Chapitre 8
Il y eut alors comme une recrudescence de crimes et d'escarmouches et la haine des dragons rouges gagna à travers le pays ainsi que les mille ramifications d'une source à travers les herbes. Cela commença par la découverte, au carrefour des Trois Hiboux, de quatre dragons pendus portant chacun un écriteau où l'on pouvait lire : Incendiaire – Pillard – Famine – Ruine. Leurs camarades n'osèrent aller les décrocher car le lieu se trouvait proche de la forêt où l'on savait désormais que se cachaient les bandes protestantes. Les sinistres spectres écarlates demeurèrent longtemps à tournoyer doucement, rappelant à tous les passants les menaces qui, par eux, s'étendaient sur la province : incendies, pillages, famine, ruine... Le dense feuillage de l'été leur faisait un temple d'émeraude, une chapelle somptueuse au cœur de laquelle ils semblaient encore plus morts et plus hideux.
Montadour écumant de rage voulut frapper un grand coup. Il tortura un protestant pour lui faire avouer le lieu du repaire de la Morinière et, emmenant ses hommes les plus résolus, pénétra dans la forêt. Au bout de quelques heures de marche, le silence, l'ombre, l'épaisseur incroyable des feuillages, la taille anormale des troncs qui abaissaient sur eux un réseau de branches noueuses et tendaient sous leurs bottes des racines traîtresses eurent raison de leur courage. Le hululement d'une chouette brusquement éveillée acheva leur déroute.
– Leur signal, capitaine. Ils sont là, dans les arbres. Ils vont nous tomber sur le poil...
En désordre les dragons refluèrent, à la recherche d'une clairière, d'un ciel libre, d'un chemin tracé, ils s'empêtrèrent dans les taillis, s'égarèrent, et lorsque au crépuscule ils reconnurent la lisière des arbres et découvrirent des champs cultivés, leur soulagement fut tel que certains tombèrent à genoux et promirent un cierge au plus proche sanctuaire de Notre-Dame.
Seraient-ils parvenus au bout de leur expédition qu'ils fussent rentrés bredouilles. Les chefs huguenots avaient été prévenus.
Montadour ne pouvait établir un rapprochement entre ses échecs et l'amabilité toute nouvelle que lui témoignait sa prisonnière. Elle, si hautaine et quasi invisible, l'abordait maintenant et il avait osé l'inviter à « sa » table. Il pensait qu'elle s'ennuyait et que son charme à lui, bien connu, ainsi que la galanterie dont il avait fait preuve jusqu'ici portaient leurs fruits. Il redoubla de prévenances. Ces grandes dames on ne les a pas à la dragonne. Il faut se donner du mal. Montadour découvrait le charme d'une longue conquête et se sentait devenir poète. S'il n'y avait pas ces sacrés parpaillots pour lui empoisonner un aussi agréable séjour ! Il écrivit à M. de Marillac en demandant des renforts. Il ne pouvait à la fois assumer la garde de la marquise du Plessis-Bellière et une œuvre de conversion qui prenait chaque jour plus d'ampleur. On lui envoya un autre régiment qui devait se cantonner dans la région de Saint-Maixent. Le lieutenant qui les commandait, M. de Ronce, l'avertit par message qu'il n'avait pu prendre ses quartiers aux lieux dits car les huguenots en armes occupaient un vieux château commandant la route et la Sèvre. Fallait-il s'en emparer ?
Montadour jura derechef. Que croire ? Que les protestants ne voulaient plus se laisser terroriser ? Ce Ronce n'y connaissait rien. Montadour n'aurait qu'à paraître...
– Me quitterez-vous déjà, capitaine, lui demanda Angélique charmeuse.
Elle était assise en face de lui. On venait de lui apporter un panier des premières cerises et elle les mangeait avec gourmandise. Ses dents fraîches avaient l'éclat d'un bel émail contre celui, rouge, des fruits.
Montadour décida que M. de Ronce n'avait qu'à se débrouiller tout seul, remonter un peu plus haut vers Parthenay. Lui-même était assez occupé par ici, avec l'hostilité générale des populations. Déjà on semait des clous sous les sabots de leurs chevaux. Les croquants sont tous les mêmes, huguenots ou catholiques. Ils possèdent des terrines pleines d'écus dans leurs celliers, mais n'en sont pas plus rassurés pour autant. Ils voient partout briller les yeux de leurs trois ennemis ancestraux : le loup, le soldat et le collecteur d'impôts.
Parce que l'incendie d'une récolte protestante se propageait parfois aux cultures des catholiques, la panique les gagnait. Pas un de ces culs-terreux qui fût consentant de perdre trois épis pour le triomphe de sa religion. Tous à mettre dans le même sac, ces Poitevins aux yeux d'Arabes, qui leur tendaient le poing derrière leur dos.
– Envoyez-moi les mauvaises têtes, dit Angélique, je les sermonnerai.
Cela fit quelques allées et venues dans le château. Angélique reçut aussi certains de ses voisins des domaines catholiques. M. du Croissec qui avait encore grossi et qui ne fut pas long à partager ses projets et à adopter ses directives puisqu'elles tombaient d'une bouche qu'il adorait en secret depuis des années. M. et Mme de Faymoron, les Mermenault, les Saint-Aubin, les Mazières. Un semblant de vie mondaine se créait entre la réprouvée et les solitaires du Bocage. Montadour contemplait ces visites d'un œil attendri. Il écrivit à M. de Marillac que Mme du Plessis lui prêtait un concours des plus zélés dans sa lourde tâche et ces messieurs du Saint-Sacrement durent se réjouir en secret.
Le capitaine avait de plus en plus de peine à s'arracher au rayonnement d'une présence dont il découvrait chaque jour les attraits. Belle, dans ses robes élégantes dont elle reprenait plaisir à se parer, Angélique avait recommencé à régner sur sa demeure.
Devait-elle le nouvel éclat de son teint et de ses cheveux au breuvage mystérieux préparé par la sorcière ? Une force lucide habitait désormais son corps, une passion habitait son âme. Elle retrouvait la grisante impression d'être invincible qui, souvent, l'avait envahie au moment d'entreprendre une tâche difficile. Certes, cette impression avait parfois été trompeuse. Sous ses pas le sol était instable, la fièvre montait, l'orage se précipitait comme, en juillet, s'amoncelaient parfois des nuées éclatantes sur le bleu surchauffé du ciel.
L'été régnait. On faisait les foins. Trop souvent les travaux étaient abandonnés. « Des dragons traînaient les femmes par les cheveux pour les amener à la messe, si elles refusaient d'y assister, on leur brûlait la plante des pieds et la troupe leur passait sur le corps... » Mais, à maintes reprises, les paysans armés de leurs fléaux à blé accueillirent les pillards ou les convertisseurs.