Chapitre 13

Au Plessis, la voix de Montadour ébranlait les murs. Angélique l'entendit dès la cave.

« S'est-il aperçu de mon absence ? » songea-t-elle en s'immobilisant.

Elle remonta avec précautions jusqu'au vestibule.

– Abjure ! Abjure !

Un être plié en deux, les bras sur le visage, jaillit du salon et vint s'écrouler aux pieds d'Angélique, un paysan abasourdi, la face tuméfiée et sanglante.

– Not'dame, gémit-il, vous avez toujours été bonne pour les réformés... Pitié !.. Pitié !

Elle posa sa main sur la grosse tête hirsute et il se mit à sangloter dans les plis de sa robe comme un enfant.

– Je les tuerai tous, dit Montadour en apparaissant sur le seuil de la pièce. Je les écraserai comme des punaises et j'exterminerai tous les catholiques qui leur ont prêté assistance.

– Comment des choses semblables peuvent-elles se passer sous notre ciel ! s'exclama Angélique à bout d'indignation. Abjure ! abjure ! On se croirait à Miquenez. Vous ne valez pas mieux que les Maures fanatiques qui torturent les chrétiens captifs en Barbarie.

Le capitaine haussa les épaules. Le sort des chrétiens captifs en Barbarie lui était bien indifférent. C'est à peine s'il savait qu'il en existât.

Angélique parla à mi-voix à l'homme prostré. Elle murmura en patois.

– Prends ta faux, paysan, et va rejoindre les bandes de la Morinière. Que tous les hommes disponibles te suivent. Marchez jusqu'au carrefour des Trois Hiboux. Là, le duc vous enverra des ordres et des armes. Et, dans deux jours, peut-être avant, Montadour va être chassé de nos terres. On s'apprête, je le sais.

– Puisque vous le dites, madame la Marquise, fit-il ranimé, les yeux brillants d'espoir.

Et sa ruse campagnarde reprenant le dessus :

– J'm'en vais la leur signer, mon abjuration, pour avoir la paix et m'en aller... Pour deux jours seulement et pour son service, le Seigneur peut pas m'compter ça. Et j'le leur ferai payer, leur Credo !...

Le surlendemain, alors que Montadour et ses hommes étaient partis en patrouille, ne laissant que quelques soldats à la garde du château, on vit un cavalier remonter l'allée, courbé sur l'arçon de sa selle. C'était un dragon blessé qui bascula de sa monture, tomba sur le gravier du parterre et n'eut que le temps de crier à ses camarades : « Une embuscade ! Les bandes arrivent ! » avant d'expirer.

Une rumeur confuse naquit sous les chênes. Le duc de la Morinière et son frère Lancelot surgirent à leur tour, l'épée, à la main, suivis de la troupe compacte des paysans armés. Les soldats coururent jusqu'aux communs pour saisir leurs mousquets ; tout en courant, l'un d'eux tira son pistolet et le coup faillit atteindre le duc. Les protestants les rattrapèrent et les égorgèrent sauvagement. On les traîna sur les cailloux, jusqu'à l'esplanade de cette noble demeure poitevine qu'ils avaient profanée et où le duc de la Morinière fit jeter leurs cadavres aux pieds d'Angélique.

– Vous irez au Roi !

Molines lui tenait les poignets à deux mains.

– Vous irez au Roi et vous ferez votre soumission. VOUS SEULE pouvez arrêter ce carnage.

– Lâchez-moi, maître Molines, dit Angélique avec douceur.

Elle frotta ses poignets meurtris. Le silence nouveau qui était tombé sur le château et sur le parc, où ne s'ébrouaient plus les chevaux des dragons et ne s'élevaient plus leurs voix grossières, avait quelque chose d'insolite. Il n'apaisait pas le cœur.

– On m'a renseigné, reprit l'intendant, des troupes se dirigent vers le Poitou envoyées par le ministre de la Guerre Louvois. La répression va être terrible. Quand le duc de la Morinière aura été fait prisonnier ou exécuté, on prendra prétexte du soulèvement esquissé pour exterminer les protestants... Quant à vous...

Angélique se taisait. Elle était assise devant sa table de marqueterie, avec la perception aiguë du temps qui s'écoulait, heure après heure, tombant lourdes, dans ce clair jour d'automne au parfum de feuilles mortes qui entrait par la fenêtre ouverte, journée suspendue comme au-dessus d'un gouffre, entre deux destinées, deux catastrophes irrémédiables.

– Les bandes de monsieur de la Morinière seront décimées, reprit Molines. Il est vain de penser que le Poitou entier se soulèvera. Les catholiques laisseront passer les armées parce qu'ils auront peur et parce qu'ils n'aiment pas les protestants et qu'ils convoitent leurs biens. Et l'on reverra – l'on revoit déjà – les horreurs des guerres de religion, les récoltes incendiées, les enfants jetés sur les piques... La province exténuée, anéantie,, pour de longues années, mise au ban du royaume... Voilà ce que vous avez voulu, femme orgueilleuse et folle.

Elle lui jeta un regard sombre, énigmatique, mais ne dit mot.

– ... Car vous l'avez voulu, insista le vieil homme intraitable. Le choix vous était possible, mais vous avez suivi les désirs de votre nature redevenue primitive. Vous vous êtes assimilée aux forces d'une terre dont vous avez toujours été comme l'incarnation. Et cela vous était facile de canaliser les aspirations des la Morinière, ces brutes fanatiques, ou des manants superstitieux. Votre seule apparition les met en transes.

– Est-ce ma faute si les hommes ne peuvent voir passer une femme sans prendre feu ? Vous exagérez, Molines, j'ai longtemps administré ces domaines et y ai même vécu, particulièrement au moment de mon veuvage d'avec le maréchal, sans apporter dans la région aucun trouble.

– Vous étiez alors une dame de la Cour... une femme comme les autres... Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites aujourd'hui, de ce qu'un seul de vos regards provoque aujourd'hui... Vous avez rapporté d'Orient une sorte de pouvoir fascinant, de mystère, je ne sais... mais j'entends les sornettes qui courent les chaumières où l'on se souvient que vous étiez un farfadet jadis, qu'on vous avait vue ici et là, en plusieurs endroits à la fois, que là où vous passiez les récoltes étaient plus belles, tout cela parce que vous entraîniez à la maraude des petits croquants paresseux, qui ne juraient que par vous, et que maintenant, où vous courez les bois la nuit, vous êtes revenue pour délivrer le Poitou de sa misère et lui donner prospérité par vos pouvoirs magiques.

– Vous parlez comme Valentin, le meunier.

– Le meunier maintenant, grinça Molines, cet avare simple d'esprit... Encore l'un des naïfs que vous entraîniez dans vos petits sabbats à la Pierre aux Fées, quand vous aviez dix ans ! Je me doute aujourd'hui que les charmes n'ont pas perdu leurs pouvoirs. Après le meunier, jusqu'où irez-vous choisir vos amants, madame du Plessis ?...

– Monsieur Molines, vous dépassez les bornes, dit Angélique en se redressant avec dignité.

Mais au lieu d'éclater en rage comme il s'y attendait, sa physionomie s'adoucit et un sourire effleura ses lèvres.

– Non, n'essayez pas d'éveiller les scrupules de ma conscience perverse en évoquant mon passé de gamine dévergondée. J'étais une enfant pure, Molines. Et vous le savez fort bien. Vous m'avez vendue vierge au comte de Peyrac et... vous n'en doutiez pas, sinon jamais vous n'auriez passé ce marché. Oh ! Molines, je voudrais n'avoir jamais vécu ! Retrouver ces joies simples, le corps en paix et l'esprit délicieusement agile. Mais on ne peut retourner à son enfance comme on retourne au bercail. C'est même le seul pays où l'on ne puisse jamais revenir... Les bouquets de myosotis que me cueillait Valentin, les fraises sauvages de Nicolas, nos danses autour de la Pierre aux Fées, tandis que la lune montait entre les arbres, c'était innocent et d'une beauté sans pareille. Il n'y avait rien de mal en tout cela. Mais plus tard je n'ai pu remettre les pieds dans ces traces que pour les souiller de sang, de mort et de désirs. Ai-je été folle ? Je croyais que ma terre me défendrait...

– La terre est femelle. Elle sert ceux qui la protègent et la fécondent et non ceux qui la livrent au désordre. Écoutez, mon enfant...

– Je ne suis pas votre enfant.

– Si... un peu... Vous irez au Roi et la paix reviendra.

– Vous, un réformé, vous me demandez de trahir les gens de votre secte auxquels j'ai promis mon appui ?

– Il ne s'agit pas de les trahir mais de les sauver. Vous êtes ici dans votre domaine mais déjà vous pouvez compter les pendus qui se balancent aux branches des chênes dans tout le pays. Des femmes pleurent de honte, violentées par des brutes sadiques. Des enfants sont livrés à leur cruauté et jetés au feu. Dans maints endroits les récoltes de l'année sont perdues. La fièvre gagne parce que les soldats ont peur. Quand les secours leur arriveront, ils redoubleront de sévices pour se venger de leur peur. Ce sera une persécution d'autant plus affreuse qu'elle sera ignorée du reste du royaume et du Roi lui-même. Elle sera menée en sourdine, par les habiles compagnons du Saint-Sacrement que le Roi a dans son entourage et il ne verra de ces traces sanglantes que des noms de convertis sur les listes de plus en plus longues. Vous seule pouvez les sauver. Vous seule pouvez parler au Roi, l'avertir de ce qui se trame contre ses sujets. Vous, il vous écoutera. Il vous croira. Vous seule. Parce que, malgré vos défauts, votre indiscipline, vous lui avez inspiré une confiance démesurée. Il vous veut pour cela aussi. Vous serez toute-puissante... Vous pourrez tout obtenir de lui...

Il se pencha :

– ... Vous ferez pendre Montadour et disgracier M. de Marillac. Vous délivrerez le Roi de l'influence des dévots intransigeants... et le calme reviendra dans les campagnes, la justice, le travail...

– Molines, gémit-elle, vous m'accablez d'une tentation affreuse ! La pire...

Elle le regardait comme jadis quand il l'avait convaincue, pour sauver sa famille, d'épouser un gentilhomme inconnu que l'on disait infirme et diabolique.

– Vous serez toute-puissante, répéta-t-il... Songez à l'heure qui suivra celle de votre soumission. Les paroles du Roi... Vous savez bien qu'elles ne seront pas cruelles.

Bagatelle, mon insupportable enfant, mon inoubliable...

Dans la demi-clarté d'une aube sur Versailles, au terme d'une nuit où ses lèvres se seraient closes sur des cris de révolte – et peut-être les aurait-elle laissé échapper stridents comme ceux de la criminelle sous le fer rouge qui la marque à jamais – !e Roi se pencherait sur elle.

Elle serait encore endormie, le corps repu – ah ! comme elle connaissait cette lâche et merveilleuse stagnation de l'être, cette rémission infinie – jouissant peut-être au fond de son sommeil du luxe et de la splendeur retrouvés. Sous la caresse, elle s’éveillerait à demi, se tournant parmi les dentelles, inconsciemment lascive et, soudain, ouvrant toutes grandes ses prunelles au reflet de forêt. Elle le verrait là et elle cesserait de se débattre, et elle écouterait enfin, après tant d'années de fuite, captive... captivée... tandis qu'il lui redirait à mi-voix, comme un ordre, comme un appel triomphal « Angélique... vous et moi ensemble, nous sommes invincibles... »

Elle secoua la tête avec égarement.

– C'est affreux, gémit-elle... C'est comme si vous me demandiez de mourir, de perdre toute espérance.

Cette scène avec Molines lui semblait avoir été vécue déjà dans le temps et elle revit Osman Ferradji essayant de la convaincre de se donner à Moulay Ismaël. Mais elle n'avait pas cédé à Moulay Ismaël... Et l'on avait massacré tous les juifs du mellah et empalé des esclaves...

Ainsi, partout, en tous lieux, il y avait des maîtres tyranniques et des peuples asservis, malmenés par leurs caprices c'était la loi inéluctable...

Au dehors, une pluie légère s'abattit, faisant bruire forêt, et soudain l'on entendit les cris de Florimond et de Charles-Henri qui fuyaient sous l'ondée.

L'intendant alla jusqu'au secrétaire prendre une feuille de papier, une plume et un encrier et revint les poser devant Angélique.

– Écrivez... Écrivez au Roi. Je partirai ce soir. Je porterai la lettre.

– Que lui dire ?

– La vérité. Que vous venez à lui, faire votre soumission. Que ce n'est ni par regret de ce que vous avez fait ni par remords, mais parce qu'on torture autour de vous indûment ses sujets les plus fidèles. Que vous ne pouvez croire que ce soit par ses ordres. Que vous ne vous rendrez à Versailles que lorsqu'on aura retiré les dragons de M. de Marillac du pays et rappelé ceux du ministre Louvois. Mais que vous ferez votre soumission, humblement, et dans les termes voulus par Sa Majesté, parce que vous reconnaîtrez sa justice, sa bonté, sa patience...

Elle se mit à écrire fiévreusement, très vite accaparée par son réquisitoire contre les tourmenteurs du Poitou. Elle dit toutes les mesures vexatoires et cruelles qu'on avait prises contre eux, comment un soudard ivre les avait torturés sous son toit, elle nomma Montadour, M. de Marillac, M. de Solignac et Louvois, donna des précisions sur l'emplacement actuel des régiments royaux, parla de la révolte grandissante et inévitable des paysans, demanda pitié pour eux, et tandis qu'elle écrivait la physionomie du jeune roi était présente à ses yeux, grave et attentive, dans le silence de son cabinet de travail, la nuit.

– Il ne peut avoir voulu cela, dit-elle à Molines.

– Il peut le vouloir sans le savoir. La conversion des protestants lui tient à cœur pour le rachat de ses péchés. Il ferme les yeux et les oreilles. Vous le forcerez à les ouvrir... Votre rôle est bon...

Lorsqu'elle eut achevé, elle se sentit brisée mais calme. Molines sabla la missive et la cacheta de cire.

Angélique l'accompagna jusqu'à sa maison. Elle ne savait plus où elle en était. Le silence des champs avait quelque chose de suspect. Par instants, le vent rabattait des odeurs de fumée.

– Encore des récoltes qui brûlent ou finissent Je brûler, dit Molines en s'installant sur son cheval. Montadour et ses hommes se sont retranchés du côté de Secondigny, en incendiant tout sur leur passage. Lancelot de la Morinière les tient en respect, mais si ses troupes cèdent... Le patriarche a dû remonter en Gâtine pour faire face à l'arrivée des troupes de Louvois.

– Passerez-vous sans danger, Molines ?

– J'ai pris avec moi une arme, fit-il en montrant sous son manteau la crosse d'un pistolet.

Son vieux valet, monté sur sa mule, l'accompagnait. Ils s'éloignèrent.

Devant le château, Florimond, sautant sur un pied, poussait des cailloux. Il vint vers Angélique et lui annonça avec l'expression animée que l'on prend pour une joyeuse nouvelle :

– Mère, il faut maintenant partir.

– Partir ? Où cela ?

– Loin, très loin, dit le garçonnet, avec un geste vers l'horizon, dans un autre pays. Nous ne pouvons pas rester ici. Les soldats vont revenir peut-être et nous n'avons rien pour nous défendre. J'ai regardé les vieilles couleuvrines qui sont là-haut sur les remparts. Ce sont des joujoux, et encore, rouillés. Impossible de leur faire cracher le moindre boulet. J'ai bien essayé de les remettre en état, mais j'ai failli sauter avec-. Alors vous voyez bien, il faut partir...

– Tu es fou. Où as-tu été chercher des idées pareilles ?

– Mais... je regarde autour de moi, dit l'enfant en haussant les épaules. C'est la guerre et elle ne fait que commencer, je crois.

– Aurais-tu peur de la guerre ?

Il rougit et elle lut dans ses yeux noirs une expression d'étonnement et de mépris.

– Je n'ai pas peur de me battre, si c'est cela que vous voulez dire, ma mère, mais voilà, je ne sais pas contre qui il faut se battre. Contre les protestants qui ne veulent pas obéir au Roi en se convertissant ?... ou contre les soldats du Roi qui viennent vous insulter dans votre propre demeure ? Je ne sais pas. Ce n'est pas une bonne guerre. C'est pour cela que je veux partir.

Il ne lui avait pas aussi longuement parlé depuis son retour. Elle le croyait insouciant.

– Ne te préoccupe pas, Florimond, dit-elle. Je pense que les choses vont s'arranger. Écoute, est-ce que... (elle parlait difficilement) est-ce que cela te plairait de retourner à la Cour ?

– Ma foi non, dit spontanément l'enfant. Il y en avait trop qui me faisaient des avances et qui me voulaient du mal parce que le Roi vous aimait. Et, maintenant, on me fait du mal parce qu'il ne vous aime plus. Moi, j'en ai assez ! Je préfère m'en aller. Et puis je m'ennuie dans ce pays. Je ne l'aime pas. Je n'aime rien ici. Je n'aime que Charles-Henri...

« Et moi ?... » faillit-elle crier, saisie de peine.

Voilà qu'il se vengeait de ce qu'elle l'avait blessé tout à l'heure et aussi, inconsciemment, d'être entraîné par elle dans une voie sans issue.

« Dieu sait que j'ai lutté pour mes fils et que je me suis sacrifiée pour eux. Aujourd'hui encore, je me suis sacrifiée à nouveau. »

Sans mot dire, elle marcha vers le perron. L'acte qu'elle venait d'accomplir en écrivant la lettre au Roi lui laissait les nerfs à vif. Elle n'eut pas le courage de s'adoucir pour rasséréner son fils. « C'est étonnant comme les enfants vous filent entre les doigts, pensa-t-elle. On croit les connaître enfin, avoir acquis leur amitié... Il suffit d'une absence... »

Avant le départ d'Angélique pour la Méditerranée, il n'eût pas réagi de cette façon, il n'eût pas douté d'elle. Mais il atteignait l'âge où l'on commence à s'interroger sur son destin. Si l'expérience de l'Islam avait pu marquer si profondément Angélique, pourquoi l'année passée par Florimond chez les Jésuites n'aurait-elle pu le transformer aussi ? L'âme a des carrefours... On ne peut la ramener en arrière.

Elle entendit courir Florimond. Il posa la main sur son bras et répéta, pressant :

– Mère, il faut partir !...

– Mais, où veux-tu aller, mon enfant ?

– Il y a bien des endroits où l'on peut aller. J'ai tout convenu de notre départ avec Nathanaël, J'emmènerai Charles-Henri.

– Nathanaël de Rambourg ?

– Oui, c'est mon ami. Nous étions toujours ensemble, autrefois, quand j'habitais le Plessis, avant d'aller servir à la Cour.

– Tu ne me l'avais jamais dit.

Il haussa les sourcils avec une expression ambiguë. Il y avait bien d'autres choses encore qu'il ne lui avait jamais dites.

– Si vous ne voulez pas venir, tant pis ! Mais j’emmènerai Charles-Henri.

– Tu déraisonnes, Florimond. Charles-Henri ne peut abandonner ce domaine dont il est l'héritier. Le château, le parc, les bois, les terres lui appartiennent et doivent lui revenir à sa majorité.

– Et moi, qu'est-ce que j'ai ?

Elle le considéra, le cœur serré. « Toi, tu n'as rien. Mon fils, mon bel enfant si fier !... »

– Moi, je n'ai rien ?

Son ton interrogeait. Il espérait contre toute attente. Chaque seconde du silence de sa mère laissait retomber en lui le poids d'un verdict qu'il avait déjà soupçonné.

– Tu auras l'argent que je possède dans mes affaires commerciales...

– Mais mon nom, mes domaines, mon héritage a moi, où sont-ils ?...

– Tu sais bien..., commença-t-elle.

Il se détourna avec brusquerie, le regard au loin.

– C'est justement pour cela que je veux partir.

Elle lui mit un bras autour des épaules et ils rentrèrent à pas lents dans le château. « J'irai au Roi, songeait-elle, je remonterai la Grande Galerie, vêtue de noir, sous les regards moqueurs et ravis des courtisans, je m'agenouillerai... Je me donnerai au Roi... Mais après je te ferai rendre tes titres, ton héritage... J'ai péché contre toi, mon fils, en voulant sauvegarder ma liberté de femme. Il n'y avait pas d'issue... » Elle le pressa plus fort contre elle. Il lui jeta un regard perplexe et, pour la première fois depuis son retour, ils se sourirent avec tendresse.

– Viens, nous allons faire une partie d'échecs.

C'était l'une des passions du jeune garçon. Ils s'installèrent près de la fenêtre devant le grand échiquier aux damiers de marbre noir et blanc que le roi Henri II avait offert à l'un des seigneurs du Plessis. Les figurines étaient d'ivoire et d'os. Florimond les disposa, les lèvres serrées par l'attention.

Angélique, par la fenêtre, regardait la pelouse défoncée, les arbres exotiques que les dragons avaient abattus pour faire du feu, par vandalisme, car les halliers étaient à deux pas.

Sa vie était à l'image de ce parc saccagé. Elle n'avait pu donner à son existence nulle ordonnance. Des passions étrangères l'avaient ravagée et, finalement, elle tombait sous leur joug. Là, près de ce fils encore fragile, que rien ne protégeait, elle mesura sa faiblesse de femme seule, sans maître pour la défendre. Autrefois, elle s'était sentie capable de faire n'importe quoi pour triompher. Aujourd'hui, ce « n'importe quoi » laissait dans sa bouche un goût de fiel. Elle avait mesuré les vanités humaines. L'Islam lui avait appris que seul l'accomplissement de l'être le met en accord avec son âme.

Or elle allait se donner au Roi. Un acte pire qu'une trahison, envers elle-même, envers son passé, envers l'homme qu'elle n'avait pu oublier...

– À vous, ma mère, dit Florimond, si vous m'en croyez, je vous conseillerais de jouer la reine.

Angélique eut un pâle sourire et joua la reine. Florimond médita une manœuvre compliquée puis, après avoir joué, releva les yeux.

– Je sais bien que ce n'est pas tout à fait votre faute, fit-il de cette voix douce qu'il avait rapportée du collège, ce n'est pas facile de s'y retrouver avec tous ces gens qui vous veulent du mal parce que vous êtes belle. Mais je crois qu'il faudrait partir avant qu'il ne soit trop tard.

– Mon chéri, tout n'est pas simple, en effet, comme tu viens de le dire toi-même. Où voudrais-tu que nous allions ? Je viens de faire un très long voyage, Florimond. J'ai couru des dangers terribles et il m'a fallu quand même revenir sans avoir trouvé ce que je cherchais...

– Mais moi, je le trouverai, dit Florimond avec véhémence.

– Ne sois pas présomptueux ! C'est un défaut qui coûte très cher.

– Je ne vous reconnais plus, fit-il sévère, est-ce bien vous que j'ai guidée dans le souterrain lorsque vous aviez décidé d'aller chercher mon père ?

Angélique éclata de rire.

– Oh ! Florimond, j'aime ta force ! Tu as raison de me gronder, au fond, mais vois-tu...

– Si j'avais su cela, je vous aurais accompagnée au lieu de me laisser enfermer dans leur sacré collège. À nous deux nous aurions réussi.

– Présomptueux ! répéta-t-elle avec tendresse.

La cruelle Méditerranée lui sautait aux yeux, les petits esclaves vendus, châtrés, les tempêtes, les batailles, les perpétuels marchés de chair humaine. Dieu merci, elle n'avait pas emmené Florimond dans son expédition. Et combien de fois s'était-elle reproché l'inconscience avec laquelle elle avait confié Cantor au duc de Vivonne pour aller se battre contre les Turcs...

– Tu ne te rends pas compte des dangers et des difficultés d'un tel voyage. Tu es encore trop jeune. Il faut manger tous les jours, trouver un toit, des chevaux frais, que sais-je ! Il faut de l'argent pour payer tout cela.

– J'ai une bourse assez bien garnie par mes économies.

– Oui. vraiment ? Et quand cette bourse sera vide ? Les hommes sont durs, Florimond. Ils ne donnent rien sans rien, souviens-toi.

– C'est bon, dit Florimond manifestement ulcéré, j'ai compris. Je n'emmènerai pas Charles-Henri, parce que, en effet, il est trop jeune, LUI, pour affronter toutes ces difficultés, et puis il a son héritage. Je n'avais pas réfléchi à cela. Mais moi, je veux aller retrouver mon père et Cantor. Je sais où ils sont.

Angélique resta saisie, une pièce d'échiquier à la main.

– Que dis-tu ?

– Oui, je le sais parce que je les ai vus en songe cette nuit. Ils sont dans un pays plein d'arcs-en-ciel. C'est un pays étrange. Partout des nuées se mêlent et en se mêlant elles font éclore toutes les couleurs du prisme. Et au milieu de ces brumes colorées, j'ai aperçu mon père. Je le distinguais mal. On aurait dit un fantôme, mais je savais que c'était lui. J'ai voulu le rejoindre mais le brouillard se refermait sur moi. Et, tout à coup, j'ai vu que j'avais les pieds dans l'eau. C'était la mer. Moi, je n'ai encore jamais vu la mer, mais je l'ai reconnue à son mouvement, à cause de l'écume qui venait et revenait sans cesse et qui m'éclaboussait les pieds. Les vagues étaient de plus en plus hautes. À la fin j'ai vu une vague énorme et, au sommet, il y avait Cantor qui riait et qui me criait : « Viens faire cela avec moi, Florimond, si tu savais comme c'est amusant ! »

Angélique se dressa en repoussant son siège. Un frisson glacé lui hérissait l'échine. C'était comme si les paroles de Florimond illustraient d'une certitude ce qu'elle avait toujours repoussé en elle-même : LA MORT ! La mort de ces deux êtres qu'elle avait aimés et qui erraient maintenant au pays des ombres.

– Tais-toi, murmura-t-elle, tu me rends malade !

Elle s'enfuit dans sa chambre, et s'assit, la tête dans ses mains, devant son secrétaire.

Peu après la poignée de la porte tourna doucement et Florimond se glissa dans l'entrebâillement.

– J'ai réfléchi, ma mère, je crois qu'il faut que je m'embarque sur cette AUTRE mer, vous savez ?... Il y a une autre mer que la Méditerranée. J'ai appris cela chez les Jésuites. C'est l'Océan occidental qu'on appelle Atlantique parce qu'il s'étend sur l'ancien continent de l'Atlantide qui, un jour, s'est écroulé, permettant la rencontre des eaux du nord et du sud. Les Arabes l'appelaient la mer des Ténèbres mais maintenant l'on sait qu'elle mène aux Indes Occidentales. Peut-être que là-bas...

– Florimond, dit-elle, à bout, je t'en prie, nous parlerons de cela plus tard, mais maintenant laisse-moi, sinon... sinon je crois que je vais être obligée de te flanquer une paire de gifles.

Le garçonnet, d'un air maussade, s'en alla en tirant la porte brusquement.

Angélique, quelques instants, ne sut ce qu'elle ferait pour éviter d'éclater en sanglots ; elle finit par ouvrir un tiroir et en sortit la lettre du Roi, cette lettre qu'elle n'avait pas voulu lire.

« ... Mon inoubliable, n'écoutez plus les folies de votre cœur. Revenez vers moi, Angélique. Dans l'extrême détresse où vous vous trouviez, vous m'avez mandé votre pardon par l'intermédiaire du Révérend Père Valombreuze. Je voudrais, pour en éprouver la sincérité, l'entendre prononcer par vos lèvres. Vous êtes si redoutable, belle Angélique. Tant de forces dorment en vous qui sont les ennemies des miennes. Viendrez-vous poser vos deux mains dans mes mains. Un roi seul, voilà ce que je suis, et qui vous attend. Tous les pouvoirs vous seront remis et je ne laisserai quiconque vous porter ombrage. Vous n'aurez rien à craindre. Car je sais que vous pouvez être une franche amie comme une franche ennemie... »

Il continuait ainsi et elle était sensible à ce qu'il ne cherchait pas à la leurrer et à l'attirer sournoisement dans un piège. Il lui disait :

« Vous serez ma maîtresse, et pour vous seule je mesure aujourd'hui tout ce que ce mot veut dire. J'ai confiance en votre loyauté, faites confiance à la mienne... Parlez-moi, je vous écouterai. Obéissez, je vous obéirai... »

Elle ferma les yeux, lasse et vaincue. Elle avait bien agi en cédant. Demain, l'injustice serait combattue. Elle s'y emploierait de toutes ses forces...

Florimond, dans la grande allée, errait, sa fronde à la main, essayant d'atteindre les écureuils. Angélique eut pitié de lui et elle descendit pour le réconforter. Elle allait lui parler du Roi, faire miroiter à ses yeux les titres qu'on lui rendrait et les charges qu'elle lui obtiendrait.

Mais, quand elle parvint dans les jardins, Florimond avait disparu. Elle n'aperçut que Charles-Henri qui était près de l'étang et qui regardait les cygnes. Son habit de satin blanc était aussi éclatant que les plumes des beaux oiseaux et sa chevelure aussi brillante et blonde que la retombée du saule, au-dessus de sa tête.

Quelque chose dans l'attitude des trois cygnes en attente devant la rive inquiéta Angélique. On sait que ces bêtes sont très mauvaises et qu'elles peuvent entraîner un enfant dans l'eau pour le noyer. Elle s'approcha vivement et le prit par la main.

– Ne reste pas si près de l'eau, mon chéri. Les cygnes sont méchants.

– Ils sont méchants ? demanda-t-il en levant sur elle ses yeux d'azur. Ils sont pourtant si beaux, si blancs...

Sa main ronde dans la sienne était douce et confiante. Il marchait à petits pas près d'elle en continuant à la regarder. Elle avait toujours cru qu'il ressemblait seulement à Philippe, mais c'était Gontran qui avait raison. Dans la frimousse rose levée vers elle, elle reconnaissait quelque chose qui lui rappelait Cantor, une moue, une courbe du menton qui avait marqué certains des enfants de Sancé : Josselin, Gontran, Denis, Madelon, Jean-Marie...

« Mais toi aussi, tu es mon fils, songea-t-elle, toi aussi, cher petit garçon. »

Elle s'assit sur un des bancs de marbre et le prit sur ses genoux. Tout en caressant ses cheveux, elle commença à lui demander s'il était sage, s'il avait joué avec Florimond et s'il savait déjà monter sur un âne.

Il répondit : « Oui, ma mère. Oui, ma mère », d'une voix émue et flûtée.

Était-il sot ? Non, sans doute. Son regard ombré de cils touffus avait l'expression énigmatique et non dénuée de mélancolie de son père. N'était-il pas comme l'avait été Philippe : un petit seigneur solitaire dans la demeure dont il devait hériter un jour. Elle le serra contre elle. Elle pensait à Cantor qu'elle avait si peu câliné et qui maintenant était mort. La vie passait dans les intrigues violentes des adultes, et elle n'avait même plus le temps d'être une bonne mère ! Jadis, elle avait joué avec Florimond et Cantor, quand ils étaient pauvres encore, dans la petite maison des Francs-Bourgeois. Mais, depuis, elle avait souvent écarté Charles-Henri, et c'était mal car elle ne pouvait renier l'amour que lui avait inspiré Philippe. Un autre amour que celui voué par elle à son premier époux, mais amour quand même où s'étaient mêlés l'épanouissement d'un rêve adolescent, l'ivresse d'une conquête difficile et comme une attache fraternelle née des liens de leur enfance et de leur province.

Elle prit dans le creux de sa paume la joue ronde et l'embrassa, doucement, à plusieurs reprises.

– Je t'aime bien, mon petit, tu sais...

Il ne bougeait pas plus qu'un oiseau captif. Un sourire émerveillé entrouvrait ses lèvres sur ses petites dents blanches.

Florimond reparut entre les arbres et s'approcha de leur groupe en sautant à cloche-pied.

– Savez-vous, fils, ce que nous ferons demain, dit Angélique. Nous nous habillerons avec nos plus vieilles hardes de braconnier et nous irons tous les trois au bois pour pêcher l'écrevisse.

– Bravo ! Bravissimo ! Evviva la mamma ! cria Florimond auquel Flipot apprenait l'italien.

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