Chapitre 2

Un appel tremblé monta dans la nuit, flotta un peu, puis s'éteignit comme épuisé.

« La hulotte, pensa Angélique. Elle cherche proie... » L'oiseau lança à nouveau son cri de velours, fragile et lointain, qu'étouffait la brume irisée de clair de lune.

Angélique se redressa sur un coude. Près du matelas où elle était étendue, à même le sol, elle voyait luire un dallage de marbre noir et blanc où se miraient des meubles.

Au fond de la pièce une lueur douce, laiteuse, pénétrait par la fenêtre ouverte et s'étalant, se gonflant à travers l'obscurité, apportait dans la chambre toute la magie d'une nuit de printemps. Attirée par cette lueur la jeune femme se leva, réussit à se tenir debout et s'avança d'un pas hésitant d'âme errante vers le rayon argenté. Prise dans sa lumière, en face de la lune puissamment ronde qui venait d'apparaître, elle défaillit et dut s'appuyer au chambranle.

Devant elle, au-dessous du ciel nocturne une falaise d'ombre découpait un moutonnement immobile d'arbres serrés aux dômes touffus, aux branches en candélabres élancés, portant de royales vêtures de feuilles, aux troncs massifs dont les colonnes, soutenant ce temple obscur, apparaissaient à la faveur d'une échappée, d'une clairière fouaillée de lune.

– TOI ! souffla-t-elle.

D'un chêne proche le cri de la hulotte s'éleva de nouveau, soudain net, perçant, et parut porter jusqu'à elle le salut du pays de Nieul.

– Toi, répéta-t-elle, toi ! Ma forêt ! Toi, mon bocage !

Un vent mou passait, imperceptible et d'une incomparable tendresse, dans les lents mouvements de son souffle qui ne se devinaient parfois qu'à une senteur plus vive d'aubépine en fleurs.

Angélique aspira l'air. Ses poumons desséchés retrouvèrent avec ivresse l'humidité salvatrice qui montait jusqu'à elle, en effluves larges, mouillés par l'haleine de toutes les sources et l'encens des sèves nouvelles.

Sa faiblesse la quitta et elle put s'éloigner de son appui, regarder' autour d'elle. Dans un cadre de bois doré un jeune dieu de l'Olympe s'ébattait parmi les déesses, au-dessus de l'alcôve. Elle était au Plessis. C'était bien la même pièce où jadis – il y avait très longtemps de cela, elle avait seize ans alors – Angélique, petite sauvageonne curieuse, avait guetté les ébats amoureux du prince de Condé et de la duchesse de Beaufort.

C'était sur ce même carrelage noir et blanc où se reflétaient les beaux meubles, qu'elle s'était trouvée gisante, comme aujourd'hui, douloureuse, affaiblie et vaincue, alors que s'éloignait dans les corridors du château le pas titubant du beau Philippe son second époux, qui venait de célébrer si cruellement sa nuit de noces.

C'était là qu'elle avait abrité les ennuis d'un second veuvage, avant de céder, fascinée, à la tentation de Versailles.1

Angélique se courba à nouveau vers sa couche s'étendit, trouvant dans la dureté du sol une reposante volupté. Elle eut pour s'envelopper de sa couverture comme d'un burnous ce geste pelotonné d'animal, qu'elle avait ramené du désert. Une sérénité profonde remplaçait l'angoisse qui n'avait cessé de la hanter dans la demi-inconscience de sa maladie.

« Chez moi, pensait-elle délivrée, je suis revenue chez moi... Alors, tout est possible. »

Lorsqu'elle s'éveilla, le soleil avait remplacé la lune, et une voix geignante, celle de la servante Barbe, dévidait ses lamentations coutumières :

– Là, voyez-la donc, la pauvre dame... C'est toujours la même chose ! Si c'est pas malheureux !... Par terre, comme un chien ! J'ai beau la border dans son lit, chaque soir, elle trouve assez de force pour tirer son matelas dès que j'ai le dos tourné et s'y coucher comme une bête malade.

« Si tu savais comme c'est bon la terre pour dormir, Barbe, me dit-elle, si tu savais comme c'est bon !

« Quelle pitié ! Elle qui aimait tant ses aises, qui n'avait jamais assez de couettes pour s'y enfoncer tant elle était frileuse. Ah ! ce que ces gens de Barbarie ont pu en faire en moins d'une année, c'est pas croyable. Vous le direz au Roi, messieurs !... Ma maîtresse si belle, si raffinée ! Vous l'avez vue il n'y a pas si longtemps à Versailles, messieurs, et regardez-la aujourd'hui, si ce n'est pas à tirer des larmes. Je ne pourrais pas croire que c'est elle, si elle n'avait pas toujours la même façon de n'en faire qu'à sa tête malgré tout ce qu'on lui dit ! Mais, des sauvages comme ceux-là, ça ne mérite pas de vivre... Le Roi devrait les châtier, messieurs !....

Autour du grabat d'Angélique venaient se ranger trois paires de brodequins et une paire de bottes. Elle savait que les brodequins à talons rouges et à boucles de vermeil appartenaient à M. de Breteuil mais les autres lui étaient inconnus.

Elle leva les yeux. La paire de bottes supportait un personnage ventru, sanglé dans une casaque bleue d'officier et que surmontait une face rubiconde, moustachue, et aux cheveux roux.

Les brodequins de castor, à boucles d'argent, austères juste ce qu'il faut et dans lesquels se plantaient de secs mollets noirs, auraient déjà révélé la personnalité d'un dévot de la Cour, si Angélique n'avait reconnu immédiatement en leur propriétaire le marquis de Solignac.

Le quatrième personnage, à talons rouges aussi et boucles de diamant, portait haut sur un grand col de dentelle un peu désuet, un rigide et fin visage de seigneur militaire, dont une mouche de poils gris au menton accentuait la sévérité. Ce fut ce dernier qui, après s'être incliné devant la jeune femme étendue à leurs pieds, prit la parole.

– Madame, je me présente. Je suis le marquis de Marillac, gouverneur du Poitou et chargé par Sa Majesté de vous porter ses ordres et ses décisions à votre égard.

– Pouvez-vous parler plus fort, monsieur, dit Angélique accentuant sa faiblesse, vos paroles ne me parviennent point.

Force fut donc à M. de Marillac de s'agenouiller pour se faire entendre et ses comparses se trouvèrent dans l'obligation de l'imiter. Angélique savoura, derrière ses cils mi-clos, le plaisir de voir ces quatre grotesques, un genou en terre, autour d'elle, et sa jouissance augmenta en constatant que le visage de Breteuil portait encore les traces rouges et enflées qu'y avaient imprimées ses ongles.

Cependant le gouverneur déployait un parchemin après en avoir cassé les cachets de cire, et se grattait sa gorge.

– « À madame du Plessis-Bellière, notre sujette qui, coupable d'une grave rébellion à notre égard a éveillé notre courroux. Nous, roi de France, nous devons d'écrire ces lignes afin de lui signifier nos sentiments qu'elle pourrait prétendre ignorer et de la guider dans l'expression de sa soumission.

« Madame,

« Notre douleur a été grande lorsqu'il y a de ceci quelques mois vous avez répondu par l'ingratitude et la désobéissance aux bienfaits dont nous nous étions plu à vous combler vous-même ainsi que les vôtres. Ayant reçu l'ordre de ne point quitter Paris vous avez passé outre. Et pourtant cet ordre n'était-il pas dicté par le désir de vous préserver – connaissant votre nature impulsive – contre vous-même et les actes inconsidérés que vous auriez pu être tentée d'accomplir ? Vous les avez accomplis, vous vous êtes lancée au-devant des dangers et des désillusions que nous souhaitions vous éviter, et vous en avez été sévèrement punie. L'appel désespéré que vous nous avez fait parvenir par le Supérieur des Pères de la Rédemption, le Révérend Père de Valombreuse, à son retour du Maroc nous avertit de la triste situation dans laquelle vos erreurs vous avaient jetée. Captive des Barbaresques, vous commenciez à prendre la mesure de vos égarements et avec l'inconscience habituelle des personnes de votre sexe vous vous tourniez vers le souverain que vous aviez bafoué pour lui réclamer secours.

« Par égard pour le grand nom que vous portez, et l'amitié qui nous a uni au maréchal du Plessis, par pitié pour vous enfin, qui n'en demeuriez pas moins une de nos sujettes bien-aimées, Nous n'avons pas voulu vous laisser porter tout le poids du châtiment en vous abandonnant à ces cruels barbares et nous avons répondu à votre appel.

« Vous voici aujourd'hui saine et sauve sur le sol de France. Nous nous en réjouissons.

« Il est juste cependant que vous fassiez à notre égard amende honorable.

« Nous aurions pu vous imposer, dans la solitude d'un cloître, quelque temps de réflexion nécessaire. La pensée des souffrances que vous aviez subies nous en a fait écarter l'idée. Nous avons préféré vous envoyer dans vos terres, sachant que le sol natal peut être le meilleur des conseillers. Vous n'y êtes pas en exil. Vous ne devez y demeurer que jusqu'au jour où, de par votre propre décision, vous prendrez le chemin de Versailles pour y faire votre soumission. En attendant ce jour – que nous souhaitons proche – un officier désigné par M. de Marillac, gouverneur de la Province, sera chargé de vous tenir en surveillance...

M. de Marillac s'interrompit, leva les veux et désignant le gros militaire :

– Je vous présente, madame, le capitaine Montadour, auquel j'ai cru devoir remettre l'honneur de votre garde.

Le capitaine était précisément en train d'essayer de passer d'un genou à l'autre, endolori par une posture dont sa bedonnante personne n'avait pas l'habitude. Il faillit tomber, se rattrapa de justesse et assura d'une voix de stentor qu'il était au service de la marquise du Plessis.

Il en fut pour ses frais. Angélique, toujours pelotonnée sous sa couverture, gardait les paupières closes et paraissait dormir.

M. de Marillac, héroïquement, poursuivit sa lecture :

... Nous exposerons ici en quels termes la soumission de Mme du Plessis-Bellière doit être accomplie. La turbulence des membres de sa famille, dont l'un est allé récemment jusqu'au crime de lèse-majesté, est trop connue pour que cette soumission ne revête pas un éclat propre à faire réfléchir les esprits que de déplorables exemples pourraient entraîner sur la pente de la rébellion.

« Mme du Plessis nous ayant offensé publiquement la réparation doit être publique.

« Elle se rendra à Versailles dans un carrosse aux houssines noires. Ce carrosse demeurera au-dehors des grilles et n'aura pas le droit de pénétrer dans la cour d'honneur.

« Mme du Plessis sera vêtue de couleurs sombres et modestement.

« En présence de toute la Cour elle devra se rendre au-devant du Roi, s'agenouiller devant lui, baiser sa main et renouveler son serment de femme-lige et de vassale.

« De plus, il lui sera demandé de faire don à la Couronne d'un de ses fiefs de Touraine. Les parchemins et contrats de cette cession devront être remis à Notre grand chambellan au cours de cette cérémonie, en signe d'hommage et d'amende honorable.

« Désormais Mme du Plessis-Bellière devra s'appliquer à servir son prince avec une fidélité que nous voulons sans ombres. Elle demeurera à Versailles, acceptera les titres et les honneurs que nous jugerons bon de lui accorder, ce qui sera plus pénible à son orgueil, nous le savons, que de ne recevoir nulle charge, elle remplira ces charges scrupuleusement, et, en bref, devra s'appliquer à servir le roi avec dévouement que ce soit dans son Royaume, à sa Cour...

– ... ou dans son lit, acheva Angélique.

M. de Marillac tressaillit. Depuis quelques instants il était persuadé de l'inanité de tels discours, adressés à une malheureuse qui gisait dans la demi-torpeur d'une maladie sans espoir.

L'interruption d'Angélique et le regard moqueur qui filtrait entre ses paupières lui prouvaient qu'elle avait fort bien écouté et qu'elle n'était pas aussi abattue qu'elle voulait le paraître. Les joues parcheminées du gouverneur rosirent, et il dit sèchement :

– Ceci n'est pas inscrit dans la missive de Sa Majesté.

– Oui, mais c'est sous-entendu, repartit doucement Angélique.

M. de Marillac se gratta la gorge et bredouilla un peu avant de retrouver le fil de sa lecture.

... à sa Cour ou en quelque lieu où il plaira à Sa Majesté de l'envoyer pour son service.

– Monsieur, ne pourriez-vous pas terminer, je suis lasse.

– Nous aussi, dit le gentilhomme, outré. Ne voyez-vous donc pas, madame, dans quelle position vous nous contraignez à vous donner lecture...

– Monsieur, je suis mourante.

Une expression méchante et doucereuse apparut sur le visage du grand seigneur.

– Je vous conseillerai de ne pas l'être trop longtemps, madame, car ne croyez pas que l'indulgence de Sa Majesté à votre égard sera éternelle. Et c'est là, en effet, l'avertissement sur lequel Elle termine sa missive. Sachez donc, madame, que le Roi dans sa bonté vous accorde plusieurs mois de réflexion avant de vous considérer à jamais comme une irréductible rebelle. Mais passé ce délai, il sera inflexible. Nous sommes en mai, madame, le Roi vous sait malade, meurtrie. Il est décidé à prendre patience, mais si dès les premiers jours d'octobre vous n'avez pas accompli auprès de lui la démarche qui vous est imposée pour obtenir votre pardon, il considérera votre abstention comme une déclaration de rébellion.

– Que se passera-t-il alors ?

M. de Marillac déplia à nouveau la lettre du souverain.

Mme du Plessis sera alors arrêtée, conduite dans une forteresse ou-un couvent de notre choix. Les scellés seront posés sur ses demeures, ses châteaux, ses hôtels et ses terres vendus. Seul demeurera en fief et en possession d'héritage le château du Plessis et le domaine immédiat environnant, pour être remis à Charles-Henri du Plessis, fils du maréchal et notre filleul, dont nous assurerons désormais la tutelle.

– Et mon fils Florimond ? demanda Angélique, qui avait pâli.

– Il n'est pas mentionné ici.

Il y eut un silence, pendant lequel Angélique sentit peser sur elle les regards satisfaits de ces hommes qu'elle connaissait à peine, auxquels elle n'avait rien fait et qui pourtant se réjouissaient visiblement de sa défaite, tant est naturel à l'humain déchu le désir de voir abattre la beauté, et humilier ce qui ne veut pas ramper.

De longtemps Mme du Plessis ne redresserait plus sa fière petite tête, n'érigerait plus la barrière de ses yeux d'émeraude entre le Roi et l'influence qu'en vain d'autres esprits essayaient de prendre sur lui. Elle ne reparaîtrait à Versailles que pour y subir une épreuve si douloureuse qui materait à jamais sa superbe. Alors elle perdrait sa force indomptable, elle serait pareille aux autres, elle pourrait devenir un instrument docile entre des mains faites pour guider les âmes et leurs destinées. N'avait-on pas agi habilement en recommandant au roi l'intransigeance !

M. de Solignac rompit le premier le silence de sa voix onctueuse et basse. Lui ne souffrait pas de cette longue station à genoux, car il était coutumier d'interminables oraisons dans le secret de son oratoire où il demandait à Dieu la force de poursuivre l'œuvre épuisante et secrète d'imposer sa loi divine à un monde corrompu. Il dit que le moment lui semblait choisi pour que Mme du Plessis-Bellière méditât ses erreurs passées et mît à profit le temps que l'indulgence du Roi lui laissait pour rassembler les preuves d'un éclatant repentir. Le Roi ne lui pardonnerait-il pas à jamais si elle lui apportait en gage la conversion de sa province : le Poitou ?

– Vous n'ignorez pas, madame, que la religion prétendue réformée vit ses derniers jours. Ses adeptes se convertissent en masse et retournent dans le sein de l'Église-mère, catholique et apostolique. Quelques entêtés persévèrent, particulièrement en cette région retirée et sauvage dont vous êtes originaire et où vous possédez vos domaines. Le capitaine Montadour, qui est un de nos plus zélés convertisseurs, envoyé depuis plusieurs mois ici, a le plus grand mal à persuader les huguenots de vos campagnes de lâcher leurs infâmes croyances. Nous avons pensé à vous, madame, pour l'aider en cette œuvre sainte. Vous connaissez les paysans de la région, leur langage. Vous êtes leur suzeraine. Vous avez plus d'une ressource pour contraindre vos serfs huguenots à abandonner les hérésies coupables. Voyez, madame, quelle noble tâche vous attend et songez combien ce Roi que vous avez offensé vous saurait gré d'avoir aidé à l'œuvre d'unification de son royaume entreprise par lui pour la plus grande gloire de Dieu...

Ce que la lecture de M. de Marillac n'avait obtenu, le discours de M. de Solignac le réalisa. Angélique fut projetée hors de sa torpeur feinte et, brusquement assise, elle les fixa, les yeux grands ouverts et brûlants dans son visage émacié.

– Cette clause d'apporter la conversion de ma province est-elle incluse dans les conditions exigées par Sa Majesté ?

Un sourire sarcastique découvrit les dents jaunies de M. de Marillac.

– Non, madame, riposta-t-il mais c'est sous-entendu.

D'un même mouvement MM. de Marillac, Solignac et Breteuil se penchèrent vers elle. Montadour aurait bien voulu en faire autant mais il en était empêché par son ventre. Cependant il s'inclina autant qu'il put. Une autre préoccupation que de convertir Angélique à une sainte mission le congestionnait. C'est qu'il la découvrait diablement belle cette espèce de demi-morte qui était arrivée au château, quelques jours auparavant, déjà presque cousue dans son linceul !

Ces quatre visages rapprochés rappelaient à Angélique des cauchemars qu'elle avait eus parfois en Méditerranée, lorsque son esprit libéré par le sommeil la ramenait vers les souvenirs encore proches de la Cour de France et lui restituait l'oppressante atmosphère de Versailles, faite de complots et de menaces où se confondaient curieusement la peur des empoisonneurs, officiant leurs messes noires dans des appartements secrets, et les intrigues aux relents d'encens et d'eau bénite des propagateurs fanatiques. Tout cela qu'elle avait fui et rejeté à jamais, se concrétisait à nouveau, reprenait force et elle en ressentait la virulence, l'emprise rampante et tenace.

– Madame, murmura Marillac, donnez-nous des preuves de votre zèle et nous vous épargnerons le pire. Nous saurons éveiller la clémence du Roi à votre égard. Nous pouvons lui suggérer d'atténuer, par exemple, les rigueurs de la pénitence qu'il veut vous infliger. Nous arriverons peut-être à vous éviter le carrosse hors des grilles... la robe noire... les paroles de vassalité...

Il n'était pas inhabile. Il savait que pour une femme comme Angélique le pire se trouvait en effet beaucoup plus dans ces détails humiliants que dans la donation d'un de ses fiefs à la Couronne. Ils attendaient ses promesses et ses engagements, préparant déjà leurs consignes.

Mais elle se recula, altière.

– En avez-vous terminé, messieurs ?

Le gouverneur pinça les lèvres.

– Non, nous n'avons pas terminé, madame. J'ai encore à vous remettre de la part de Sa Majesté un message personnel. Le voici.

Le sceau rouge brisé, Angélique reconnut l'écriture royale.

« Bagatelle, mon insupportable enfant, mon inoubliable... »

Les lettres dansèrent devant ses yeux ; elle laissa retomber sa main, ne voulant pas lire plus avant.

Maintenant les envoyés du Roi se levaient et se retiraient. M. de Marillac jetait un coup d'œil sur la forme étendue, puis haussait les épaules. Il laisserait entendre au Roi que cette femme avait l'esprit dérangé. Se coucher ainsi sur le plancher, lorsqu'on a été la reine de Versailles ! C'était déplorable. Il avait eu tort d'écouter Solignac et de se mêler de cette démarche. Rien d'intéressant à en retirer ni pour le Roi, ni pour lui, ni pour la Compagnie du Saint-Sacrement. De toute évidence elle allait mourir.

– Messieurs !

Angélique les rappelait ; ils s'immobilisèrent devant la porte. Lorsqu'elle se redressait ainsi sa chevelure en désordre lui faisait une sorte d'auréole pâle qui accentuait l'éclat un peu hagard de ses prunelles.

– Messieurs, vous direz au Roi qu'il n'a pas le droit d'être bon envers moi.

– Que signifie, madame ? interrogea Marillac, surpris. Vous jugez-vous indigne de la bonté de Sa Majesté ?

– Non. Je veux dire que la bonté n'est pas de mise entre nous. Son amour m'insulte. Car nous sommes des ennemis, n'est-ce pas ? Entre nous il ne peut y avoir que la guerre !...

Le gouverneur devint terreux. Un vertige le saisit à l'idée qu'il lui faudrait répéter au Roi de telles paroles.

Les trois gentilshommes sortirent soucieux.

– Folle, folle femme que vous êtes ! s'écria Barbe en se précipitant au chevet de sa maîtresse. Mais quelle folie vous possède de tout détruire, malheureuse ! Leur avoir jeté cela à la tête, à ces grands seigneurs que le Roi vous envoyait pour tout arranger. Ah ! vous avez une belle façon d'acheter votre pardon !

– Barbe, tu écoutais donc aux portes ?

Barbe lancée continuait, possédée d'une sainte colère :

– Cela ne vous suffit donc pas d'être comme une épave, une malheureuse sans force... Vous avez sauvé votre vie par un miracle et maintenant que vous l'avez, vous allez continuer à en jouer comme d'une frivolité !

– Barbe, tu as pris des façons autoritaires en mon absence qui ne me conviennent guère.

– Fallait bien que je me défende avec notre petit Charles-Henri ! Vous nous avez plantés là, madame, avec toute la maréchaussée qui ne cessait de venir, ces policiers du diable qui nous interrogeaient, fouillaient les papiers, ouvraient les meubles. Après on nous a laissés tranquilles. Il n'y avait plus qu'à attendre. Croyez-vous que c'est drôle d'attendre ainsi en disant des chapelets, pour vous voir revenir un beau jour plus maigre, griffée et plus sauvage qu'une chatte vagabonde ? Et maintenant les soldats sont dans le parc, le gros capitaine fait la loi sous votre toit, dévore les réserves, lutine vos servantes. L'a bien fallu que j'apprenne à crier et à me défendre, non ?...

La véhémence de sa fidèle compagne ébranla Angélique.

– Que voudrais-tu donc que je fasse ? murmura-t-elle d'une voix faible.

– Allez au Roi, chuchota Barbe, reprenant espoir. Alors tout sera comme avant. Vous redeviendrez la personne la plus puissante du royaume, votre maison et vos fils seront partout honorés. Allez au Roi, madame. Retournez à Versailles.

Penchée, elle guettait sur le visage d'Angélique des signes de défaite. Mais sous les paupières meurtries l'éclat des yeux verts revint, implacable.

– Tu ne sais pas ce dont tu parles, Barbe. Aller au Roi ! Pour toi, naïve, il ne peut rien y avoir de mieux que de vivre à la Cour. Mais moi, je sais. Est-ce que je n'y ai pas vécu ? Vivre à la Cour ? Quelle dérision ! Y périr, oui. D'ennui, de dégoût et finalement par le poison d'une rivale. Vivre à la Cour ! Autant essayer de danser le tricotet sur des sables mouvants. Je ne pourrai jamais me retrouver parmi eux.

– Le Roi vous aime ! Vous avez tout pouvoir sur lui.

– Il ne m'aime pas. Il me veut. Je ne serai jamais au Roi. Cela ne se peut pas. Écoute, Barbe, il y a une chose que tu ne sais pas. Le roi de France est tout-puissant, mais moi je me suis évadée du harem de Moulay Ismaël... Tu ne peux imaginer ce que cela signifie. Aucune femme n'avait jamais réalisé cela. C'était une chose impossible, impensable !... Alors pourquoi ne pourrais-je tenir en échec le roi de France ?

– C'est là votre dessein ?

– Oui... je crois... Je crois qu'il ne me reste rien d'autre à faire.

– Ah ! folle, folle femme ! Que Dieu nous protège, sanglota Barbe en s'enfuyant, le visage dans les mains.

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