Chapitre 7

L'homme qui sonnait du cor le soir échappait, pour le moment, à la persécution de Montadour. Peut-être parce que la gentilhommière de Rambourg étant proche du Plessis, le capitaine avait l'assurance de pouvoir abattre, quand il le voudrait, sa lourde patte sur ce huguenot pâle et tremblant, qui n'assumait pas sans désespoir son rôle de persécuté.

Dans leur jeunesse, Angélique et ses sœurs s'étaient souvent moquées du garçon dégingandé, à la pomme d'Adam proéminente, qu'elles rencontraient à l'occasion des assemblées de villages ou des foires dans les bourgs. Avec l'âge, le baron de Rambourg avait acquis une longue moustache triste, une femme toujours enceinte et une nuée de petits huguenots blêmes pendus à ses basques. Contrairement à la plupart de ses coreligionnaires, il était très pauvre. Les gens du pays disaient que sa famille était malheureuse depuis la neuvième génération à cause d'un chevalier de leur maison qui avait essayé d'embrasser une fée dormant dans un château, au bord de la Sèvre. La malédiction n'avait fait que s'accentuer, comme de juste, lorsque les Rambourg avaient embrassé la religion de Calvin. Isaac, dernier du nom, vivait à l'ombre de sa tour envahie de lierre et ses seuls talents et ses seules tâches se résumaient à sonner du cor. On était étonné du souffle qui pouvait jaillir de ce maigre torse. Toute la contrée l'invitait à participer aux chasses car il savait donner aux notes des différents appels d'amples et magnifiques résonances qui jetaient en transes chasseurs, meutes et gibier.

Mais depuis l'an dernier ces réunions se faisaient rares. Hobereaux catholiques ou protestants vivaient chacun dans leur coin, attendant la fin des troubles suscités par les soldats. Le baron de Rambourg avait dû répondre aux exhortations du duc de la Morinière. Car il était difficile de résister à ses décisions.

Angélique le comprit mieux encore lorsqu'elle aperçut le chef des huguenots traverser la lande pour venir vers elle, son grand manteau noir flottant au vent. Il était plus impressionnant encore vu sur le fond bleu doré du ciel que dans les ténèbres de la Gorge du Géant. Ses frères l'accompagnaient.

À la lisière de la forêt, le lieu de rencontre dominait, d'une falaise abrupte, le paysage. Sur cette bande de terre où poussaient des genêts, il y avait eu jadis un camp romain. Le petit temple dédié à Vénus demeurait là, à demi ruiné, fleuri d'asphodèles.

À la lisière du golfe maudit, et de la dangereuse forêt gauloise les Romains avaient-ils prié la déesse de préserver leur virilité menacée car les Pictes féroces qui ne se faisaient pas faute d'offrir à leurs propres dieux d'horribles trophées ? Seules des ruines subsistaient, un porche de pierre fait de deux colonnes et d'un entablement couvert d'inscriptions latines. Ce fut à son ombre qu'Angélique s'assit.

Le duc prit place devant elle, sur un bloc carré. Les deux frères restèrent à l'écart. Le camp romain était l'un de leurs lieux de ralliement. Les paysans huguenots venaient cacher dans le temple des vivres et des armes à l'intention des proscrits. De cet emplacement, on pouvait surveiller la contrée mais l'on ne risquait aucune attaque.

Le duc commença de parler en la remerciant une fois encore de ce qu'elle avait fait pour le pasteur genevois. Son geste prouvait que la barrière des croyances pouvait être franchie lorsque les esprits outrés par l'injustice faisaient alliance pour tenir en échec le pouvoir de maîtres tyranniques. Il n'ignorait pas qu'elle avait beaucoup à souffrir du Roi. D'ailleurs ne la faisait-on pas garder comme une prisonnière ? Comment Mme du Plessis pouvait-elle les joindre ? Elle lui expliqua qu'elle utilisait un souterrain. Montadour n'avait aucun soupçon.

Il était difficile de ne pas répondre au duc de la Morinière lorsqu'il posait une question. Son ton impératif forçait l'interlocuteur à s'expliquer aussitôt. Ses yeux, profondément enfoncés sous de broussailleux sourcils noirs, fixaient avec intensité. On eût dit deux points d'or. Leur lumière aiguë finissait par fatiguer. Angélique détourna son regard. Elle pensa à la sorcière qui craignait ce sombre serviteur du Seigneur.

Pour le rencontrer aujourd'hui, elle avait mis une toilette digne de son rang, une robe de satin sombre mais riche, et cela n'avait pas été une mince affaire que de se glisser dans l'étroit passage qui conduisait à la forêt, avec son corset serrant sa taille et les lourds plis des trois jupes. Le valet La Violette l'avait accompagnée, portant son manteau. À quelques pas, se tenait immobile, en serviteur respectueux. Angélique voulait que cette entrevue soit entourée de quelque solennité, afin qu'elle pût parler au duc d’égale à égal.

Elle était assise sous un porche romain patiné par les siècles, ses pieds chaussés de cuir rouge dépassant le bord de la robe couleur de prune, tandis que ses cheveux, qu'elle avait coiffés avec sévérité, se laissaient doucement, peu à peu, défaire par le vent. Elle écoutait la voix sourde. Elle l'écoutait le cœur étreint, attirée et pourtant inquiète. Un gouffre s'ouvrait-à ses pieds, lui semblait-il. Il faudrait y sauter à pieds joints.

– Que voulez-vous de moi, monsieur ?

– Que nous fassions alliance. Vous êtes catholique, je suis réformé, mais nous pouvons faire alliance. L'alliance des persécutés, des esprits libres... Montadour est sous votre toit. Espionnez-le, renseignez-nous... Et puis, vos paysans catholiques...

Il se penchait, baissait le ton comme pour mieux la pénétrer de sa volonté impérieuse.

– Faites-leur comprendre qu'ils sont du côté de nos paysans, poitevins comme eux, que l'ennemi c'est le soldat du roi qui vient piller leur récolte... Rappelez-leur les contrôleurs d'impôts, la taille, la capitation. Ne seraient-ils pas mieux sous la seule juridiction de leurs seigneurs comme jadis, que travaillant pour un Roi lointain qui ne les paye qu'en leur envoyant des armées d'étrangers à nourrir...

Ses mains gantées de cuir – des gants de fauconnier – s'appuyaient à ses cuisses massives, tandis qu'il parlait ainsi incliné vers elle et elle ne pouvait fuir désormais son regard. Il lui instillait sa croyance profonde en une aventure désespérée, qui était comme le sursaut d'agonie d'un géant ligoté, pour rompre des liens. Elle voyait ce grand peuple-paysan, dont elle était issue, se redressant, s'étirant dans un effort surhumain, pour s'arracher à l'enlisement mortel dans lequel le paralysait l'asservissement à celui qui n'était jadis que le seigneur d'Ile-de-France. Les deniers ramassés dans les sillons du Bocage, engloutis dans les plaisirs de Versailles, dans des guerres interminables aux confins de la Lorraine ou de la Picardie, les grands noms du Poitou, domestiqués, présentant la chemise ou le bougeoir au Roi, tandis que leurs domaines étaient laissés aux mains d'intendants malhonnêtes, d'autres vivant appauvris sur leurs terres que le fisc leur arrachait par lambeaux, dédaigneux de ces nobles qui n'avaient pas su plaire au maître, et aujourd'hui la ruine, la famine, se glissant comme des couleuvres à travers le pays, par la main d'une armée, envoyée au mépris de toute justice et de bon sens, réduire au désespoir ceux qui font pousser le froment, gardent les herbages et récoltent les fruits, ces paysans aux mains calleuses, aux grands chapeaux sombres, qu'ils fussent huguenots ou catholiques...

Elle savait tout cela. Elle écoutait intensément. Le vent se faisait plus âpre. Elle frissonna en écartant une mèche de cheveux qui s'obstinait à lui .balayer le visage. La Violette s'approcha et lui tendit son manteau. Elle s'en enveloppa d'un geste passionné. Tout à coup elle se tordit les mains et, levant vers Samuel de la Morinière un regard déchirant :

– Oui, je vous aiderai, cria-t-elle, mais alors-alors, il faut que votre guerre soit franche et terrible. Qu'attendez-vous des simples prières chantées dans les ravines ?... Il faut que vous preniez des villes, que vous teniez les routes que vous fassiez de la province un bastion fortifié avant seulement qu'on ait eu le temps d'envoyer des renforts, il faut que vous couriez du sud au nord fermer toutes les issues..., il faut que les autres provinces soient contaminées, la Normandie, la Bretagne, la Saintonge, le Berri... il faut qu'un jour le Roi traite avec vous comme avec un autre roi, qu'il en soit réduit à accepter vos conditions...

Sous cette véhémence, le duc de la Morinière fut secoué. Il se dressa. Son teint devint rouge-brun et ses yeux lancèrent des éclairs. Il n'était pas habitué à ce qu'une femme lui parlât sur un tel ton. Mais il se contint. Il resta un moment silencieux, tracassant les pointes de sa longue barbe. Il venait de découvrir qu'il pouvait compter sur la force sauvage de cette créature, insignifiante, avait-il songé auparavant, comme toutes les femmes. Mais il lui revenait toutes sortes de maximes que répétait parfois l'un de ses oncles qui avait servi près de Richelieu, lequel utilisait beaucoup de femmes dans mille affaires diverses d'espionnage ou de politique. « La force d'une femme est le double de celle d'un homme lorsqu'il s'agit de saper les fondations d'une ville... Même si elles le proclament très haut, les femmes ne s'avouent jamais vaincues. Il faut avoir de solides gants pour manier cette arme tranchante, la ruse d'une femme, mais je n'en connais pas de plus tranchante... » Ainsi parlait Richelieu.

Il respira profondément.

– Madame, vos paroles sont justes. Il est vrai que le seul but à atteindre est celui-là. Et si nous ne sommes pas décidés à l'atteindre, autant, sur-le-champ, déposer les armes... Prenez patience. Aidez-nous. Et cela sera un jour, je m'en porte garant !

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