Chapitre 11
Deux silhouettes adolescentes se profilaient, minces et vêtues de noir, dans l'encadrement ensoleillé de la porte.
– ... Florimond ! dit Angélique.
Elle répéta, médusée :
– ... Florimond ! Monsieur l'abbé de Lesdiguière !...
Ils s'avancèrent souriants. Florimond mit un genou en terre et baisa la main de sa mère. L'abbé fit de même.
– Mais pourquoi ?... Qui ?... Comment se fait-il ?... Ton oncle m'avait dit...
Les questions se bousculaient sur ses lèvres. À sa surprise succédait une impression d'atterrement.
L'abbé expliqua qu'il avait appris trop tard le retour de Mme du Plessis en France. Il avait encore quelques obligations à remplir envers M. le Maréchal de la Force, chez qui il était entré en service comme aide-aumônier après le départ d'Angélique. Dès qu'il l'avait pu, il s'était mis en route et, en passant, s'était arrêté au collège de Clermont pour voir ce qu'y devenait Florimond. Or le Père Raymond de Sancé s'était empressé de lui restituer son ex-élève, heureux, disait-il, de trouver un compagnon de voyage à son neveu, car celui-ci était sur le point de prendre la route, seul, pour gagner le Poitou.
– Mais pourquoi ?... pourquoi ? répétait Angélique. Mon frère m'avait dit que...
L'abbé de Lesdiguière baissa ses longs cils avec confusion.
– J'ai cru comprendre que Florimond ne donnait pas satisfaction, murmura-t-il, et qu'on le renvoyait.
Les yeux d'Angélique allèrent de la physionomie aimable du jeune abbé à celui de son fils. Elle avait peine à le reconnaître. Pourtant c'était bien lui. Mais si grandi, maigre comme un clou, sous sa vareuse noire de collégien. La taille, serrée par une ceinture où pendaient une corne d'encre et un étui à plumes, avait la finesse de celle d'une femme. Douze ans ! Il lui atteindrait bientôt l'épaule. À un mouvement qu'il fit pour rejeter en arrière une boucle de ses longs cheveux qui le gênait – mouvement plein de désinvolture et où n'entrait aucune contribution – elle comprit d'où venait le bouleversement qu'elle éprouvait à sa vue. Il s'était mis à ressembler de plus en plus à son père. De ses traits enfantins surgissaient comme d'une gangue un profil pur, une joue un peu creuse, des lèvres pleines et moqueuses ; le visage de Joffrey de Peyrac qu'on devinait jadis malgré la disgrâce de ses cicatrices. La chevelure de Florimond avait doublé, semblait-il, foisonnante, profondément noire. Et, dans ses prunelles, veillait une ironie allègre que démentait son maintien calme de bon élève.
Que se passait-il ? Elle ne l'avait pas embrassé, elle ne l'avait pas serré sur son cœur. Mais, c'est aussi qu'il ne lui avait pas sauté au cou, comme jadis.
– Vous êtes couverts de poussière, fit-elle, vous devez être fatigués ?
– Harassés, en effet, dit l'abbé, nous nous sommes égarés, nous avons parcouru au moins vingt lieues de plus. Nous voulions éviter ces bandes armées de faux qui parcourent le pays. Du côté de Champdeniers, nous avons été arrêtés par des huguenots. Ils en voulaient à mon habit ecclésiastique. Florimond, en vous nommant, les a calmés et ils nous ont laissé passer. Ensuite, nous avons été assaillis par des va-nu-pieds qui en voulaient, plus simplement, à nos bourses. Heureusement, j'avais mon épée... La province me paraît très agitée...
– Venez manger, insista-t-elle, retrouvant un peu ses esprits.
Les domestiques s'empressaient, heureux de retrouver le garçonnet qui avait longtemps habité le Plessis avec son frère Cantor. On apporta vivement une collation de fruits et de laitages.
– Peut-être vous étonnez-vous de me voir porter l'épée, reprenait l'abbé dont la voix précieuse et douce ne lui semblait pas tout à fait réelle, mais M. de la Force ne peut souffrir de voir un gentilhomme sans épée, fût-il prêtre. Il a obtenu de l'archevêque de Paris le droit de la faire porter par ses aumôniers de noble naissance.
Il expliqua encore, en maniant délicatement sa cuillère de vermeil, que le maréchal quand il partait en campagne voulait entendre la messe tous les jours avec autant de pompe que dans la chapelle de son château. Ce qui avait parfois créé des situations pittoresques, l'aumônier officiant sous les murs d'une ville assiégée, tandis que les fumées de l'encens se mêlaient aux volutes des premiers coups de canon. « L’Arche Sainte sous les murs de Jéricho », disait le maréchal enchanté. Tel était le maître que l'abbé de Lesdiguière avait servi en l'absence de celle qu'il ne pensait plus revoir et qu'il retrouvait en ce jour avec un bonheur qu'il ne pouvait exprimer.
Tandis que les deux arrivants achevaient de se restaurer, Angélique s'écarta vers la fenêtre pour lire la missive du Père de Sancé que lui avait remise le précepteur de son fils. Le Jésuite y parlait de Florimond. L'enfant ne répondait pas à leurs efforts, disait-il. Il n'aimait pas le travail intellectuel et, peut-être, au fond, manquait d'intelligence. Il avait la déplorable habitude de se cacher pour étudier les globes et les instruments d'astronomie à l'heure de la leçon d'escrime ou de partir à cheval alors que le maître de mathématiques se présentait dans sa classe. En bref, il manquait de la plus élémentaire discipline scolaire et, ce qui était fort décourageant, ne semblait pas en être affecté. La missive finissait sur ce compte rendu pessimiste, sans autre explication. Angélique pensa : « Je sais ce que cela veut dire », et relevant les yeux, elle vit que les frondaisons du parc jaunissaient et qu'un bosquet de merisiers avait pris, en quelques jours, la teinte sombre du sang.
L'automne était là.
Tous ces mots n'étaient que prétexte. Florimond n'avait pu quitter le collège sans autorisation du Roi. Elle revint vers eux avec fébrilité.
– Il faut que vous partiez tout de suite, dit-elle à l'abbé, vous n'auriez jamais dû revenir, ni ramener Florimond.
L'arrivée de Malbrant-coup-d'épée interrompit la protestation effarée du petit ecclésiastique.
– Alors, fils ? qu'avez-vous fait de votre bonne épée, vous vous êtes rouillé comme elle à apprendre des fadaises. Mais nous allons reprendre l'exercice. Tenez, voici trois lames parmi les plus belles. Je les ai affûtées pour vous. Je sentais que vous n'alliez pas tarder à revenir.
– Madame, que dites-vous ? murmurait l'abbé. N'avez-vous pas l'emploi de mes facultés ? Je peux continuer à donner des leçons de latin à Florimond et apprendre l'alphabet à votre dernier fils. J'ai reçu les Ordres et je dirai la messe chaque jour dans votre chapelle, confesserai vos serviteurs...
Il était effarant d'inconscience. Les yeux tendres avouaient l'adoration qu'il lui portait, les larmes qu'il avait versées en secret la croyant à jamais disparue, la joie qui le bouleversait de la retrouver vivante.
Ne voyait-il pas à quel point elle était changée, marquée, entourée d'un halo de disgrâce ?
Ne sentait-il pas le danger des désordres, la tension du pays ? Ici même, dans ce château, ne percevait-il pas l'atmosphère de sensualité, de haine et de sang ?
– La messe ! Vous êtes fou... Des soldats souillent ma demeure. Je suis prisonnière, humiliée et moi-même... moi-même, je suis maudite...
Elle avait parlé toujours à voix basse, sans savoir, un peu hagarde, les yeux rivés sur les yeux du jeune homme au visage d'enfant et, comme si elle eût voulu se réfugier en sa candeur. Une passion grave inonda les traits délicats de l'abbé de Lesdiguière.
– Raison de plus pour dire la messe, fit-il avec douceur.
Il prit l'une des mains d'Angélique et la serra avec ferveur, tandis qu'une indulgence infinie emplissait ses beaux yeux.
Elle détourna les yeux, soudain faible, et secoua la tête à plusieurs reprises, comme pour écarter des voiles oppressants, puis elle céda :
– Eh bien ! restez... et dites-la votre messe, mon petit abbé. Après tout, peut-être tout le monde s'en trouvera-t-il bien.
Ce fut l'époque des retours. Le surlendemain, Flipot, ayant fini d'enseigner les rudiments de la langue argotière au fils du seigneur italien qui l'avait acheté à Livourne, revenait d'Italie. Il avait mis six mois, monté sur une mule, pour parcourir monts et vaux. De son service dans les palais ouvragés, sur les bords de l'Adriatique, il ramenait des allures de valet de comédie, exubérant et volubile. De ses pérégrinations par les cols des Alpes, sous la neige, par les routes poudreuses des campagnes françaises, il gardait un teint recuit et des épaules plus larges. C'était devenu un homme à la mine goguenarde et chafouine, beau garçon, beau parleur, et qui aurait été fort bien à sa place parmi les truands du Pont-Neuf.
– N'as-tu pas été tenté de revenir plutôt sur Paris ? lui demanda Angélique.
– J'y suis passé pour m'enquérir de vous. Quand on m'a dit que vous étiez sur vos terres, j'ai repris la route.
– Pourquoi n'es-tu pas resté à Paris ? insista-t-elle. Déluré comme tu es, tu aurais pu te trouver une bonne place.
– Je préfère être chez vous, madame la Marquise.
– Chez moi, rien n'est sûr, Flipot. Le Roi me tient en disgrâce ; tu es un enfant de Paris, tu serais mieux à ta place là-bas.
– Où voulez-vous que j'aille, madame la Marquise ? fit l'ancien mion de la Cour des Miracles avec une moue chagrine. Vous êtes toute ma famille. Vous m'avez quasiment servi de mère depuis la Tour de Nesles où vous me défendiez contre ceux qui me battaient. J'me connais. Si je retourne au Pont-Neuf, je recommencerai à couper les bourses...
– J'espère que tu as perdu cette mauvaise habitude.
– Ça, dit Flipot, c'est une autre affaire. Je dois me garder la main, moi qui ai passé mon chef-d'œuvre et puis de quoi j'aurais vécu pendant tout ce voyage ?... Mais quand on n'a que ce métier pour vivre, il devient vite dangereux. Quand nous étions tous marmots, à la Cour des Miracles, il y avait un vieux, je crois que c'était le père Hurlurot, qui nous répétait tous les matins : « Mes petits, souvenez-vous que vous êtes nés pour être pendus. » Moi, ça ne me disait rien. Ça ne me dit toujours rien. Bricoler de temps en temps, ça va, mais je préfère rester à votre service...
– Puisqu'il en est ainsi, je te garderai volontiers, Flipot, toi et moi, nous avons bien des souvenirs communs...
Le soir même de ce retour, un colporteur monta vers le château. Une servante vint avertir Angélique qu'un homme la demandait de la part de « son frère Gontran ». Elle se sentit pâlir et lui fit répéter le nom plusieurs fois. L'homme était dans la cuisine, devant son ballot dénoué, qui offrait à la convoitise des domestiques sa mercerie : rubans, aiguilles, des images bariolées, des médicaments. Il avait aussi tout un attirail de peintre.
– Avez-vous bien dit que vous venez de la part de mon frère Gontran ? demanda Angélique.
– Oui, madame la Marquise. Monseigneur votre frère qui est notre compagnon m'a chargé de vous porter quelque chose qu'il m'a confié lorsque je suis parti pour accomplir mon tour de France. Il m'a dit : « Quand tu passeras par le Poitou, va jusqu'au château du Plessis-Bellière, dans la région de Fontenay. Adresse-toi à la maîtresse du lieu et remets-lui ceci de la part de son frère Gontran. »
– Depuis combien de temps n'avez-vous pas vu mon frère ?
– Depuis plus d'une année.
Tout s'expliquait. Tandis qu'il racontait son long périple à travers les terres de Bourgogne, de Provence, celles du Roussillon, ses longues haltes dans les Pyrénées et sur les rives de l'océan glauque, il fouillait dans une sacoche de cuir et retirait un rouleau soigneusement enveloppé dans de la toile huilée.
Angélique prit l'objet. Elle recommanda à ses gens de bien soigner l'artisan et l'assura qu'il pouvait demeurer sous ton toit tant qu'il lui plairait.
Dans sa chambre, elle sortit de son enveloppe une toile qui, déroulée, lui livra le portrait merveilleusement vivant de ses trois fils. Cantor était au premier plan avec sa guitare, dans son costume vert, de la même couleur que ses prunelles. Le peintre avait su ranimer leur expression si particulière, à la fois songeuse et amusée. C'était lui, l'enfant disparu et une telle vitalité émanait de son être qu'on ne pouvait croire qu'il fût mort. « Je vivrai toujours », semblait-il affirmer.
Florimond était en rouge. Gontran – par quelle prescience ! – lui avait donné le visage d'adolescent qu'il avait aujourd'hui : finesse, intelligence, passion. Sa chevelure noire mettait une tache profonde parmi la vivacité des coloris de cette œuvre charmante et en accentuait encore les verts, les rouges, les roses des visages enfantins, l'or soyeux des boucles du petit Charles-Henri. Il était entre ses deux aînés, bébé encore vêtu de longues robes blanches et semblable à un ange. Il tendait ses deux mains potelées pour toucher les bras de Cantor et Florimond mais ceux-ci ne semblaient pas s'en apercevoir. Le hiératisme des attitudes un peu rai-des avait quelque chose de symbolique qui serra le cœur d'Angélique comme si le peintre – ah ! qui pourrait jamais savoir les profonds pressentiments de cette âme d'artiste – avait voulu souligner les origines différentes des races : les deux aînés, fils du comte de Peyrac, en avant, hardis et comme illuminés d'un rayon de vie, le cadet, fils du maréchal Philippe du Plessis, un peu en retrait, délicieusement beau, mais seul.
À cause de cette impression qui lui serrait le cœur, Angélique s'attarda à examiner l'image du tout petit. « Je sais à qui il ressemble », pensa-t-elle tout à coup. « À ma sœur Madelon ! » Et pourtant c'était bien le portrait de Charles-Henri. Subtilités des touches d'un pinceau inspiré qui rendait à une vision immobile les nuances mouvantes de la vie. La main qui avait tenu ce pinceau était retombée inerte. Mort. Vie. Destruction et pérennité. Oubli... Résurrection-
Devant ce tableau, Angélique croyait voir, comme les variations du prisme, comme les ombres des nuages passant sur un paysage, jouer les faces tour à tour sombres et magnifiques de sa vie et pressentir que bien des choses encore lui demeuraient cachées.
Florimond n'avait posé aucune question. Il avait admis sans commentaires la présence des soldats dans le parc et du capitaine dans la demeure de sa mère.
Depuis la nuit où les gens du Plessis l'avait menacé, l'attitude de Montadour était devenue un mélange de fureur impuissante, d'arrogance déchaînée et de sombres méditations. Il disparaissait des jours entiers, laissant à son lieutenant la garde du château, afin de courir après les huguenots. Mais ceux-ci s'égaillaient à travers le bocage et l'on trouvait des cadavres de dragons au travers des chemins. Alors Montadour pendait le premier paysan qui lui tombait sous la main et il se trouvait parfois que c'était un catholique. Les insultes naissaient à sa vue.
Il était souvent ivre. Alors ses peurs obscures mêlées au désir lancinant que le hantait, se faisaient jour en colères démentes et grommelantes, tandis qu'il titubait à travers le vestibule, frappant à grands moulinets d'épée autour de lui contre le marbre de la rampe ou les bois dorés des cadres d'où les ancêtres des Plessis-Bellière regardaient avec une hautaine consternation s'agiter cet ivrogne ventripotent. Ses hommes s'éloignaient de lui quand il était dans cet état. Il sentait aux aguets derrière les fentes des portes les yeux luisants des domestiques et parfois dans son délire, il entendait le rire perlé du petit Charles-Henri, auquel Barbe montrait l'amusant spectacle. Alors il éclatait en imprécations. On l'avait abandonné. Il était à la merci de démons et d'une magicienne. Il larmoyait sur son propre sort puis sa colère le reprenait :
– Putain ! rugissait-il, le mufle levé vers les hauteurs de l'escalier dont il essayait en vain de franchir les premières marches, je le sais, va, que tu cours dans la forêt la nuit... tu cherches ton mâle…
Angélique n'était qu'à demi rassurée. Comment pouvait-il le savoir ? C'est-à-dire qu'elle courait la forêt la nuit. Les discours du capitaine s'achevaient en de confuses accusations où il était question de biche et de sortilèges... Un jour qu'il braillait ainsi, il ressentit une piqûre violente à l'arrière-train et, se retournant, vit Florimond qui lui enfonçait sans ambages son épée dans les parties charnues.
– Est-ce à ma mère que vous vous adressez, capitaine ? demanda-t-il. Si oui, vous devez m'en rendre raison.
Montadour jura et essaya de se défendre contre l'épée agile. Son regard trouble ne voyait plus qu'un épais pelage noir virevoltant autour de lui. Le louveteau de la louve ! Sa main fut entaillée et il lâcha son arme en appelant ses hommes à son secours. Ceux-ci accoururent. Florimond s'envola en leur faisant un pied de nez.
Pansé et dégrisé, Montadour jura qu'il les exterminerait tous. Mais il fallait attendre l'arrivée des renforts. La situation était critique pour eux. Ils étaient coupés de M. de Gormat et les lettres qu'il avait envoyées à M. de Marillac avaient dû être interceptées.
À part cette intervention, Florimond ne parut pas avoir pris une conscience très nette de la situation. Il ferraillait avec son écuyer et son précepteur en d'interminables duels, chassait l'écureuil et disparaissait des heures entières on ne sait où. Il portait Charles-Henri sur ses épaules et galopait avec lui à travers les couloirs. C'était étrange, ces rires clairs. Il sellait son cheval, prenait Charles-Henri avec lui sur la selle et s'en allait dans la campagne sans souci de la sentinelle qui essayait de l'arrêter et le laissait aller ne sachant pas trop quelles devaient être les sanctions vis-à-vis de ce jeune seigneur catholique.
Angélique surprit un jour Florimond installé dans un coin du salon avec Charles-Henri devant lui, dans 1 attitude de l'élève qu'on interroge. L'aîné déposait des poudres tirées de petits sachets soigneusement étiquetés, dans des assiettes posées devant lui.
– Quel est le nom de cette matière jaune ?
– C'est du soufre.
– Et celle-ci qui est grise ?
– C'est du caliche ou salpêtre de Chili, en cristaux.
– Très bien, monsieur. Je vois que vous êtes attentif. Et cette poudre noire ?
– C'est du charbon de bois que tu as tamisé dans de la soie.
– Très bien, mais vous ne devez pas tutoyer votre professeur !
Un soir, la nuit était déjà profonde, on entendit une détonation près du perron et quelque chose de brillant s'envola dans l'ombre et retomba en gerbe sur la pelouse. Les soldats se précipitèrent sur leurs armes en criant « Alerte ! ». Montadour –tait absent. Des fenêtres s'ouvrirent. On trouva Florimond le visage et les mains noirs de suie devant un étrange engin de sa fabrication, et Charles-Henri en longue chemise de nuit qui criait d'enthousiasme devant la réussite de cette fusée que son « professeur » avait si ingénieusement réussie.
Tout le monde se mit à rire et les militaires eux-mêmes. Angélique riait comme elle n'avait pas ri depuis longtemps, d'un rire qui lui allégeait le cœur et faisait monter des larmes à ses yeux.
– Ah ! marmousets, soupirait Barbe, on ne peut être tranquilles en votre compagnie.
La malédiction semblait s'écarter du château. Les messes de l'abbé de Lesdiguière y étaient peut-être pour quelque chose...
Le lendemain, un faucon survola les tourelles et Florimond le captura en fauconnier consommé. Accompagné de l'abbé de Lesdiguière, il apporta à sa mère le message qu'il avait trouvé fixé à la patte de l'oiseau. Angélique s'empourpra en saisissant l'étui. D'un coup sec de son petit canif, elle fit sauter le feuillet hors de son abri. La haute écriture de Samuel de la Morinière lui fixait rendez-vous, la nuit suivante, à la Pierre aux Fées... Ses dents se serrèrent. À la Pierre aux Fées. L'insolent ! Avec quel mépris ne la traitait-il pas pour oser lui donner pareille indication... Pareil ordre ! La considérait-il comme asservie ?... Elle n'irait pas ! Elle ne les aiderait plus... Elle n'aurait pu le faire qu'en échappant au patriarche. Mais se retrouver devant lui, dans la complicité de la forêt, des odeurs automnales, des brumes montant des rivières, c'était impossible. S'il osait encore la toucher, que ferait-elle ? Sa peur serait-elle encore assez vive pour dominer la curieuse attirance que la scène de l'autre nuit avait laissée dans ses veines ? En vain essayait-elle de s'en distraire. La présence ténébreuse se penchait sur elle dans son sommeil et elle s'éveillait en gémissant.
Elle était écartelée entre la forêt, la force enfouie sous les arbres, l'appelant comme brame un cerf au fond des bois, et la tentation de s'immobiliser, la tentation de ne plus agir.
L'automne était venu et elle n'avait pas fait sa soumission au Roi. Mais les émissaires qu'il enverrait pour l'arrêter ne pourraient plus franchir le cercle de fer et de feu que déjà le patriarche avait tressé aux abords de la province. Au-delà du parc où jouaient ses fils, il y avait des femmes qu'on frappait, des récoltes qui brûlaient, des paysans qui rôdaient, prêts à tout.
Florimond et l'abbé de Lesdiguière la regardaient ; où qu'elle allât, elle sentait sur elle l'interrogation de ces yeux purs. Le Roi avait su ce qu'il faisait en lui envoyant Florimond. « Les enfants, c'est toujours de trop, disait la sage-femme, quand on ne les aime pas, ça encombre, quand on les aime, ça rend faible. »
Vulnérabilité d'un cœur frappé par trop de coups et qui oscille. La Méditerranée avait atteint Angélique. Alors qu'elle se croyait endurcie, sa faculté de souffrir s'était décuplée sous raffinement de sa pensée. Tout maintenant lui faisait mal. Mais les forces déchaînées l'entraînaient malgré elle. Le cor d'Isaac de Rambourg l'appelait dans le soir couleur de cuivre, au-dessus des frondaisons fauves. Ils avaient convenu d'un code suivant l'importance des messages à transmettre. L'hallali, c'était l'appel au secours. L'hallali !...
– Madame, il faut venir, suppliait La Violette, essoufflé d'avoir couru jusqu'à la gentilhommière voisine, les femmes... Les femmes des villages protestants de Gâtine... celles qui ont été chassées sur les routes depuis plusieurs jours sans recevoir de secours... elles se sont réfugiées chez M. de Rambourg. Si Montadour l'apprend, elles sont perdues. Il demande conseil...
Angélique se faufila dans le souterrain. Par le bois elle gagna les jardins herbeux qui environnaient le château de Rambourg sur la colline. Dans a cour, au pied du donjon, les femmes épuisées étaient assises à même le sol, leurs enfants maigres contre elles. Leurs regards étaient mornes, leurs coiffes blanches souillées de poussière et fripées. Elles racontaient à la baronne leur marche sans but parmi l'hostilité des villages catholiques que leurs curés encourageaient à respecter l'édit prescrivant de ne leur donner aucun office d'humanité, même pas une croûte de pain. Elles se nourrissaient de raves arrachées dans les champs, la nuit, et longtemps elles avaient vécu à l'orée des bois. On les délogeait avec des chiens. Des patrouilles de soldats surgissaient et les harcelaient. Il y en avait toujours pour surveiller aux abords des villages de leur religion, que l'édit fût respecté. Elles marchaient avec les enfants sous l'implacable soleil de l'été, sous les pluies violentes d'orage. Enfin, elles avaient décidé de se rendre jusqu'à La Rochelle, l'ancienne métropole des protestants, où ceux-ci étaient encore assez nombreux pour pouvoir passer outre à l'édit et les accueillir. Pendant quelques jours elles avaient traversé une région où les bandes de Samuel de la Morinière étaient maîtresses de la situation et avaient pu ainsi se reposer dans des fermes de coreligionnaires. Mais les paysans étaient appauvris, les vivres rares. Il avait fallu continuer. En arrivant dans la région de la rivière Vendée, elles avaient rencontré les rouges dragons de Montadour. Affolées elles s'étaient enfoncées loin des routes. Elles aboutissaient à ce cul-de-sac près de la forêt infranchissable et apprenaient que l'un des pires tourmenteurs des protestants y tenait son quartier général. Dans un suprême effort elles s'étaient hissées jusqu'à la demeure des Rambourg qu'on leur avait indiquée.
Les enfants Rambourg, mal mouchés, contemplaient bouche bée les arrivantes. Angélique aperçut Florimond, près de l'aîné Nathanaël. L'inquiétude la rendit brusque.
– Que fais-tu ici ? Pourquoi te mêles-tu de ces affaires de protestants ?
Florimond sourit. Il avait pris l'habitude, depuis le collège, de ne plus répliquer quand on lui faisait un reproche. C'était exaspérant. La baronne de Rambourg, qui en était au septième mois d'une neuvième grossesse, distribuait des morceaux de pain aux femmes. Le pain était rassis et noir.
L'une de ses filles l'aidait, portant la corbeille.
– Que devons-nous faire, madame ? dit-elle à Angélique. Nous ne pouvons garder ces femmes ici, encore moins les nourrir.
Le baron de Rambourg arrivait, son cor de chasse sur l'épaule.
– Les remettre sur la route, c'est leur perte. Avant qu'elles aient réussi à gagner Secondigny, en contournant la forêt, Montadour les rattrapera.
– Non, dit Angélique, qui avait déjà réfléchi. Il faut qu'elles gagnent le moulin des Ablettes, sur les marais. De là des barques les conduiront jusqu'au domaine de M. d'Aubigné où elles seront à l'abri. En traversant, peu à peu, l'étendue des eaux, avec des maraîchères pour les guider, elles finiront par arriver jusqu'aux abords de La Rochelle. Elles n'en seront plus qu'à deux ou trois lieues, et auront accompli tout leur voyage à l'écart des routes fréquentées.
– Mais pour atteindre le moulin des Ablettes ?
– Elles couperont tout droit à travers la forêt. I' n'y en a pas pour plus de deux ou trois heures de marche.
Le protestant fit la grimace.
– Qui les guidera ?
Angélique abaissa son regard sur les faces lasses ù brûlaient les prunelles sombres des femmes de –a province.
– Moi.
En sortant des arbres, leurs pieds s'enfoncèrent dans une mousse spongieuse. Les marais commençaient là. Ils avaient la couleur de la prairie et l'on eût cherché à s'avancer entre les aulnes et les trembles, si des barques qu'on appelle plates, à la chaîne sur la rive, n'eussent trahi la présence des eaux. Angélique avait emmené trois petits laquais pour aider à la manœuvre des bachots. En gars du pays, ils s'étaient montrés pessimistes.
– On s'embarquera pas si facilement, madame la Marquise. Au moulin des Ablettes, la rive est contrôlée par le meunier. Il demande péage à tous ceux qui veulent passer dans les marais et il fait toujours des avanies aux réformés parce qu'il les déteste. Il tient les clés des barques. Il y a même des gens des hameaux qui font de longs détours pour ne pas avoir à passer par son moulin.
– Nous n'avons pas le temps. C'est notre seule issue. Je me charge du meunier, dit Angélique.
Ils partirent bien avant la fin du jour, emportant des lanternes qu'on allumerait lorsque l'obscurité envahirait les bois. Les enfants étaient las. Le chemin parut long. Lorsqu'ils parvinrent au moulin des Ablettes, le soleil était déjà couché. Les cris des grenouilles et des oiseaux aquatiques vrillaient l'ombre. La fraîcheur d'une brume impalpable montait du sol et prenait à la gorge, tandis que s'estompaient peu à peu, dans une matité bleue, les lignes des arbres aux racines inondées.
Le moulin se distinguait encore sur la gauche, trapu, montrant les dents de sa roue au ras d'une eau dormante fleurie de nymphéas.
– Restez là, dit Angélique aux femmes, serrées frileusement l'une contre l'autre.
Des enfants toussaient et ouvraient sur ce décor embué leurs yeux inquiets.
Angélique, en pataugeant un peu, gagna le moulin. Elle trouva le pont vermoulu et, tout de suite, la familière passerelle, au-dessus du bief. Sa main rencontra le mur rugueux où s'accrochaient des liserons.
La porte était ouverte. Le meunier comptait ses écus à la lueur d'une chandelle. C'était un homme au front bas. La frange de cheveux épais qui tombait sur ses sourcils accentuait son expression de ténacité bornée. Vêtu de gris, comme les gens de sa profession, un chapeau rond de castor vissé sur la tête, il avait un certain aspect cossu. Il portait bas rouges et souliers à boucles d'acier. On disait que ce meunier était très riche, avare et intolérant.
Angélique promena le regard sur les meubles rustiques que veloutait l'impalpable farine. Des sacs étaient empilés dans un coin et l'on respirait l'odeur du froment. Elle sourit de trouver le décor inchangé. Puis, s'avançant, elle dit :
– Valentin, c'est moi... Bonjour.