Chapitre 15

Comme Angélique allait se dévêtir, elle crut entendre le galop d'un cheval solitaire près du château. Elle interrompit ses mouvements, prêta l'oreille. Puis renouant le lacet de son corsage, elle alla sur le palier, ouvrit l'une des croisées et se pencha au-dehors. Le galop s'égrena, sonore, de plus en plus rapide, et la silhouette d'un cavalier qu'elle ne put distinguer s'enfonça dans l'obscurité de la grande allée, après avoir contourné l'étang.

« Qui donc ?... » pensa-t-elle.

Elle referma la fenêtre, réfléchit un instant et se dirigea vers l'escalier pour se rendre aux offices où veillaient peut-être encore des domestiques.

Puis, se ravisant, elle remonta les quelques marches, et alla jusqu'à la porte de la chambre de Florimond. Elle l'entrebâilla doucement :

– Tu dors ?

Tout à l'heure, avant de la quitter, il lui avait souhaité bonne nuit et il l'avait serrée contre lui, les yeux brillants.

– Ma mère, ô ma mère ! Quelle belle journée ! Comme je vous aime !

D'un geste d'abandon charmant, comme jadis, il avait posé contre son épaule son opulente tignasse, tout emmêlée de brindilles et de parfums d'automne, et elle avait baisé, en riant, sa joue que barrait une égratignure.

– Dors bien, mon fils. Tu verras, tout va s'arranger.

Elle entra, alla vers le lit. Il n'était pas défait. Sur l'oreiller de dentelles, aucun profil de petit garçon endormi, terrassé par la fatigue d'une journée de forêt. Angélique regarda autour d'elle, nota l'absence des vêtements, de l'épée, du manteau et fit un bond dans la chambre voisine où dormait l'abbé de Lesdiguière.

– Où est Florimond ?

Le jeune homme la fixa ahuri, mal éveillé.

– Mais... dans sa chambre !...

– Non, il n'y est pas. Vite, levez-vous, il faut le chercher !

Ils réveillèrent Lin Poiroux et sa femme qui ronflaient dans le réduit attenant aux cuisines. Ils n'avaient rien vu, rien entendu et d'ailleurs n'était-il pas minuit passé ?

Angélique jeta un manteau sur ses épaules, et, suivie de ses serviteurs hâtivement vêtus, elle courut aux écuries. Un petit valet hirsute fredonnait près d'une lanterne tout en croquant des pralines. Il en avait un plein sac, posé devant lui sur un escabeau.

– Qui t'a donné cela ? cria Angélique devinant tout.

– Messire Florimond.

– Tu viens de l'aider à seller son cheval ? Il est parti ?

– Oui, not' dame.

– Imbécile ! cria-t-elle en lui envoyant une gifle, vite, monsieur l'abbé, prenez votre cheval et rattrapez-le.

L'abbé était sans bottes et sans manteau. Il courut vers le château, tandis qu'Angélique houspillait le petit valet pour seller l'autre monture.

Tandis qu'il s'affairait, elle sortit, se jeta vers la grande allée, cherchant à percevoir un galop lointain. Mais le vent passait, remuant les feuilles desséchées et elle n'entendait d'autre bruit. Elle appela :

– Florimond ! Florimond !

Dans la nuit humide, son appel s'éteignit. Les bois demeurèrent sourds.

– Allez vite, supplia-t-elle lorsque l'abbé revint. Dès que vous serez sorti du parc, si vous voulez savoir quelle direction il a prise, collez votre oreille au sol.

Elle resta seule indécise, se demandant si elle n'allait pas, à son tour, faire seller son cheval pour chercher Florimond dans une autre direction.

À ce moment le son du cor d'Isaac de Rambourg monta, ample et triste. Les motifs de l'appel se dessinèrent, notes de cuivre qui voguaient à travers la nuit comme des bulles d'air cherchant leur passage à travers une eau obscure. L'HALLALI !

Il se répéta, déchirant, se répéta encore, se répéta ! L’écho n'avait pas le temps de mourir. La forêt Remplissait des résonances tragiques.

Angélique se sentit glacée. Elle pensa à Florimond qui, peut-être, était allé rejoindre là-haut son ami Nathanaël.

Un cavalier qu'elle n'avait pas entendu approcher reparut dans le cercle de lumière que dispensait, devant le porche, une grosse lanterne de fer forgé.

L'abbé haletait :

– Les dragons arrivent.

– Avez-vous trouvé Florimond ?

– Non, mais les soldats m'ont barré la route et j’ai dû rebrousser chemin. Ils sont très nombreux, en formation serrée. Montadour les commande. Ils montent vers le château de Rambourg.

L'hallali continuait, désespéré, assourdissant, comme si l'homme qui soufflait dans le cor s'en faisait éclater les veines.

Angélique comprit ce qui se passait. Les dragons du roi, encerclés, avait dû rompre le barrage fragile des troupes protestantes. Ils refluaient vers la région mieux connue d'eux, mais s'exaspéraient, sachant qu'ils allaient se heurter à la forêt ou aux marais.

– Il faut aller là-bas dit-elle. Les Rambourg ont besoin d'aide.

Elle pensait encore à Florimond qui, avec ses idées folles, s'était fourré dans ce guêpier.

Accompagnée du jeune ecclésiastique, elle grimpa la colline accédant à la demeure des protestants. Des lueurs commençaient à naître entre les arbres ainsi que des rumeurs confuses. À mi-chemin, ils se heurtèrent à un groupe gémissant. C'étaient Mme de Rambourg, ses enfants, et ses servantes.

– Madame du Plessis, nous courons nous réfugier chez vous. Les dragons sont arrivés avec des torches. Ils semblaient ivres, déchaînés. Ils ont mis le feu à nos communs et je crois qu'ils veulent nous piller.

– Florimond n'est pas avec Nathanaël ?

– Florimond ? Comment puis-je savoir ? Je ne sais pas où est Nathanaël.

Tournée vers les enfants, elle geignit :

– Où est Nathanaël ? Où est Rebecca ? Je croyais que tu lui donnais la main, Joseph...

– Je donne la main à Sarah.

– Elle est donc restée là-bas, la pauvre petite. Il faut y retourner. Et votre père ?...

La pauvre femme titubait, les mains sur son ventre. Elle était à quelques jours de son accouchement.

– Allez chez moi, décida Angélique. Monsieur l'abbé va vous guider. Je monte jusque là-haut voir ce qui se passe.

Elle parvint au sommet du promontoire, sur l'arrière du vieux donjon, et s'immobilisa, cachée par la muraille. Aux braillements des dragons, qui avaient envahi le manoir, répondaient des cris affreux d'hommes qu'on torture et ceux, plus aigus, des femmes maîtrisées par les brutes. Le cor s'était tu.

Angélique s'avança avec précaution le long de l'aile gauche, se maintenant dans l'ombre. Soudain elle buta contre une forme étendue et qui paraissait curieusement paralysée sous l'étreinte d'un serpent d'or. C'était le baron de Rambourg avec son cor de chasse en travers des épaules. En se penchant sur lui, elle vit qu'un épieu le traversait de part en part, comme un gibier atteint et que des piqueurs ont massacré.

Des hommes coururent non loin. Angélique se précipita sous le couvert des arbres. Des dragons surgissaient, dansant comme des diables rouges le ballet de la mise à sac, qui récompense et grise les armées depuis que l'homme s'est fait guerrier.

Un cri rauque, promesse de jouissance, sortait de leurs gosiers, tandis qu'ils dressaient leurs longues hallebardes contre le mur.

– Sur les piques ! Sur les piques !

D'une fenêtre plus haut, une petite chose projetée avec violence, une poupée, tournoya dans le vide ! Rebecca !...

Angélique se couvrit le visage de ses mains.

Éperdue d'horreur, elle se glissa à travers les taillis et regagna le Plessis.

Les serviteurs rassemblés sur le parterre regardaient dans la direction du donjon voisin qui se panachait de flammes.

– Avez-vous trouvé Rebecca ? demanda Mme de Rambourg. Et le baron ?

Angélique fit un effort pour rendre ses traits impassibles.

– Ils sont... réfugiés dans la forêt. Nous allons faire de même. Vite, mes gars, prenez des manteaux, des vivres. Où est Barbe ? Qu'on aille la secouer ! Qu’elle habille Charles-Henri.

– Madame, dit La Violette, regardez là.

Il lui désignait, descendant à travers les arbres, vers eux, de multiples points lumineux : les torches des dragons.

– Ils viennent ici... par Rambourg.

– Les v'la qui arrivent, cria la voix d'un petit domestique.

Au fond de la grande allée carrossière, d'autres torches fleurissaient en bouquet. Les dragons montaient vers le château, sans se hâter. On entendait seulement leurs voix s'interpeller, encore lointaines.

– Rentrons dans la maison et fermons toutes les issues, décida Angélique, toutes, entendez-vous bien !

Elle vérifia elle-même les barres qu'on posait devant la porte principale, les verrous, les grands volets de bois dont on fermait les fenêtres du rez-de-chaussée. Beaucoup d'entre elles portaient des grilles. Seules les deux croisées de la façade, de chaque côté de la grande porte, étaient sans protection.

– Prenez toutes vos armes et postez-vous près de ces fenêtres.

L'abbé de Lesdiguière tira calmement son épée. Malbrant revint les bras chargés de mousquets et de pistolets.

– D'où sortez-vous tout cela ?

– Je m'étais un peu pourvu devant les troubles de la région.

– Merci, Malbrant, merci !

L'écuyer commença à distribuer des mousquets aux garçons. Il donna même des pistolets aux servantes qui prirent avec effroi les lourdes crosses.

– Si vous ne savez pas vous débrouiller avec la poudre, vous pourrez toujours prendre l'arme par le canon et taper sur des crânes, mes mignonnes.

Mme de Rambourg, réfugiée au salon, ses enfants autour d'elle, suivait Angélique du regard, une angoisse au fond de ses yeux cernés.

– Qu'est devenue ma petite Rebecca ? Et mon mari ? Vous savez quelque chose, n'est-ce pas, madame...

– Madame, je vous en prie, restez calme ! Voulez-vous que je vous aide à étendre les enfants pour qu'ils puissent se reposer ? Il ne faut pas les affoler.

La baronne de Rambourg se laissa glisser à genoux, les mains jointes.

– Oh ! mes enfants, prions. Je sais maintenant. Il est venu ce jour de l'affliction dont le Seigneur a dit : « Je délaisserai les miens pour éprouver leur cœur, je les livrerai aux méchants. »

– Madame ! Les dragons !...

Par une croisée entrebâillée, les serviteurs regardaient au-dehors avec inquiétude. Sur le terre-plein rougi par la lueur des torches, on apercevait Montadour écrasant de son arrière-train son lourd cheval pommelé. Le capitaine parut à Angélique plus gros encore et plus massif qu'elle n'en avait gardé le souvenir. Sa barbe rousse de huit jours ajoutait à ia grossièreté de son visage. On l'aurait dit façonné dans une glaise rouge, une terre à briques mal séchée.

Derrière lui quelques cavaliers et la piétaille arrêtés, les uns avec leurs mousquets, les autres avec leurs hallebardes, paraissaient s'interroger sur la conduite à tenir.

Demeure close ! Mais derrière les carreaux de couleurs cernés de plomb, on devinait des ombres aux aguets.

– Ouvrez, là-dedans ! brailla Montadour, ou je fais défoncer la porte.

Personne ne bougea. D'autres dragons venant des bois par la colline de Rambourg arrivaient et se joignaient aux autres. Ils s'excitaient, rappelant qu'on « avait chassés de ces lieux et que moins d'une semaine auparavant la Morinière avait fait jeter sur ce seuil les cadavres de quatre de leurs camarades.

Sur un geste du capitaine, deux soldats s'avancèrent, armés d'énormes haches. Les premiers coups sourds, frappés dans le bois sculpté de la porte, ébranlèrent la demeure. Un des enfants Rambourg se mit à pleurer puis il s'interrompit et un murmure de prière monta que leur mère leur faisait réciter.

– Malbrant ! chuchota Angélique.

L'écuyer leva lentement son arme, glissa le canon dans l'ouverture de la fenêtre. Le coup partit. L'un des soldats à la hache roula sur les marches du perron. Un second coup ! L'autre militaire tomba à son tour.

Les dragons poussèrent un cri de rage. Trois hommes à mousquets se précipitèrent, la crosse levée, et se mirent à marteler la porte.

Malbrant rechargeait son arme. De l'autre croisée, La Violette tira un, deux coups méthodiques. Deux hommes tombèrent. Malbrant se chargea du troisième.

– Arrière, imbéciles ! hurla Montadour, vous voulez tous vous faire descendre, un à un ?

Les soldats reculèrent comme des loups affamés. À bonne distance, Montadour fit ranger ses hommes à mousquets. Une salve crépita. Les carreaux se brisèrent, se dispersèrent sur le dallage en mille éclats multicolores. La Violette, qui ne s'était pas baissé à temps, tomba. L'abbé de Lesdiguière ramassa l'arme qui s'était échappée des mains du valet et reprit son poste auprès de la fenêtre, maintenant délabrée. À travers le treillis de plomb tordu, on pouvait voir les faces grimaçantes des dragons qui se rapprochaient. Cependant, les officiers devaient conférer entre eux pour chercher une autre tactique moins dangereuse que celle de défoncer la porte, tactique qui leur avait déjà coûté cinq hommes.

Angélique, se traînant sur les genoux, alla jusqu'à La Violette et le tira par les épaules dans un angle du vestibule. Il était blessé à la poitrine, et sur sa livrée aux couleurs des Plessis-Bellière bleu et jonquille, le sang commençait à mettre une large tache rouge.

La jeune femme se précipita aux cuisines pour y trouver de l'eau-de-vie et de la charpie. Le tableau de dame Aurélie, la femme du cuisinier, installée près de l'âtre devant un chaudron dont elle surveillait, avec attention, le contenu, la saisit :

– Que fais-tu là ? Tu fais la soupe ?

– Mais, madame la Marquise, je fais bouillir de l'huile pour leur y jeter sur la tête, comme au bon vieux temps.

Hélas ! le château du Plessis n'était guère bâti pour soutenir un assaut comme ses ancêtres du Moyen Age.

Dame Aurélie, brusquement tendit l'oreille :

– Ils sont derrière les volets ! Je les entends gratter, les maudits.

En effet, les soldats avaient contourné la maison et s'attaquaient aux lourds panneaux de bois des cuisines. Peu après, les premiers coups de hache retentirent. L'un des domestiques grimpa sur l'évier pour voir si, par l'imposte, on pouvait les atteindre. Mais c'était difficile.

– Montez au premier étage, recommanda Angélique aux trois garçons qui avaient des pistolets, et tirez des fenêtres qui sont au-dessus.

– Moi je n'ai que mon arbalète, fit le vieil Antoine, mais croyez-moi, madame la Marquise, c'est solide à l'ouvrage. Je m'en vais les transformer en pelotes à épingles, moi, ces narquois.

Angélique revint avec un linge, vers La Violette. À travers le vestibule s'étiraient des nappes de fumée dense qui piquait les yeux. En s'agenouillant, elle vit tout de suite que ses efforts seraient vains. Le valet se mourait.

– Mâ-âme la Marquise, balbutia La Violette, d'une voix pleine de sang, je voulais vous dire... Le plus –eau souvenir de ma vie, c'est de vous avoir tenue dans mes bras.

– Qu'est-ce que tu dis, pauvre garçon ?... « Il délire », pensa-t-elle.

– Si, si, quand M. le Maréchal m'avait envoyé pour vous enlever4. L'a bien fallu que je vous tienne dans mes bras, l'a même fallu que je vous serre un peu le cou pour en venir à bout... Après je vous portais, et je vous regardais... et c'est pourquoi c'est le plus beau souvenir de ma vie parce qu'une femme... aussi belle... que vous...

Sa voix baissait. Il acheva, dans un souffle, qui donnait à ses mots la valeur d'un secret :

– ...Y en a pas.

Il respirait encore imperceptiblement. Elle prit sa main :

– Je te pardonne ce que tu as fait cette nuit-là. Veux-tu que j'appelle l'abbé de Lesdiguière pour qu'il te donne une bénédiction ?

L'homme sursauta, eut une dernière défense :

– Non, non, je veux mourir dans ma religion, moi.

– C'est vrai, il est protestant, j'oubliais.

Elle caressa le front rugueux.

– Pauvre homme ! Pauvre humanité tourmentée. Eh bien, va, va maintenant... Que Dieu t'accueille.

La Violette était mort. Il y avait une petite servante blessée qui gémissait dans un coin. Le visage de Malbrant-coup-d'épée était noir de poudre. Les petits valets portaient des munitions entre les deux étages.

« Il faut faire quelque chose. Arrêter cela », pensa Angélique.

Elle monta au premier. Résolument, elle ouvrit l'une des fenêtres :

– Capitaine Montadour !

Sa voix claire vibra dans la nuit saturée de fumées âcres.

Le capitaine des dragons fit reculer son cheval afin de mieux l'apercevoir. Il la reconnut avec un mélange de peur et de triomphe. Elle était là ! Prise au piège ! Il tenait sa vengeance.

– Capitaine, de quel droit osez-vous assaillir une demeure catholique. J'en appellerai au Roi.

– Votre demeure catholique est un nid de huguenots ! Rendez-nous la louve hérétique et sa portée et nous vous laisserons en paix vous et vos fils.

– Qu'avez-vous besoin de vous occuper de femmes et d'enfants ? Vous avez mieux à faire à poursuivre les bandes de la Morinière.

– Votre complice ! hurla Montadour. Croyez-vous que je n'ai pas vu clair ? Vous nous avez trahis, vous êtes vouée au diable, sorcière ! Et, pendant que je combattais pour notre religion, vous couriez les bois pour nous vendre à ces bandits. J'ai fait parler un de vos galants.

– J'en appellerai au Roi, cria Angélique aussi fort que lui et M. de Marillac aussi sera averti de votre comportement. Dans ces intrigues entre grands personnages, les serviteurs trop zélés sont toujours les premiers punis... rappelez-vous !

Montadour hésita une seconde. Il y avait du vrai dans ce qu'elle disait. Déjà, à se débattre parmi les embuscades, coupé de tous ordres, avec des hommes découragés ou hargneux, il pouvait se douter qu'il ne recevrait pas de compliments sur la façon dont avait tourné l'opération conversion du Poitou. Mais ses soldats avaient besoin de meurtres et de villages pour reprendre confiance. Et jamais il ne retrouverait une autre occasion de l'avoir, elle, cette femme dont la vue l'avait tourmenté depuis des mois et qui l'avait mené comme un vulgaire toutou, j i Montadour ! On verrait après ! Mais d'abord, –a faire hurler, l'humilier.

– Enfumez-moi cette tanière, gronda-t-il avec un grand geste.

Et, dressé sur ses étriers, il eut, vers Angélique, un éclat de rire véhément et grossier où elle put discerner sa haine et son désir.

Elle se recula. Elle n'obtiendrait rien en parlementant. Une odeur de fumée, différente de celle de la poudre, commençait à sourdre. La voie aiguë de Dame Aurélie hurlait en bas : « Ils ont mis le feu aux panneaux... » La tête mal éveillée de Barbe apparut dans l'entrebâillement d'une porte :

– Qu'est-ce que c'est que tout ce vacarme, madame ? On va me réveiller mon petit !

– Les dragons veulent nous faire un mauvais, parti. Vite, prends Charles-Henri, roule-le dans une couverture et descends jusqu'au cellier. Je vais voir si le chemin est libre...

Le souterrain ! C'était la dernière chance. On allait faire passer les enfants, les femmes, et il fallait prier Dieu que tous les dragons eussent quitté le petit bois où l'on déboucherait !

Elle vola jusqu'aux caves, mais déjà, comme elle se glissait entre les barriques, l'horrible certitude s'imposait à elle, parce qu'elle entendait des coups sourds et des bruits de voix du côté de la porte du souterrain. Ils avaient trouvé l'issue, sans doute indiquée par l'homme qu'on avait torturé et qui avait parlé.

Angélique demeura hébétée, sa veilleuse à la main, à regarder le panneau de bois à demi pourri qui, déjà, cédait sous les coups, comme sous la poussée d'une troupe monstrueuse.

Elle remonta, mit les verrous.

– Reste là, dit-elle à Lin Poiroux qu'elle aperçut avec son tournebroche, et larde-moi toutes les bêtes puantes qui sortiront par ce trou.

– Le feu ! Le feu ! criait Dame Aurélie en reculant.

Des fagots avaient été amoncelés contre le mur, les lourds volets de bois craquaient et la fumée s'infiltrait par toutes les issues. Les garçons descendirent du premier étage. Ils ne pouvaient plus voir les assaillants et, d'ailleurs, ils n'avaient plus de munitions.

Ils regardaient Angélique, et dans leur regard naissait, peu à peu, l'effroi.

– Not'dame ! Not'dame ! Que faut-il faire ?...

– Il faut aller chercher du secours, dit une voix.

– Quel secours ?... cria-t-elle.

Un chant s'éleva, poignant de tristesse :

Accueille-nous dans ton paradis, Seigneur


Nous t'avons servi tout ce long jour...

C'était les huguenots parmi ses serviteurs qui chantaient et, même, les enfants Rambourg, pressés contre leur mère, tandis que, curieusement, la peur qui convulsait leurs pauvres petits visages, s'effaçait pour faire place à une sereine espérance.

Les cheveux d'Angélique se hérissèrent.

– Non, non, non... répéta-t-elle.

Une fois de plus, elle remonta comme une folle, jusqu'en haut, jusqu'à la tourelle. Elle déboucha sur l'esplanade étroite, tournant ses regards de côté et d'autre et, ne voyant que la nuit épaisse, imprégnée de la même affreuse odeur de bûcher.

– Quel secours ? Quel secours ? cria-t-elle encore.

Elle ne savait même pas où se trouvaient les troupes de Samuel de la Morinière.

Il y eut, à l'intérieur du château, comme une sorte d'explosion. Elle crut qu'un mur s'écroulait mais ce n'était que le hurlement dément formé par toutes les bouches des malheureux assiégés lorsque les premiers dragons apparurent.

Angélique redescendit, se pencha sur la rampe. Le rez-de-chaussée était le théâtre d'un désordre affreux. Cris, cris... cris des valets qui se battaient désespérément, cris des femmes pourchassées, cris des enfants arrachés les uns aux autres par des mains brutales... Bramements des soldats que Dame Aurélie aspergeait à bout portant de son huile bouillante. Supplications de la baronne de Rambourg, à genoux, au milieu du salon, les mains jointes tendues.

Malbrant-coup-d'épée avait saisi, par les pieds, une chaise au lourd dossier et assommait tous ceux qui approchaient. Cris des viols, cris de douleur, cris d'agonie... et le cri de la curée : « Sur les piques ! » Angélique vit un des dragons franchir les marches, tenant à bout de bras l'un des petits garçons Rambourg. Elle se précipita, buta contre un mousquet abandonné. La charge de poudre était à côté, avec le briquet. Elle se saisit de l'arme, la préparant, dans un état d'hypnose. Elle ne savait pas comment on chargeait un mousquet. Pourtant quand elle souleva le lourd engin et qu'elle pressa sur la détente, le soldat qu'elle visait tournoya comme une marionnette et bascula à la renverse avec un trou noir à la place du visage.

Elle prit appui à la balustrade et continua à tirer ainsi sur les casaques rouges qui essayaient de monter, jusqu'au moment où des bras s'abattirent sur elle, par-derrière, et la paralysèrent.

Ses yeux enregistrèrent encore trois images. Elle vit passer Barbe, courant, Charles-Henri serré contre son sein. Elle vit le visage ruisselant de larmes de Bertille, sa servante, aux mains de trois soldats odieusement dégrafés. Elle vit les fenêtres ouvertes sur la nuit où l'on précipitait des corps. Puis la conscience de ce qui l'entourait disparut, dominée par le sentiment primitif de son propre sort. Jamais elle n'avait connu pareil affolement de bête. Même quand elle avait été attachée à la colonne pour être torturée. Alors son esprit dominait : les êtres, la vie, la mort.

Cette nuit, elle n'était qu'un élan désespéré, aveugle, pour échapper à ce qui allait arriver. Et plus elle se débattait, plus sa panique augmentait devant son impuissance. Elle se souvenait d'une fois où les gentilhommes de la Taverne du Masque rouge l'avaient jetée sur la table pour la violer. Le chien Sorbonne était venu à son secours.

Cette nuit, personne ne viendrait ! Les démons se vengeraient de la femme invincible qui, trop souvent, avait déjoué leurs pièges. Ils sortaient de partout avec leurs masques cornus, leurs livrées rouges de l'enfer et leurs mains velues. Cette nuit, ils la détruiraient elle et son philtre magique qui la préservait des souillures. Elle avait trop souvent franchi les flammes du péché sans se laisser consumer. Ils en feraient une créature souillée comme les autres. Plus jamais elle ne les narguerait par le rayonnement de son charme amoureux.

Haleines puantes sur sa bouche altière, mufles hideux contre ses lèvres, dont la violation écœurante étouffait ses cris, doigts comme des limaces sur sa peau, tandis que se déchirait l'étoffe de sa robe.

Son corps était écartelé, ses chevilles maintenues au sol par des poignes aussi dures que des bracelets de fer. La chair leur était livrée. Des cris obscènes éclataient dans sa tête, tandis qu'elle suffoquait ainsi qu'une noyée au fond d'une eau noire, sous la contrainte de possessions brutales.

Attentat pire pour elle qu'un coup de poignard assassin. Son corps lui échappait pour devenir un objet de honte. Des douleurs insupportables envahirent tout son être, la submergeant d'une lancinante et morne torture, jusqu'à l'instant miséricordieux où elle sombra dans l'inconscience.

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