient plus douter des horribles intentions du frère du roi et de son favori.

D'un seul coup, d'Andijos fit sauter l'épée de Philippe d'Orléans et lui entama le poignet. Lauzun croisait le fer avec le chevalier de Lorraine. Andijos saisit la main d'Angélique.

– Fuyons vite !

Il l'entraîna dans le couloir, se heurta à Clément Tonnel qui n'eut pas le temps de brandir le pistolet qu'il dissimulait sous son manteau. D'un seul élan, Andijos lui planta sa lame dans la gorge. L'homme s'effondra dans un flot de sang. Puis le marquis et la jeune femme se lancèrent dans une course folle. Derrière eux, la voix de fausset du petit Monsieur ameutait les suisses :

– Gardes ! Gardes ! Rattrapez-les.

Bientôt un bruit de pas, mêlé au cliquetis des hallebardiers, s'éleva sur leurs traces.

– La grande galerie... souffla Andijos, jusqu'aux Tuileries... Les écuries, les chevaux !

Après, la campagne... Sauvés...

Malgré son embonpoint, le Gascon courait avec une endurance qu'Angélique ne lui eût jamais supposée. Mais elle n'en pouvait plus. Sa cheville la faisait atrocement souffrir, son épaule la brûlait.

– Je vais tomber ! dit-elle haletante, je vais tomber !

À ce moment, ils passaient devant un des grands escaliers menant aux cours.

– Descendez là, fit Andijos, et cachez-vous de votre mieux. Moi, je vais les entraîner le plus loin possible.

Volant presque, Angélique glissa le long des marches de pierre. La lueur du brasero la fit reculer. Brusquement, elle s'effondra.

Arlequin, Colombine, Pierrot la reçurent, l'attirèrent dans leur refuge, la dissimulèrent de leur mieux. Les grands losanges verts et rouges de leurs travestis papillonnèrent longtemps devant les yeux de la jeune femme avant qu'elle sombrât dans un profond évanouissement.

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