Chapitre 12

Elle fut, le lendemain, à Maillezais, la superbe abbaye bâtie sur une île parmi les eaux mortes et les saules. La nuit, l'on croyait entendre le bruit des vagues qui, au XIIème siècle, avaient battu les fondations de l'abbaye. Vie dormante et bucolique des moines qui y péchaient la grenouille et l'anguille, se préoccupaient moins de bréviaire que de siestes, gardant la tradition de Rabelais, lequel, entre ces murs, avait écrit son Gargantua. On était loin de l'atmosphère ardente de Nieul. Les moines avaient peur des protestants. Car ici, et jusqu'à la côte, il y avait surtout des protestants.

Les troupes du Roi remettaient l'ordre peu à peu. Recommandée par l'abbé de Nieul – « Un trop saint homme », disait le Prieur de Maillezais en soupirant – Angélique fut bien reçue et on lui donna un guide pour la conduire jusqu'aux environs des Sables-d'Olonne.

Honorine sur son dos, elle dévalait maintenant un chemin de sable et de boue, sous l'arceau des chênes nains et des noisetiers. Il avait plu. L'air purifié avait un goût étrange. Elle s'arrêta pour cueillir des noisettes pour Honorine et les casser entre ses dents. Les pétales d'un églantier touché de pluie s'effeuillèrent sur sa main.

Un bruit inusité montait derrière la haie.

C'était la dernière étape.

Le bruit s'amplifiait. Angélique s'avança, comme à pas de loup, méfiante et fascinée, et enfin découvrit la mer.

Non plus la Méditerranée, bleue et or, mais l'Océan, la mer des ténèbres, le gouffre des Atlantes...

Elle montait, grise, bleue, verte, haut sur l'horizon, qui d'ailleurs se confondait avec le ciel dans la brume.

En avançant encore, Angélique aperçut la grève violette divisée par le réseau argenté des flaques. Puis le damier des salants, les cônes blancs du sel ratissé qu'un soudain crépuscule teintait de rose tendre.

Une masure se trouvait sur la gauche. C'était là qu'Angélique devait rencontrer Ponce-le-Palud, ce faux-saunier protestant qui avait été l'un des partisans de la première heure.

Mais Ponce-le-Palud avait été capturé la veille et exécuté, au double titre de faux-saunier et de rebelle au Roi.

Les derniers compagnons subsistaient, cachés dans les maigres bois du rivage, vivant de rapines. Angélique négocia avec eux la possibilité de s'embarquer pour se rendre en Bretagne. Là, elle pourrait peut-être vivre cachée assez longtemps. Le plus pressé était d'échapper aux patrouilles.

Les populations côtières restées fidèles ou revenues au Roi ne se faisaient pas faute de vendre les uns et les autres afin de rentrer en grâce par leur zèle. Les vaincus n'ont pas d'alliés. Mal à l'aise parmi ces protestants amers, qui savaient l'ampleur de son échec et de son dénuement, Angélique s'inquiétait. Elle n'avait plus qu'une hâte : s'embarquer ! La mer seule lui paraissait rassurante, la complice accueillante.

Le troisième jour, des hommes hâves et déguenillés accoururent dans les bois en criant qu'un convoi de marchands s'approchait. Il venait de Marans et transportait du blé et du vin. Il y avait des mois qu'on n'avait pas vu ça. Les autres, pourchassés aussitôt, rassemblèrent leurs armes, rapières, épées, bâtons. Ils n'avaient plus de poudre ni de balles pour leurs mousquets.

– Ne faites pas cela, je vous en supplie, les implora Angélique. Vous allez attirer sur vous l'attention de la maréchaussée. Pour peu qu'on fouille ces bois...

– Il faut bien vivre, grommela le chef.

Entre les arbres clairsemés, on entendait déjà les sonnailles des mules et le grincement des chariots. Puis des cris s'élevèrent et des cliquetis d'armes.

Angélique ne savait plus à quel saint se vouer. Il fallait pourtant empêcher ces hommes traqués de se livrer à des actes de banditisme qui attireraient vers leur retraite soldats et gabelous. Hélas ! elle les connaissait depuis trop peu de temps et n'avait guère d'influence sur eux. Elle ne parlait même pas leur patois. Elle attacha Honorine au pied d'un arbre et courut vers le lieu de la bataille. Si l'on pouvait épargner des vies humaines, s'entendre avec les marchands...

Mais ceux-ci, au lieu de s'affoler, avaient décidé dès le début de l'assaut de se défendre d'arrache-pied. Ils avaient des pistolets et s'en servaient, retranchés derrière leurs chariots. De nombreux blessés jonchaient déjà la route.

Angélique se glissa jusqu'au chef des faux-sauniers, derrière un buisson.

– Retirez-vous, l'adjura-t-elle.

– Trop tard, maintenant. Il nous faut leur marchandise et, surtout, leurs peaux pour qu'ils ne parlent pas...

Il bondit vers l'un des chariots. Un coup de pistolet l'arrêta net et il s'écroula. Après, il y eut un moment d'extrême confusion. Sentant les bandits démoralisés, les quatre marchands sortirent de leur abri pour leur courir après. Maniant le bâton avec une vigueur qu'on n'eût pas attendue de paisibles commerçants, ils brisèrent des membres et firent sauter des crânes. Angélique reçut un coup violent à la base de la nuque. Les yeux troubles elle eut encore le temps d'apercevoir celui qui venait de l'assommer. Vêtu de noir – c'étaient sans doute des protestants – assez corpulent, les yeux clairs et, ma foi, sans colère, mais résolus. Saint Honoré, le marchand, devait lui ressembler. Un second coup qu'elle reçut en travers de la tempe lui fit perdre connaissance.

Elle revint à elle sur une réminiscence lointaine et terrifiante. Florimond était entre les mains du Grand Coësre et Cantor avait été volé par les Bohémiens. Elle courait derrière eux avec La Polak sur la route boueuse de Charenton, après s'être échappée de la redoutable prison du Châtelet. Elle ouvrit les yeux.

Elle était en prison. Seule, étendue sur une paillasse pourrie.

Le choc qu'elle en éprouva était au-delà des sensations. Elle n'eut même plus la force de maudire les faux-sauniers imprudents, le sort désastreux, sa malchance. À quelques heures près, elle aurait pris la mer, car elle venait de conclure son passage pour la côte bretonne. Elle se laissa aller à une rêverie passive, ne se demandant même pas dans quelle bourgade elle avait été traînée. Les Sables ou Talmont ? Ni si on l'avait reconnue, ni quelles sanctions l'attendaient. Elle souffrait de la nuque et se sentait fatiguée, malade. Elle resta ainsi prostrée jusqu'à l'instant où une pensée fulgurante la traversa et la dressa à demi assise sur son grabat : Honorine !

Le cauchemar la saisit.

Qu'était-il advenu de l'enfant, après la désastreuse échauffourée ? Angélique l'avait laissée attachée à un arbre. Les faux-sauniers qui s'étaient échappés l'avaient-ils remarquée ? S'étaient-ils chargés d'elle ? Et si personne ne s'était avisé du bébé ?... Si la petite se trouvait encore là-bas, seule dans la forêt ?... La clairière était éloignée de la route. Pouvait-on espérer qu'on entendrait ses cris ?...

Une sueur froide inondait Angélique. Le soir descendait ; derrière la grille du soupirail, une lueur rougeâtre dénonçait le crépuscule.

Angélique frappa à la porte du caveau, mais personne ne se présenta, ni ne répondit à ses appels. Elle revint à la meurtrière et se cramponna aux barreaux. L'ouverture était à ras de terre. Une vague rumeur lui indiquait que la mer ne devait pas être loin. Elle appela encore : en vain. La nuit s'avançait, indifférente aux prisonniers murés vifs qui, jusqu'au matin, ne doivent plus rien espérer de leurs semblables.

Elle eut un moment de vide, d'absence, pendant lequel elle dut tourner en rond, en criant comme une damnée. Un bruit léger la ramena à la raison. C'était un bruit de pas, au-dehors. Angélique revint se coller au froid métal rouillé des barreaux de la fenêtre. Les pas se rapprochaient. Deux souliers apparurent à l'autre extrémité de l'ouverture.

– Pour l'amour du ciel, vous qui passez... arrêtez-vous ! Écoutez-moi, cria Angélique.

Les souliers s'immobilisèrent.

– ... Pour l'amour de Dieu, répéta-t-elle ardemment, prenez en pitié ma supplique.

Personne ne répondait, mais les souliers ne bougeaient pas.

– ... Ma gazoute est dans le bois, reprit-elle, elle est perdue si personne ne va la secourir. Elle va périr de froid et de faim. Elle va être dévorée par les renards... Passant, prenez-la en pitié.

Il fallait indiquer l'endroit. Elle ne connaissait pas les noms des lieux, dans ce pays étranger.

– ... Pas loin de la route où des brigands ont attaqué des marchands convoyant du blé...

Était-ce hier ou aujourd'hui ? Elle se le demandait, avec un brusque vertige.

– ... En s'éloignant de la route par un sentier... Il y a là une borne cavalière (elle venait de se souvenir de ce détail). Oui, en vous éloignant par ce sentier vous trouverez une clairière... Elle est là, attachée à un arbre... Ma gazoute, elle n'a pas tout à fait deux ans...

Les pieds se remirent en marche. Le passant reprenait sa promenade. Avait-il seulement prêté l'oreille aux divagations qui sortaient de ce cul-de-fosse ? « Quelque folle enchaînée, se disait-il... Il y a des femmes de toutes sortes dans les prisons !... »

Elle s'éveilla d'un sommeil nauséeux, où elle n'avait cessé d'entendre les pleurs de son enfant pour se trouver devant un geôlier et deux hommes d'armes qui lui ordonnèrent rudement de se lever et de les suivre.

On lui fit monter des escaliers de pierre en colimaçon, avant de l'introduire dans une salle voûtée, aux murs suintants et rongés de sel. Un brasero entretenait une vague chaleur. Le brasero n'était d'ailleurs point là dans le seul but d'adoucir la température d'une crypte moyenâgeuse. Angélique le comprit en découvrant la silhouette robuste d'un homme dont les bras sortaient nus d'un maillot écarlate. Penché vers le brasero, il y retournait avec soin parmi les braises une longue tige de fer.

Dans le fond de la pièce, sous une sorte de dais bleu à fleurs de lys, fort déteint, un juge en longue toge noire et perruque à rouleaux s'entretenait avec l'un des marchands, celui qui, précisément, avait assommé Angélique.

Ils parlaient paisiblement et ne prirent pas la peine d'interrompre leur dialogue quand les hommes d'armes, après avoir fait entrer Angélique, la jetèrent à genoux devant le bourreau et entreprirent de lui ôter son manteau et le haut de son corsage.

Angélique se mit à se débattre comme un diable en criant. Mais des poignes solides la maintinrent, elle entendit craquer le dos de sa robe. Une lueur rouge parut trembler devant ses yeux, s'avancer, s'avancer...

Elle hurla comme une possédée.

Une odeur de chair brûlée lui montait aux narines. Elle était si dominée par le désir d'échapper aux mains qui la maîtrisaient qu'elle ne sentait rien. Ce ne fut qu'après avoir été lâchée par eux que l'atroce meurtrissure de son épaule lui devint perceptible.

– Ben, mon gars ! grommela l'un des hommes d'armes à son compagnon, faudrait un régiment pour la maintenir, celle-là ! Tu parles d'une furie !

La brûlure irradiait sa douleur dans la tête d'Angélique, dans son bras gauche, jusqu'au bout des ongles. Elle était toujours à genoux et gémissait faiblement. Le bourreau rangeait l'instrument de torture le long manche au bout duquel on avait forgé le sceau d'une fleur de lys, désormais noirci par d'innombrables exécutions.

Le juge et le marchand continuaient à parler. Leurs paroles résonnaient assez haut sous les voûtes.

– Je ne partage pas votre pessimisme, disait le juge. Notre situation est encore fort bien assise et il n'est pas vrai que le Roi veuille la fin des protestants dans son royaume. Il apprécie au contraire l'honnêteté, la frugalité de nos coreligionnaires. Voyez, ici même, aux Sables, les catholiques sont en si petit nombre que nous sommes trois juges réformés pour un seul catholique. Et comme ce dernier est toujours à la chasse au canard, le plus souvent, c'est nous qui sommes amenés à trancher les différends catholiques.

– N'empêche qu'au Poitou !... Je vous assure que j'ai vu certaines choses qui m'ont passablement impressionné...

– Les événements du Poitou ? Simple quoique déplorable provocation, je le reconnais. Une fois de plus, nos frères se sont laissé entraîner par les ambitions de grands seigneurs excités comme les la Morinière.

Le juge descendit les degrés de son estrade, pour s'approcher d'Angélique toujours prostrée à genoux.

– Eh bien ! ma fille, retirerez-vous un enseignement de ce qui vient de vous arriver ? Courir les bois avec des brigands et des contrebandiers n'est pas le fait d'une personne de bon renom. Désormais, où que vous alliez, vous appartenez à la justice du Roi. Vous avez été marquée à la fleur de lys. Chacun saura que vous êtes passée par les mains du bourreau et que vous n'êtes pas parmi les personnes recommandables. J'espère que ceci va vous rendre encline à un peu plus de prudence et de discernement dans le commerce de vos charmes...

Elle tenait les yeux obstinément baissés. Puisqu'elle n'avait pas été reconnue, elle ne voulait pas leur donner l'occasion de l'examiner de trop près. Aucune des paroles prononcées n'était parvenue à son entendement sauf une seule : « Vous avez été marquée à la fleur de lys. »

Elle la sentait profondément enfoncée dans sa chair, la marque infamante qui faisait d'elle à jamais la réprouvée du Roi. Elle rejoignait le troupeau des femmes en marge : filles de joie, criminelles, voleuses...

Tout cela lui importait peu, sur le moment. Tout était sans importance, hors la nécessité de sortir de cette prison et de savoir ce qu'il était advenu d'Honorine.

Elle laissa le juge déverser sur elle de longues admonestations assez proches d'un sermon pastoral, pour enfin dresser l'oreille à la conclusion.

– Considérant que je vous dois indulgence puisque vous faites partie de la religion réformée, je ne vous retiendrai pas dans ces murs... Mais je dois veiller au salut de votre âme, et vous mettre en état de ne pas retomber dans vos fautes. Je ne puis mieux faire que de vous confier à des familles dont l'exemple édifiant vous ramènera dans le chemin du bien et de vos devoirs envers Dieu. Maître Gabriel Berne, ici présent, m'a dit qu'il cherchait une servante pour s'occuper de sa maison et de ses enfants. Il propose de vous prendre à son service pratiquant ainsi le pardon des offenses recommandé par le Christ. Relevez-vous, vêtez-vous et suivez-le.

Angélique ne se le fit pas dire deux fois.

Dans la ruelle où se bousculaient les pêcheurs, les vendeuses de coquillages, les travailleurs des salines, revenant de la grève, leurs immenses râteaux sur l'épaule, elle guettait l'occasion d'échapper au marchand, auquel elle devait sa libération, mais qu'elle n'avait pas du tout l'intention de suivre docilement, comme le lui avait recommandé le juge. Maître Gabriel devait deviner ses pensées car il la tenait solidement par le bras. Elle se souvenait qu'il avait la poigne vigoureuse et qu'il savait manier le bâton. Il avait à la fois un air placide et pas commode.

À l'auberge du « Beau Sel », il lui montra sa chambre.

– Nous partirons demain, au petit matin. J'habite La Rochelle, mais j'ai des clients à visiter en route. De sorte que nous ne serons chez moi que vers le soir. Je dois m'informer de votre bonne volonté à demeurer à mon service, car je me suis porté garant près du juge que vous ne chercherez pas à fuir ma maison pour reprendre votre vie de désordre.

Il attendait une réponse. Elle eût dû protester de sa bonne foi et le rassurer. Elle ne pouvait pas, sous son regard franc, honnête. Au contraire, son mauvais génie la poussant, elle protesta d'un seul élan.

– N'y comptez pas. Rien ne pourra me retenir à votre service.

– Même pas ceci.

Il lui désignait le lit, haut perché comme les lits paysans, sur un coffre à tiroirs.

Elle ne comprenait pas.

– Approchez, dit-il.

Il avait un peu l'air de se moquer d'elle.

Elle fit deux pas et s'immobilisa. Sur l'oreiller, elle venait d'apercevoir la tache ardente d'une chevelure rousse. Bordée jusqu'au menton, un pouce dans sa bouche, Honorine dormait de tout son cœur.

Angélique crut qu'elle rêvait et que cette dernière vision s'ajoutait au chapelet de folies dans lequel elle se débattait. Elle jeta sur maître Gabriel un regard incrédule. Puis ses yeux s'abaissèrent et se fixèrent sur les souliers du marchand.

– C'était vous ! souffla-t-elle.

– Oui, c'était moi. Je passais l'autre soir dans la cour de la prison où je venais voir le juge, lorsqu'une voix m'a arrêté. Une voix de femme me suppliait de sauver son enfant. J'ai pris mon cheval et, encore qu'il ne me plût guère de me retrouver sur les lieux de notre agression, je m'y suis rendu. J'ai eu la chance d'y parvenir avant la nuit. J'ai trouvé l'enfant au pied de l'arbre. Elle avait dû s'endormir après avoir beaucoup pleuré et crié. Mais elle n'avait pas eu trop froid. Je l'ai enveloppée dans mon manteau et je l'ai ramenée ici. Une servante s'est occupée, sur ma demande, de la restaurer.

Il semblait à Angélique qu'elle n'avait jamais connu plus exaltante impression de délivrance. Toute la vie désormais paraissait simple, maintenant que ce poids affreux lui était ôté du cœur. Tous les miracles étaient donc possibles puisque ce miracle avait eu lieu. Les hommes étaient bons, le monde était beau...

– Soyez béni, dit-elle d'une voix brisée. Maître Gabriel, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi et pour ma fille. Vous pouvez compter sur mon dévouement. Je suis votre servante.

À suivre

1 Voir les tomes précédents d'Angélique.

2 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

3 Cf. « Angélique et le Roy ».

4 Cf. « Angélique et le Roy ».

5 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

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