Chapitre 1

En vain le Roi désavoua-t-il M. de Marillac et le remplaça-t-il par Baville à la tête de la province.

La lettre d'intercession, portée par le vieil intendant Molines – que le Roi avait reçu lui-même dès qu'il s'était présenté à Versailles – arrivait trop tard.

Tandis que Sa Majesté faisait appeler Louvois, le complice de Marillac, hypocrite et ennuyé, afin de s'informer sur la situation exacte et donnait des ordres, le Poitou explosait.

De loin, on ne se douta pas que l'acte déterminant de ce brusque incendie avait été l'assassinat sordide d'un petit garçon aux boucles d'or. La situation fut aussitôt très confuse et longtemps on imputa la destruction du château du Plessis et la disparition de la marquise et de ses fils aux brigandages des protestants. Il aurait été simple de crier sus à l'hérétique. Mais les premières troupes qui essayèrent de pénétrer en Gâtine se heurtèrent, avec étonnement, à des catholiques que commandait un Gordon de la Grange, vieux nom mal en cour comme tous ceux des nobles qui vivaient alors dans leurs terres.

Cependant au sud du Bocage, Samuel de la Morinière, le huguenot, reprenait l'offensive.

Les régiments royaux se retirèrent sur une ligne qui allait de Loudun à Niort en passant par Parthenay tandis que l'hiver se glissait avec ses brouillards mauves à travers les arbres dépouillés et que commençait une guerre d'escarmouches atroce par sa sauvagerie, son mystère, le caractère irréductible de ceux qu'il fallait pacifier. On aurait dit des ombres. Tout était à l'image d'un pays fourmillant d'habitants qu'on ne voit jamais, d'une région fermée, aux apparences de désert. Avec qui parlementer ? Pourquoi cette hargne subite ? À qui en voulaient-ils ? Au Roi, aux troupes, aux collecteurs d'impôts ?... Pourquoi se battaient-ils ? Pour des questions religieuses, de province, de clocher ? Quel but se proposaient d'atteindre ces culs-terreux et ces hobereaux farouches et subitement furieux ?

Au conseil du Roi, on trouvait distingué de lever les bras au ciel et de se perdre en conjonctures variées. Au fond, personne n'aurait pu dire tout haut ce qu'on savait, ce qu'on sentait. Personne n'aurait voulu se l'avouer, ce cri, ce grondement sourd de gibier traqué qui se réveille blessé au fond de sa forêt et décide de lutter jusqu'à la mort, c'était la suprême convulsion d'un peuple qui ne se veut pas esclave.

L'hiver pour le Poitou s'ouvrait sur la disette L'expérience-conversion de M. de Marillac, en gâchant les récoltes protestantes avait fait chavirer dans la catastrophe un équilibre général déjà rendu instable par des impôts écrasants et une mauvaise année précédente. Tandis que Montadour mettait le feu au blé là où s'élevaient les temples protestants, près des clochers catholiques, les agents du fisc avaient été jusqu'à faire démolir des maisons pour en vendre les poutres. On avait saisi pour les « tailles », des lits, des habits, les bêtes de labour, et jusqu'aux pains, ces rondes miches parfumées, grandes comme des roues, empilées sur l'étagère, pour les six mois d'hiver. Un homme ruiné, qu'importe ! Plusieurs, c'est un village qu'on quitte, des misérables sur les routes quand vient l'automne, des êtres hâves et qui ont peur de la faim et qui veulent prendre à ceux qui leur ont pris.

Des convois de ravitaillement qui s'acheminaient de Nantes pour l'armée furent entièrement pillés par les paysans.

Alors que le ciel était pur, le soleil chaud et qu'on pouvait tout attendre de l'été, le désordre avait ruiné la dernière espérance et la famine était là.

Ce ne fut que peu à peu qu'on apprit le rôle joué par une femme dans cette grande flambée de haine et comment elle avait réussi à grouper vers un seul but les protestants et les catholiques, les nobles et les paysans et les bourgeois des petites villes.

La légende de cette femme, cela faisait sourire certains à la cour.

D'autres y croyaient ! Le temps des belles frondeuses n'était pas loin et nul en France n'oublie facilement qu'il y eut jadis, issue de son terroir, une femme Jehane qui menait les reîtres au combat. Celle-ci n'était pas une paysanne car la noblesse l’écoutait. Peu à peu, les hobereaux obscurs, aux noms prestigieux dont on faisait gorges chaudes a Versailles, parce qu'ils étaient plus pauvres que des gueux, rassemblèrent leurs gens et les armèrent par on ne sait quel miracle.

On vit surgir toutes les armes, détachées de la panoplie au-dessus de l'âtre : les mousquets, les lances et les hallebardes, de vieilles arquebuses à rouet ou à mèches, des « lansquenettes », courte épée avec une lame à deux tranchants qui rappelait les lansquenets allemands des guerres de Religion, barbus, emplumés, vêtus d'oripeaux et terreur des populations. Leurs âmes guerrières passaient en ceux qui tenaient désormais leurs épées, ramassées dans les champs après les batailles. Il y avait jusqu'à des arcs et des flèches de braconniers, armes redoutables quand ceux qui les maniaient se postaient, invisibles, dans le feuillage d'un chêne au-dessus d'un chemin creux. Et les soldats du Roi ne tardèrent pas à regretter les cuirasses de jadis.

On disait aussi que cette femme était belle et jeune d'où son pouvoir sur les chefs de guerre. Elle allait à cheval, en amazone, enveloppée dans un manteau sombre dont la vaste capuche abritait ses cheveux blonds.

Tous les châteaux du pays, tous les manoirs, Angélique les visita. Les plus altiers, sur les collines, avec leurs douves aux eaux croupies, ou dressés au bord de la falaise sur la rivière, en défenseurs. Hauts donjons qui ne défendaient plus rien et où elle trouvait des familles transies près d'un maigre feu, châteaux Renaissance, créés pour les fêtes, ou les immenses salons en enfilade étaient condamnés. Personne n'y entrait plus que les souris. Il y faisait trop froid. Les seigneurs du lieu étaient trop pauvres. Ou bien ils avaient un fils courtisan à Versailles qui dilapidait l'héritage. Manoirs aux grosses pierres plus confortables dans leur simplicité bourgeoise, où l'on vivait petitement en souhaitant s'élever sans y parvenir jamais.

Pour Angélique, il lui était facile de trouver le langage que ces gens pouvaient entendre. Elle leur rappelait les noms, la gloire de leurs ancêtres et leurs humiliations présentes.

On rassemblait les paysans dans la cour du château ou dans une lande écartée. Et, lorsqu'elle paraissait ainsi, sur son cheval ou au sommet d'un escalier de pierres grises, silhouette altière dans sa mante sombre et qu'elle se mettait à parler d'une voix précise et calme, mais qui portait loin dans l'air gelé, ces êtres primitifs étaient secoués d'un tressaillement qui les éveillait à eux-mêmes et les rendait subitement attentifs.

Ce qu'elle dénonçait c'était tout ce qui, depuis longtemps, creusait la plaie de leur cœur taciturne. Elle leur rappelait les deux années terribles de 1662 et 1663 où ils avaient mangé du foin et de l'herbe, où ils avaient mangé l'écorce des arbres, les trognons de choux et les racines, où ils avaient été jusqu'à moudre des coques de noix avec des glands pour les ajouter à leur dernière poignée de seigle ou d'avoine. Elle leur rappelait leurs enfants morts, leurs exodes dans les villes – c'était cette année-là que Nicolas et des paysans affamés avaient pénétré comme des loups dans Paris. C'était cette année-là aussi qu'avait eu lieu le grand carnaval de Paris et qu'on avait vu le Roi, son frère et les princes paraître resplendissants de pierreries.

C'était l'année suivante, alors qu'ils commençaient à panser leurs blessures, que le ministre Colbert avait rétabli l'impôt de la gabelle, celui dit « pour le pot et la salière » et celui « des salaisons et du détail », c'est-à-dire l'obligation pour tous d'acheter au grenier » et à prix d'or, l'indispensable condiment...

En rappelant ces choses elle touchait un point sensible à toute la paysannerie française. Devant l’avalanche de catastrophes qui s'annonçaient, les paysans inoccupés par l'hiver voyaient tout d'abord dans son appel à la rébellion la possibilité d'une saison où l'on aurait prétexte à ne pas payer d'impôts. Puisqu'on était en révolte, on pourrait jeter l’huissier dans le puits ou le chasser à coups de fourches. Et quel soulagement tout à coup de pou-ir garder pour soi le peu qu'on avait. Elle leur disait :

– Les seigneurs qui sont ici sont vos vrais seigneurs. Quand vous avez faim, ils ont faim. Combien de fois ne leur arrive-t-il pas de payer le dixième, la capitation, la dîme, la taille, des terres non nobles qu'ils ont sur leur fief ?... Ils le font pour vous défendre de mains trop rapaces.

– C'est vrai... c'est juste... marmonnaient les paysans.

– Suivez-les. Ils vous obtiendront la prospérité dans une justice nouvelle. Il est temps de mettre fin à votre misère.

Elle citait encore des chiffres : les gaspillages qu'elle avait vus à la cour, la vénalité des charges, les arrangements des grands financiers, toutes combinaisons qui contraignaient chaque année l'État à venir chercher plus et plus encore d'argent à la source, c'est-à-dire dans la terrine du paysan.

Les Masson de La Guyonnière, les Goilard d'Amboise, les Chesbron de La Foulière, les Aubery d'Aspremont, les Grosbois, les Guinefol, et d'autres encore de moindre lignage prirent les armes.

Des villes comme Parthenay, Monterray, La Roche, qui hésitaient furent contraintes, soit par la force, par la victoire des troupes protestantes, soit par la persuasion. Il y avait bien des bourgeois qui avaient des sujets de mécontentement envers le Roi. Angélique sut leur parler le langage des écus et des affaires. Les réserves des villes furent réparties en vue d'une année de famine. Cependant, ces directives et le pillage des convois militaires n'auraient pas suffi à sauver ce peuple qui se mettait au ban du royaume, si les gens de la côte Atlantique ne s'étaient rangés aux côtés de leurs frères du Bocage.

C'était une région éminemment protestante et c'était aussi le pays du sel, cœur d'un litige aigu et presque séculaire entre le peuple et la couronne. Un faux-saunier des Sables, Ponce-le-Palud, entraîna ceux de sa corporation. Désormais, par des plages inconnues, par des petites rivières clandestines, les vivres pénétrèrent au Poitou. L'or payait. Un bourgeois de Fontenay-le-Comte avait fait comprendre à ceux de sa corporation que l'or ne servirait à rien si l'on mourait de faim.

Le royaume de France observait le Poitou. L'hiver lui faisait une barrière aussi rigide que la rébellion. On attendait que cédassent le froid et les brumes, la neige et les glaces pour pénétrer dans ce bastion et dénombrer les cadavres. Mais les Poitevins ne mouraient pas.

Durant tous ces mois gelés, Angélique demeura peu dans le même endroit. Ses demeures étaient des demeures de paysans. Elle allait visiter qui lui était nécessaire, s'asseyait près de l'âtre à la plaque écussonnée d'un vieux château, ou devant le chaudron d'une fermière, ou encore dans l'arrière-boutique d'un gros commerçant influent d'un bourg. Il ne lui déplaisait pas de parler avec ces personnages divers et la promptitude avec laquelle elle était entendue la fortifiait dans sa conviction. Le ferment ne demandait qu'à lever. On sentait qu'il allait se passer quelque chose !

Mais sa vraie demeure, son lieu d'élection, restait le chemin creux où résonnaient les sabots de son cheval et de ceux de son escorte.

Dans celle-ci se trouvait le baron du Croissec. C'était à lui qu'elle était allée tout d'abord demander l'hospitalité après le drame. Depuis, le gros homme l'accompagnait partout avec quelques-uns de ses serviteurs.

Parmi les gens d'Angélique, les protestants étaient allés rejoindre les troupes de la Morinière. Les autres, sous la direction du métayer Martin Genêt, formaient une sorte de corps-franc, chacun demeurant chez soi mais prêt à se rassembler en armes au moindre signal.

Restaient, en permanence, près d'Angélique, des serviteurs survivants du Plessis, Alain le palefrenier, l'aide-cuisinier Camille, le vieil Antoine et son arquebuse, Flipot, le mion de Paris, qui n'aurait su quoi faire de lui parmi ces bois, Malbrant-coup-d'épée, grommelant mais heureux de retrouver les rigueurs d'une campagne militaire. L'abbé de Lesdiguière n'avait cessé, depuis le début, de se tenir à ses côtés. Dès qu'il ne la voyait pas, il courait à sa recherche. Il avait peur de ce qui se cachait derrière ce visage lisse et glacé, et ce regard fixe. L'angoisse qu'elle essayât de se détruire le hantait.

À l'étape, elle tombait parfois dans un mutisme profond où semblaient disparaître tous ceux qui l'entouraient. Elle était assise devant le feu, dans une grande salle, avec des armes aux murs et des tapisseries. C'était le décor de son enfance. Dehors, le vent hurlait en secouant des volets délabrés, des girouettes grinçaient au sommet de quelques tours pointues : Et souvent, au crépitement du bois s'ajoutait le martèlement scandé des bottes du duc de la Morinière sur les dalles. Il était là et marchait de long en large et son ombre immense tressautait au soubresaut des flammes. De temps en temps il s'arrêtait pour jeter un fagot d'épines dans l'âtre. Cette femme avait froid, il fallait la réchauffer. Il reprenait sa marche de fauve en cage. Son regard se fixait sur le profil d'Angélique assise et totalement absente, et sur la silhouette mince de l'abbé de Lesdiguière, un peu en retrait, sur un escabeau, et dont le front s'inclinait parfois de lassitude. Il grommelait dans sa barbe des mots de rage impuissante. Ce n'était pas tellement au petit abbé qu'il en voulait d'être là.

L'obstacle qui se dressait entre lui et cette femme, qu'il désirait chaque jour avec une ardeur plus démente, était d'un autre ordre et d'une force combien plus invincible que la présence d'un page gracile aux yeux de fillette. Il l'eût écarté d'un revers de main s'il n'y avait eu autre chose à quoi ni sa volonté implacable, ni sa passion amoureuse ne pouvaient rien.

Aujourd'hui elle lui échappait à jamais.

Lorsqu'il avait appris l'attaque du château du Plessis, il était revenu à marche forcée dans la région. Plusieurs jours, il avait cherché la châtelaine disparue. Il l'avait retrouvée. À la colère de Samuel de la Morinière devant les crimes des soldats de Montadour se mêlait un sentiment qui lui était jusqu'alors inconnu et qui était de la douleur. La pensée que l'on avait flétri cette femme le rendait fou. Tandis qu'il la cherchait, à plusieurs reprises il avait été tenté de se jeter sur son épée pour échapper au tourment qui le taraudait corps et âme. Il ne pouvait même plus prononcer le nom du Seigneur, crier vers lui.

Un soir, assis sur les degrés d'une croix hosannière, à un carrefour plein de vent, sous le ciel où couraient les nuées, l'homme cruel avait senti quelque chose saigner de son cœur et sur ses joues des larmes. Il aimait. La figure d'Angélique s'environna pour lui de tout le rayonnement d'une exaltante découverte : l'amour.

Quand il la retrouva, il fut sur le point de tomber a genoux devant elle et de baiser l'ourlet de sa robe. Elle avait un regard tranquille dont les cernes sombres accentuaient le mystère. Sa beauté lointaine et comme meurtrie le bouleversa, attisant une fièvre que les songes n'avaient fait qu'accroître.

Dès qu'il se trouva seul avec elle, il voulut la prendre dans ses bras. Elle blêmit et se recula, le visage transformé d'effroi.

– Ne m'approchez pas, surtout ne m'approchez pas-

Cette frayeur le rendit fou. Il voulut baiser ces lèvres que d'autres avaient offensées, effacer des traces, la faire sienne pour la purifier. Un délire vans nom où se mêlaient le désespoir, l'amour exclusif, le désir de possession, l'envahit et il passa outre à sa prière, la serrant contre lui avec passion. Lorsqu'il la vit convulsée, plus blanche que le marbre, les yeux clos, il se calma. Elle était évanouie. Tremblant, il l'étendit sur le dallage.

L'abbé de Lesdiguière accourait et, de séraphin, se transformait en archange vengeur.

– Misérable ! comment avez-vous osé la toucher ?

Il écartait d'Angélique les grosses mains velues, luttait avec ce Goliath...

– Comment avez-vous osé ?... Vous ne comprenez donc pas ?... Elle ne peut plus supporter cela... Elle ne peut plus supporter qu'un homme la touche... Misérable !...

Il avait fallu près d'une heure pour la ranimer.

Au hasard de ces mois de guérilla, le duc de la Morinière et Angélique se rencontrèrent encore chez leurs partisans. C'était alors ces longues soirées où les hôtes, vaguement terrifiés, laissaient en tête à tête le huguenot et la catholique. Silence, bruit de pas, soubresauts de la flamme. Ainsi coulaient les heures au sein d'un drame informulé et déchirant.

Vers le mois de février, Angélique se retrouva dans la région du Plessis. Elle ne voulut pas aller voir les ruines de son ancienne demeure et descendit dans la gentilhommière de Guéménée du Crois-sec. Le gros baron semblait trouver dans son dévouement inaltérable à la cause d'Angélique une justification à son existence végétative de hobereau célibataire. Il s'était plus démené en ces quatre mois que dans sa vie entière. Il se sentait l'ami sûr d'Angélique, celui sur lequel elle pouvait compter quoi qu'il arrivât et il est vrai qu'il ne la gênait guère. Les trois la Morinière et d'autres chefs conjurés se réunirent là également pour discuter de la situation. On pouvait prévoir qu'avec le printemps les troupes royales procéderaient à une offensive générale sur tous les fronts. Le nord était assez dépourvu. Pouvait-on compter sur les Bretons qui, d'ailleurs, ne sont bretons qu'à demi, étant déjà de ce côté-ci de la Loire ?...

Peu après il y eut des combats assez violents dans les environs. La région demeurait le point de mire des troupes royales car c'était de là que tout était parti. L'on dut savoir que la Révoltée du Poitou s'y trouvait. Sa tête était mise à prix bien qu'on ignorât son nom et sa personnalité. Le champ des dragons était proche et son souvenir excitait les militaires à la chasse. Angélique faillit tomber dans une embuscade. Elle fut sauvée par Valentin-le-meunier chez qui elle se réfugia avec l'abbé de Lesdiguière qui était blessé. Pour la soustraire à d'éventuelles recherches, Valentin l'emmena au fond des marais où nul ne pourrait la poursuivre.

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