Chapitre 4

– Tu le feras, Mélusine, tu le feras, ou je te maudirai.

Angélique crispait ses mains aux épaules osseuses de la vieille. Son regard terrible affrontait celui de la sorcière. Elles étaient comme deux harpies se combattant, et quiconque les eût aperçues dans la pénombre de la grotte, avec leurs chevelures éparses et leurs yeux fulgurants, se fût enfui, épouvanté.

– Ma malédiction est plus forte que la tienne, chuinta Mélusine.

– Non, car morte je serai plus forte que toi. Je m'occuperai de te dépouiller de tous tes pouvoirs car je mourrai si tu me refuses le remède. Je m'enfoncerai un poignard dans le ventre pour le tuer.

– C'est bon, fit la vieille, cédant tout à coup. Lâche-moi donc.

Elle secoua son vieux dos endolori sous ses haillons en toile de sac. Un hiver de plus, passé dans son antre humide, ajoutait encore à la subtile transformation qui, d'être humain, la ramenait au règne végétal et animal, donnant à son corps l'aspect d'une vieille souche craquante, à ses cheveux celui des plantes ligneuses ou des fils tissés par les araignées, à son regard celui du renard sous les fourrés.

Elle clopina jusqu'à son chaudron, dont elle examina avec suspicion l'eau bouillante, puis comme se décidant elle se mit à y jeter un nombre incalculable d'herbes, de feuilles et de poudres.

– Ce que j'en disais, c'était pour toi. Il est trop tard. Tu en es à ta sixième lune. Si tu bois le remède, tu risques de mourir.

– Qu'importe ! Je dois me débarrasser de cela.

– Mule que tu es... Eh bien, tu mourras, mais ce ne sera point ma faute. Tu ne viendras pas me tourmenter dans l'au-delà.

– J'en fais promesse.

– Il ne serait pas bon que je sois cause de ta mort. Il n'est pas bon de forcer le sort qui a décidé de la vie et de la mort... Tu es solide et vigoureuse. Peut-être vas-tu résister. Je vais faire des incantations afin que le sort soit avec toi. Quand tu auras bu, tu iras t'étendre sur la Pierre aux Fées. L'endroit est préservé. Les génies t'assisteront.

La potion ne fut prête qu'au crépuscule. Mélusine emplit un bol de bois d'une décoction noirâtre et l'offrit à Angélique qui, résolument, l'avala jusqu'à la dernière goutte. La saveur n'en était pas mauvaise. Elle eut un profond soupir de soulagement, malgré l'appréhension qui la tenaillait à la pensée des heures à venir. Mais ensuite elle serait libérée. Le mal extirpé d'elle. Il fallait avoir le courage d'affronter l'épreuve. Elle se leva pour se rendre jusqu'à la clairière de la Pierre aux Fées. La sorcière marmonnait de multiples incantations, et lui glissa dans la main des sortes de noix.

– Si tu souffres trop, croques-en une ou deux. Ta douleur s'apaisera. Et quand l'enfant sera sorti de toi tu laisseras son corps sur la pierre des druides. Tu iras cueillir du gui et tu l'en couvriras...

Angélique se mit à marcher par un sentier où l'herbe neuve perçait de partout les feuilles mortes. Brins fragiles en apparence mais dont la force drue avait raison du poids de l'humus. Tout était vert et tremblant. Elle parvint sur la colline et le dolmen était là, échoué comme un squale dans l'ombre ardoisée du soir. Ses pas firent craquer des feuilles et elle reconnut l'odeur des chênes, rangés comme des seigneurs autour de la clairière, avec leurs socles puissants recouverts de mousse et les larges candélabres de leurs branches entrecroisées. Elle s'étendit sur la pierre tiédie par le soleil, qui avait été, ce jour-là, aussi chaud qu'à l'été. Son corps était encore paisible. Elle laissa aller ses deux bras en croix, et but des yeux la beauté du ciel encore clair où frémissait une minuscule étoile.

Ici, dans cette clairière, elle venait danser avec les enfants du pays. Ils chantaient des refrains bizarres et défendus, pour faire apparaître les fées ou les lutins qu'ils rêvaient de voir, ne serait-ce qu'une seule fois. Elle entendait leurs voix aigrelettes et le bruit de leurs petits sabots sur les glands tombés ou les bruyères sèches.

Fille, filoches


Ren ne voidoches...

Puis ils criaient surexcités. « Là, je l'ai vu... un fadet ! Il grimpait le long du chêne. – C'était une souris ! – C'était un fadet... »

La nuit remplaça les dernières clartés. La lune monta derrière les troncs, rouge d'abord, puis sulfureuse et blonde, pour jaillir enfin au-dessus de la clairière dans sa candeur argentée.

Angélique se tordait sur la pierre grise. Les douleurs s'étaient emparées de ses entrailles et ne lui laissaient pas de répit.

Elle haletait, se demandant chaque fois si elle aurait le courage de subir un nouvel assaut.

– Il faut que cela finisse ! se répétait-elle.

Mais cela ne finissait pas. La sueur coulait le long de ses tempes et la lumière de la lune blessait ses yeux pleins de larmes. L'astre traversait le ciel avec une lenteur infinie. Il traînait avec lui un supplice interminable. Elle finit par crier, tendue et ravagée, et le mouvement des branches animait des spectres qui se penchaient sur elle. Ce tronc noir, c'était Nicolas-le-bandit, et l'autre c'était Valentin avec sa hache, et celui qui s'avançait brisant les branches, le Huguenot noir, barbu, ses yeux comme deux chandelles allumées et le crâne ouvert comme une grenade éclatée.

Cette fois elle les voyait les frères fadets montant et descendant le long des troncs, à une rapidité vertigineuse, avec des chats noirs dont les griffes laissaient des traces phosphorescentes et les chouettes, chauves-souris, galipotes, leurs vieux compagnons de sabbat, voletaient autour de sa tête. Elle tremblait de fièvre. À une crispation plus intolérable, elle se souvint des noix que la sorcière lui avait données et qu'elle avait glissées dans sa poche. Elle en mangea une et, peu après, souffrit moins. La douleur était encore là, mais lointaine, étouffée. Elle continua à manger des noix avec avidité de peur de retrouver la souffrance nue et cruelle. Doucement elle se laissa glisser dans un sommeil proche de la mort.

À son réveil, la forêt n'était plus menaçante. Un oiseau chantait à la pointe d'une branche sur un ciel gris perle nuancé de rose.

« C'est fini, songea Angélique, et je suis sauve. » Écrasée, elle ne fit tout d'abord aucun mouvement. Enfin elle se souleva, son corps lui semblait de plomb. Elle resta assise, soutenue par ses deux bras tendus, regardant avec reconnaissance autour d'elle le décor apaisé. Ses pensées étaient vagues mais heureuses. « Tu es libre. Tu es délivrée. »

Mais il n'y avait aucune trace du drame accompli. Les génies l'avaient effacé.

Angélique reprenait peu à peu conscience. Il y avait quelque chose qu'elle ne comprenait pas.

– Que s'est-il passé ?

La réponse lui fut donnée par un tressaillement léger en elle, et elle comprit avec stupeur et déception.

– Il ne s'est rien passé. J'ai souffert en vain ! Malédiction ! Malédiction !

L'opprobre ne s'était pas détaché d'elle. Elle eut comme une crise de folie, se frappant elle-même de ses poings, cognant son front contre la pierre. Sautant à bas du dolmen, elle courut jusqu'à la grotte de Mélusine qu'elle faillit étrangler dans sa fureur.

– Donne-moi encore du remède...

La sorcière trouva, pour sauver sa misérable existence, des arguments de haute diplomatie.

– Pourquoi veux-tu te débarrasser de ton fruit unique puisque tout le monde déjà a vu ton péché ? Attends donc deux ou trois lunes. Attends ton heure !... L'enfant finira bien par sortir de toi que tu le veuilles ou non... Et sans que tu y gagnes la mort comme aujourd'hui. Tu reviendras ici. Je t'aiderai... Après, tu en feras ce que tu voudras. Tu iras le jeter dans la Vendée, du haut de la gorge des Géants, en sacrifice, ou bien sur le seuil d'une porte, dans la ville…

Angélique finit par l'écouter.

– Je n'aurai jamais le courage d'attendre plus longtemps, gémit-elle.

Mais elle savait déjà que la sorcière avait raison.

Elle quitta la forêt et rejoignit les deux frères du duc de la Morinière. Elle les retrouva au château de Ronçay, près de Bressuire. Elle leur dit que le patriarche était mort mais qu'ils devaient poursuivre son œuvre. Il était difficile de l'interroger sur les circonstances de la mort du grand seigneur protestant. L'attitude d'Angélique glaçait les plus hardis. Sa maternité maintenant était apparente et elle ne cherchait pas à la dissimuler. Il y avait en elle quelque chose qui arrêtait les commentaires. Les deux frères de la Morinière ne cessèrent de lui témoigner la plus grande déférence. Ils pensaient que l'enfant était de Samuel de la Morinière.

Elle retrouva aussi l'abbé de Lesdiguière. Ils ne firent allusion à rien et le jeune ecclésiastique reprit sa place dans l'escorte vagabonde qui suivait la Révoltée du Poitou.

Avec le printemps, un même frémissement secouait la nature et semblait se répandre parmi les hommes. Le temps des combats était proche. Les escarmouches se multipliaient, une ère de luttes s'ouvrait. Une femme infatigable galopait à travers la province, suivie de ses fidèles. On disait que partout où elle se présentait la victoire serait donnée aux partisans.

Vers juillet, elle voulut revenir dans la région de Nieul et là, disparut quelques jours.

Ses compagnons et ses serviteurs la cherchèrent d'abord et s'interrogèrent à son sujet, puis se turent car la même pensée leur venait tout à coup et ils comprenaient pourquoi elle s'était séparée d'eux et s'était écartée.

Angoissés, ils se groupèrent autour du feu et attendirent son retour. Elle reviendrait, pâlie sans doute, et changée, avec le même énigmatique regard au fond de ses prunelles vertes. Et l'on n'oserait regarder sa taille, soudain mincie.

Ils ne quittèrent pas la clairière où elle les avait laissés. Il fallait qu'elle pût les retrouver facilement. Hélas ! Ils ne pouvaient rien pour elle. Ils ne pouvaient rien pour sa douleur et son agonie au fond des bois. Ils étaient des hommes et elle était une femme. Elle était belle et fière et de haut lignage, mais elle avait été touchée par la malédiction des femmes. Ils n'osaient pas penser à elle, seule dans la forêt, et se sentaient honteux d'être des mâles.

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