Chapitre 8

L'abbé de Lesdiguière sortit des fourrés, les mains pleines de champignons.

– Du nanan pour toi, Honorine.

Elle marcha vers lui en trébuchant. Elle avait eu un an à l'été, tandis que les soldats du roi encerclaient la métairie où s'étaient réfugiés Angélique et les siens.

Enfermés comme des lièvres dans un terrier, ils étaient sur le point de se rendre lorsque Hugues de la Morinière et ses protestants les avaient dégagés. Angélique n'avait pu sortir de la métairie qu'en enjambant des corps. Honorine toussait de toute la fumée respirée. L'odeur de la poudre et des incendies faisait partie de son existence au même titre que le bruit des détonations, le sang et la sueur sur des visages patibulaires, les fuites au galop et les nuits ténébreuses au plus profond des bois.

Elle avait fait ses premiers pas à Parthenay, le jour où le tocsin sonnait sur la petite ville assiégée. Les assaillants avaient été repoussés et s'étaient retirés, mais la ville, épuisée par trop de privations, demeurait exsangue. Angélique n'avait plus retrouvé Honorine dans la pièce où elle l'avait laissée, sur une chaise. Elle était dans la rue. C'est ainsi qu'on avait su qu'elle marchait et même qu'elle descendait les escaliers.

Elle avait dit son premier mot le jour où Lancelot de la Morinière avait été tué au cours d'un combat violent dans les landes de Machecoul... Et ce premier mot d'Honorine avait atteint Angélique au cœur comme la balle d'un mousquet.

Elle avait dit : « sang » en découvrant un coquelicot. Et elle plissait comiquement son nez avec des grimaces de souffrance, comme elle en avait vu faire aux hommes blessés.

Fièrement elle répétait « sang... sang... » en montrant la fleur. C’avait été le leitmotiv de sa soirée. Angélique avait cru devenir enragée.

Devant la rudesse des combats de l'été, la lassitude l'atteignait et la peur s'insinuait en elle. Le Roi ne déclarait pas forfait, mais le Poitou chancelait. Hugues de la Morinière, privé de ses deux frères, était comme un corps sans tête. Il n'avait jamais été capable de penser seul. Lancelot, qui lui insufflait sa foi en Angélique, ayant disparu, sa méfiance n'était plus là pour fortifier son orgueil de vassal dressé contre le Roi. La fin de l'été permettrait d'éviter des désastres imminents. Trompé par une résistance aussi farouche, le commandement militaire s'interrogeait sur les mesures à prendre. Le Roi était partisan de laisser les rebelles se lasser, se désagréger d'eux-mêmes par la famine, la misère et le manque de munitions. Ses ministres voulaient l'emploi de forces écrasantes, le Roi lui-même à la tête des troupes et une répression si sanglante qu'elle pourrait être proposée en exemple à toutes les autres provinces. Il ne fallait pas oublier que l'Aquitaine, la Provence, la Bretagne s'agitaient et l'on n'était jamais sûr des dernières conquêtes : Picardie, Roussillon, etc.

Angélique ignorait ces atermoiements. Elle pouvait les soupçonner, mais il lui était difficile d'en convaincre sans preuves ses troupes accablées.

Pourtant elle était la seule à leur rappeler encore qu'il n'y avait pas de choix pour eux entre la lutte ou la servitude. Ainsi, à la suite des convulsions de l'été dans la fièvre des journées torrides, s'était-elle réfugiée au fond des gorges de Mervent avec le seigneur de La Grange et ses hommes. Ils campaient au fond de la forêt centenaire prolongeant au nord celle de Nieul. Ils reprenaient leurs forces, pansaient leurs blessures...

L'abbé de Lesdiguière, ayant rassemblé des branchettes de bois mort, y mettait le feu avec sa pierre à briquet et entreprenait de cuisiner pour Honorine les champignons qu'il venait de découvrir. Son fusil, qui ne le quittait plus guère était déposé dans l'herbe et il recommanda à l'enfant de ne pas y toucher. Elle fit une mimique qui prouvait que, depuis longtemps, elle avait appris à se méfier de cet objet fumant et détonant.

Angélique, assise à quelques pas sur un rocher moussu, les observait.

L'abbé portait un grossier gilet de fourrure d'agneau. Il avait remplacé son chapeau rond à boucle d'argent par le couvre-chef immense et délavé des paysans de la région. Il n'avait plus de rabat et le col de sa chemise en loques s'ouvrait sur la jeune poitrine hâlée où miroitait l'or d'une croix, retenue à un bout de ruban déteint. Ainsi, du petit précepteur policé, raffiné jusqu'au bout des ongles, elle avait fait cet homme des bois ! Elle n'eût pu le comparer à l'adolescent de Versailles ou de Saint-Cloud, qui subissait avec une urbanité touchante les sarcasmes des moqueuses et leurs œillades provocantes et cambrait si joliment la jambe pour saluer tous ces grands seigneurs aux mœurs corrompues. Ses épaules s'étaient élargies et l'on remarquait mieux sa taille élancée. Il avait perdu toute fragilité. Seul demeurait, dans sa physionomie tannée, son doux regard de biche. Quel âge pouvait-il avoir ? Vingt ans ? Vingt-deux ans ?...

Elle l'appela soudain et il vint à elle avec son empressement habituel, plein de déférence, qui recréait pour elle le luxe de sa maison de jadis, aux nombreux serviteurs.

– Madame ?...

– Monsieur l'abbé, je vous ai supplié maintes fois de partir, de nous quitter. Maintenant, il faut le faire. Nous sommes traqués. Je ne sais vers quelle catastrophe nous allons. Retournez parmi les vôtres... Je vous en supplie, faites-le pour moi. Je ne pourrais supporter d'être responsable de votre déchéance...

Comme chaque fois qu'elle avait abordé ce sujet, il pâlit et porta la main à son cœur.

– Cela m'est impossible, madame. Je ne peux pas vivre loin de vous, séparé de vous...

– Mais pourquoi ?

Il la fixait ardemment. Son regard avait plus d'éloquence que toutes les paroles. De sa part, elle n'en fut pas blessée, mais seulement émue jusqu'aux larmes. Elle détourna les yeux, angoissée.

– Non, mon cher enfant, supplia-t-elle tout bas, non, il ne faut pas... je suis...

Il l'arrêta d'un geste.

– Je sais qui vous êtes... Vous êtes celle que j'adore... celle que j'aime d'un amour qui m'a fait comprendre comment l'on pouvait... oublier Dieu pour les lèvres d'une femme.

– Ne parlez pas ainsi !

Et comme elle tendait la main vers lui, il la prit dans la sienne. Elle n'osa la retirer tant l'emprise de cette main la surprenait par sa fraîcheur et sa virilité.

– Laissez-moi vous faire... une seule fois... ma confession, dit-il d'une voix étouffée. Vous avez comblé ma vie d'un sentiment terrestre et vivifiant dont je ne peux avoir le regret. Votre vue a ravi mon être et chacune de vos paroles...

– Vous connaissez pourtant mes fautes...

– Elles vous ont rendue plus chère à mes yeux, parce que plus faible, plus humaine. Ah ! j'aurais voulu... vous prendre dans mes bras et vous défendre de vos ennemis et de vous-même... Vous protéger de toute ma force...

Cette force, qu'il revendiquait, émanait de lui, tendu dans l'ombre du crépuscule, avec la violence impérieuse de sa jeunesse. Et, pour la première fois depuis de longs mois, elle fut sensible à ce courant de vie, dense, pénétrant, qui semblait vouloir l'attirer et l'arracher à l'enlisement de son désespoir.

Elle savait qu'il s'éloignait le soir, dans les bois, pour tomber à genoux et prier longuement. Mais combien de temps l'amour de Dieu et celui qu'il avait voué à une femme maudite pourraient-ils se partager son cœur ?...

Incapable de parler, Angélique retira sa main et serra contre elle, frileusement, son manteau.

– Ne craignez rien de moi, fit-il avec douceur. Je vous eusse adorée... si vous aviez daigné jeter un regard sur moi. Sur un signe de vous, je me serais perdu en vous... avec volupté, que mes paroles ne vous offensent pas, madame. Je suis votre très humble serviteur... Je sais que la barrière qui me sépare de vous, représente le plus infranchissable des obstacles.

– Votre vocation ?

– Non... Vous-même. Cette horreur que vous avez des hommes et de leur désir, depuis que... Cet obstacle ce n'est pas moi, dans mon ignorance, qui pourrai le vaincre...

– Taisez-vous... Vous ne savez pas ce que vous dites...

– Si fait.

La douleur lui façonnait un masque d'homme aux traits durcis :

– ...Je sais... L'on vous a détruite... par trop de maux. Et la maladie de votre âme s'est communiquée à votre corps... S'il en avait été autrement, je me serais traîné à vos genoux... pour vous supplier de m'aimer... Laissez-moi vous le dire, je vous en prie. Voici trop d'années que je vous suis par tous les chemins et que votre présence m'est devenue plus indispensable que l'air que je respire... Si vous n'étiez pas devenue aussi... invulnérable, il en aurait été autrement...

Il se tut.

– ... Il n'en est pas autrement, reprit-il très bas. Alors, c'est mieux ainsi. À cause de cet obstacle, je suis bien contraint de demeurer du côté de Dieu. Je ne serai jamais votre amant... Ce rêve...

Il parut faire un effort surhumain :

– Au moins, je vous sauverai...

Ses yeux magnifiques retrouvaient leur lumière idéale :

– Je vous sauverai... je ferai plus pour vous que tous ceux qui vous ont tenue dans leurs bras. Je vous rendrai tout ce que vous avez perdu : votre âme, votre cœur, votre féminité, tout ce qu'on vous a pris... Pour l'instant, je ne puis rien, mais je mourrai pour vous et ce jour-là seulement... Ce jour-là, lorsque j'aurai pénétré dans la lumière de Dieu, j'obtiendrai le pouvoir de vous sauver. Le jour de ma mort... Ah ! qu'il se hâte, ce jour...

Il joignit les mains sur sa poitrine avec ferveur :

– Ah ! Mort ! Hâte-toi... qui me permettra de la délivrer !...

Ils n'avaient pas entendu l'appel de la chouette. Soudain, il y eut à l'entrée de la gorge un cavalier au grand col de dentelle, panache au vent et, derrière lui, des hommes en casaque rouge, armés de lances.

Angélique fit un bond vers Honorine. L'abbé saisit son mousquet et protégea sa retraite, tandis qu'elle s'élançait vers les arbres et se hissait au flanc de la falaise, l'enfant sur le dos, cramponnée à son cou. Des éboulements de cailloux révélaient la fuite des partisans s'égaillant le plus haut possible, sur la pente glissante d'humus.

L'officier se ressaisit le premier :

– Ils sont là cria-t-il. Nous sommes tombés sur leur repaire, les brigands ! Holà, mes enfants, sus aux loups !

Les soldats mirent pied à terre et s'élancèrent à leur tour à l'assaut de la montagne.

Angélique et ses compagnons haletants surveillaient leur approche.

– Ils montent...

– Attendez un instant... Allons plus haut...

Lorsque les soldats eurent atteint l'endroit le plus abrupt, presque à pic, elle cria...

– Les cailloux ! Les rochers !...

Un grondement sourd emplit le défilé ténébreux. Projetés par les paysans, d'énormes pierres, des quartiers de rocs déboulaient. Ils fauchèrent, au passage les soldats, cramponnés, en posture instable. Frappés en plein front, à la poitrine, ils lâchaient prise, glissaient, dégringolaient pêle-mêle.

De l'épaule, les paysans arrachaient à leur alvéole d'argile les rondes boules de granit suspendues depuis des siècles au-dessus du précipice. Elles s'ébranlaient lourdement, puis roulaient de plus en plus vite, faisant sonner les troncs d'arbres auxquels elles se heurtaient, rebondissant, et allant écraser comme des punaises les soldats rassemblés au pied de la falaise.

L'officier fit sonner le rassemblement et les cavaliers, prudemment, soutenant leurs blessés et abandonnant leurs morts, commencèrent à reculer.

Le soleil accrochait encore des lueurs pourpres sur les uniformes. Angélique, penchée entre les branches, les observait. Elle reconnut l'officier. C'était M. de Brienne, l'un de ceux qui, jadis, à Versailles lui faisaient galamment la cour. L'apercevoir ici lui fit mesurer le chemin parcouru depuis sa gloire éphémère à Versailles et quel fossé, plus profond encore que cette vallée, la séparait à jamais de ce monde.

Penchée, elle cria d'une voix moqueuse, qui résonna longuement.

– Je vous salue, monsieur de Brienne. Allez donc porter à Sa Majesté le bon souvenir de Bagatelle !...

Lorsqu'on rapporta le propos au Roi, il pâlit. Il alla s'enfermer dans son cabinet de travail et y demeura plusieurs heures, seul et le visage dans ses mains.

Puis il fit venir le ministre de la Guerre, et lui recommanda de tout mettre en œuvre pour réduire la rébellion du Poitou avant le printemps suivant.

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