Chapitre 6

Angélique courait sous les arbres. Elle avait ôté ses souliers et ses bas, et, à ses pieds nus, la mousse était bonne. Il lui arrivait de s'arrêter et d'écouter, avec une expression attentive et exaltée. Dans un éclair elle reconnaissait le chemin à suivre, s'élançait de nouveau. Ivresse de la liberté ! Elle riait tout bas. C’avait été si facile de descendre dans le cellier du château et de retrouver entre les barriques de vin, la petite porte donnant sur le souterrain que toute demeure seigneuriale se doit de garder dans ses entrailles.

Le souterrain du Plessis n'avait rien de commun avec l'étonnant passage de l'hôtel du Beautreillis à Paris qui, partant d'un puits, pouvait mener par son chemin voûté relié aux égouts, l'antique Lutèce jusqu'aux faubourgs de Vincennes. Au Plessis ce n'était qu'un trou puant et humide où elle avait dû se traîner à quatre pattes. En émergeant dans les taillis, elle avait aperçu entre les branches le château et les soldats en casaque rouge faisant leur ronde. Elle était cependant à l'abri de leurs regards, et les sentinelles ne pouvaient se douter que celle qu'ils avaient la charge de surveiller se trouvait à quelques pas d'eux les guettant, puis s'éloignant doucement en écartant les ramures entrelacées du hallier.

Hors de ce fouillis pressé d'arbrisseaux et de buissons, framboisiers, églantiers qui formaient la lisière de la forêt, celle-ci s'ordonnait, devenait vaste et verte cathédrale aux piliers de chênes et de châtaigniers.

Les battements du cœur d'Angélique s'atténuèrent et, ravie de sa réussite, elle se mit à courir en bondissant. Elle retrouvait ses forces. Le dur apprentissage de la marche qu'elle avait fait sur les pistes du Maroc lui faisait trouver enfantin d'escalader les rochers moussus ou de descendre d'abrupts sentiers vers des ruisseaux encombrés de feuilles noires. La forêt tantôt se ravinait pour communiquer avec une vallée, tantôt s'élevait pour atteindre un plateau, à la courte végétation de bruyères. Angélique se mouvait avec sûreté à travers ce morcellement de clarté et d'ombre, de sécheresse et d'humidité, de relents pourris venus des profondeurs des ravines et de vibrants parfums presque méridionaux qu'on respirait sur les hauteurs, là où l'ossature même du pays perçait en rocs aigus une terre mince, toute roussie de fleurs.

Angélique s'arrêta une fois encore. La Pierre aux Fées était là dans sa clairière aux chênes druidiques, un dolmen immense, à la très longue table allongée sur quatre portants que les siècles avaient profondément enfoncés dans le sol.

Elle le contourna pour s'orienter. Maintenant elle était sûre de ne plus s'égarer. Cette portion de la forêt, avec la Pierre aux Fées, la Combe aux Loups, la Fontaine de Troussepoil, le carrefour des Trois Hiboux où se dresse une lanterne des morts, avait été, dans son enfance, le théâtre de ses exploits. En tendant l'oreille elle pouvait distinguer, portés par le vent, les coups sourds des bûcherons qui, venant du hameau de Gerbier, s'installaient l'été avec leurs longues haches parmi les arbres, et il y avait aussi, vers l'est, des charbonniers dans leurs huttes noircies, et chez lesquels elle allait parfois manger du fromage et chercher de longs morceaux de charbon de bois pour Gontran.

Mais elle y abordait par les chemins venus de Monteloup. Les sentiers menant vers le Plessis lui étaient moins familiers, bien que souventes fois elle fût allée rôder près du domaine de rêve, cherchant à apercevoir le château blanc et son étang dont elle était aujourd'hui maîtresse.

Elle eut pour secouer sa jupe de futaine où s'accrochaient des brindilles le même geste qu'autrefois, à cette même place, elle lissa ses cheveux que le vent de la course avait dénoués et les épandit sur ses épaules, sourit de sentir qu'elle attachait toujours la même importance à ces rites que pour rien au monde elle n'eût manqués jadis, puis d'un pas précautionneux et comme ralenti elle quitta la clairière et commença à descendre un escalier taillé dans le roc, recouvert aujourd'hui par l'humus et l'argile. La visite qu'elle devait rendre nécessitait une certaine solennité. Angélique n'avait jamais pu poser ses pieds nus de sauvageonne sur ce même sentier sans être saisie d'une timidité peu en accord avec son caractère. Sa tante Pulchérie ne l'eût pas reconnue alors. Cette image parfaite de petite fille sage ce n'était qu'aux génies obscurs de la forêt qu'elle l'offrait.

Le sentier tombait vite parmi des profondeurs glauques. Des sources couraient au flanc de la montagne escortées de hautes digitales d'un rouge pourpre. Puis elles s'éteignirent à leur tour. De l'épais tapis de feuilles, tourné en boue, ne pouvaient éclore que des champignons dont les dômes visqueux, orange ou somptueusement violets, éclairaient le sous-bois comme d'inquiétantes lanternes d'un lieu de ténèbres. Tout était là : la peur, l'émoi sacré mêlé de dégoût, la curiosité et la certitude d'accéder à l'autre monde, celui des maléfices qui donne puissance et autorité. Angélique était maintenant obligée de se retenir aux arbres tant la pente était rude. Ses cheveux lui tombaient dans les yeux. Elle les écarta avec impatience. Elle ne se rappelait plus que ce lieu fût si loin et inaccessible ; puis elle soupira de soulagement en distinguant l'autre clarté naissante, celle que créait de l'autre côté de la falaise la lumière du soleil à travers la transparence verte des feuillages. Sa main tâtonna, cherchant à travers la mousse l'appui ferme du rocher et elle se laissa glisser en s'écorchant un peu sur une étroite plate-forme dominant quelque peu la rivière, dont on percevait le murmure.

Se retenant toujours, elle se pencha, souleva d'une main un rideau de lierre et découvrit l'ouverture de la grotte. Elle ne se souvenait plus du mot qu'il fallait prononcer alors ; elle chercha, mais en vain, à se souvenir. Cependant on bougeait à l'intérieur du rocher. Un pas traîna, une main décharnée glissa sur la paroi, et le visage d'une très vieille femme se devina à la lueur blême du clair-obscur.

Elle ressemblait à une nèfle racornie avec sa peau brune et ratatinée, mais une abondante chevelure d'un blanc de neige étirait ses touffes de mèches mortes autour d'elle.

Ses yeux clignotaient, examinant l'arrivante.

Angélique demanda en patois :

– Est-ce toi, la sorcière Mélusine ?

– C'est moi. Que veux-tu, gazoute ?

– Te remettre ceci.

Elle tendit à la vieille un paquet qui contenait du tabac à priser, un morceau de jambon, un petit sachet de sel, un autre de sucre, un morceau de saindoux et une bourse remplie de pièces d'or.

La vieille examina ces choses avec attention, puis tournant son dos rond de chat étique, elle rentra à l'intérieur de la grotte. Angélique la suivit. On aboutissait à une salle ronde, tapissée de sable, faiblement éclairée par une ouverture plus haute que cachaient des épines. Par là s'échappait la fumée d'un petit feu sur les braises duquel reposait un chaudron de fonte.

La jeune femme s'assit sur une pierre plate et attendit. Ainsi faisait-elle lorsqu'elle venait consulter jadis la sorcière Mélusine. Ce n'était pas la même qu'aujourd'hui. Elle était encore plus vieille et plus noire, et elle était morte pendue à la branche d'un chêne par des paysans qui l'accusaient d'avoir immolé leurs enfants. Quand on avait su qu'une nouvelle sorcière s'était glissée dans les grottes des Hauts-de-Mère, on l'avait appelée Mélusine par habitude.

D'où viennent les sorcières des forêts ? Quels chemins de malheur et de malédiction les conduisent vers les mêmes lieux, pour y faire alliance avec la lune, le chat-huant et les plantes ?... On disait que celle-là était la plus savante et la plus dangereuse qu'on eût connue dans la contrée. On racontait aussi qu'elle soignait la fièvre par du bouillon de vipère, la goutte par les sels de cloportes, et la surdité à l'aide d'huile de fourmis, qu'elle était également capable d'enfermer un démon des premières légions de Satan dans une noisette. Donner le fruit à croquer à son ennemi procurait la joie de le voir sauter jusqu'au plafond et il n'y avait guère qu'un pèlerinage au sanctuaire de N.-D. de la Pitié en Gâtines, dont le reliquaire renferme un cheveu et un ongle de la Vierge, pour vous débarrasser de tels sorts.

Les jeunes filles qui avaient fauté connaissaient le chemin de son repaire et aussi ceux qui trouvaient trop long d'attendre la mort naturelle d'un vieil oncle à héritage.

Angélique, qui avait entendu tous ces ragots, regardait avec intérêt l'étrange créature.

– Que veux-tu, ma fille, demanda enfin celle-ci d'une voix grave et fêlée. Veux-tu que je t'éclaire sur ton destin ? Veux-tu que je t'aide à enchaîner l'amour ? Veux-tu que je te prépare des tisanes qui te redonneront la santé, ébranlée par tes longs voyages ?

– Que sais-tu de mes longs voyages ? murmura Angélique.

– Je vois l'espace autour de toi et le soleil brûlant. Donne-moi ta main que j'y lise ton avenir.

La jeune femme refusa.

– Je suis venue pour une requête plus simple. Toi qui connais tous les hôtes de la forêt, pourrais-tu m'indiquer où se cachent des hommes qui parfois se réunissent pour prier et chanter des cantiques avec des paysans venus des hameaux ? Un danger est sur eux. Je voudrais les avertir mais j'ignore leur lieu de rendez-vous.

La sorcière s'agita. Elle se leva à demi et fit de grands gestes de ses bras déformés.

– Pourquoi veux-tu écarter le danger de ces hommes des ténèbres, toi qui es fille de la clarté ? Laisse donc les corbeaux planer sur les putois.

– Tu sais donc où ils demeurent ?

– Si je le sais ! Comment pourrais-je l'ignorer alors qu'ils me cassent les branches, brouillent mes collets et écrasent mes plantes. Si cela continue je n'aurai pas un pétale à faire sécher pour mes potions. Ils viennent de plus en plus nombreux, ils se glissent comme des loups, et puis quand ils sont réunis ils se mettent à chanter. Les bêtes ont peur, les oiseaux se taisent, les rochers sont ébranlés et moi je suis obligée de m'enfuir au loin, tant ces chants me font mal, comprends-tu ma fille ?... Pourquoi ces hommes viennent-ils dans la forêt ?

– Ils sont persécutés. Les soldats du roi les pourchassent.

– Trois chefs les guident. Trois chasseurs. Le plus vieux est aussi le plus noir et il est dur comme l'airain. C'est le chef de tous. Il parle peu mais quand il parie on dirait qu'il tranche la gorge d'une biche avec son poignard. Il parle toujours de sang et d'Éternel. Écoute-moi...

Elle se rapprocha jusqu'à frôler de son haleine le visage d'Angélique.

– Écoute-moi, petite. Un soir, entre les arbres, je guettais tous ces gens assemblés. J'essayais de comprendre ce qu'ils faisaient là. Le chef parlait debout sous un chêne. Il a tourné les yeux dans ma direction. Je ne sais pas s'il m'a vue. Mais j'ai appris que ses yeux étaient de feu car les miens se sont mis à brûler, et j'ai dû m'enfuir, moi qui regarde en face le sanglier et le loup... Voilà son pouvoir. Voilà pourquoi les autres viennent à sa voix et sont prêts à lui obéir. Il a une grande barbe. Il ressemble à l'ours Troussepoil qui venait laver son pelage ensanglanté dans la fontaine, après avoir dévoré les jeunes filles.

– C'est le duc de la Morinière, dit Angélique en se retenant de sourire, un grand seigneur protestant.

Cela ne disait rien à Mélusine. Elle en tenait pour son Troussepoil. Cependant peu à peu son humeur changea et un sourire finit même par étirer ses lèvres grises sur ses gencives édentées. Les dents qui lui restaient étaient larges et solides, bien blanches, comme si elle les eût soignées. Cela lui conférait un étrange faciès.

– Pourquoi ne te mènerais-je pas à lui ? fit-elle tout à coup. Toi, il ne te fera pas baisser les yeux. Toi, tu es belle, et lui...

Elle ricana longuement.

– Mâle il est, mâle il reste, fit-elle sentencieusement.

Angélique ne se voyait pas entraînant l'austère duc de la Morinière – qu'on appelait aussi le Patriarche – sur les chemins de la perdition. Ses préoccupations étaient d'un autre ordre. Et il fallait faire vite.

– J'irai, j'irai, marmonna Mélusine qui paraissait égayée, je te conduirai. Petite gazoute ! Ton destin est si terrible, si violent et si beau... Donne-moi ta main.

Qu'y lut-elle ?... Elle repoussa la main d'Angélique avec une expression hallucinée qui faisait luire ses yeux gris mais où subsistait on ne sait quelle ardente malice.

– Tu es venue, toi... Tu m'as apporté du sel et du tabac. Toi, tu es ma sœur, ma fille. Ah ! comme tes pouvoirs sont grands !...

La précédente sorcière parlait ainsi à Angélique enfant, lorsque celle-ci se tenait assise à la même place un peu craintive ; elles avaient les mêmes mots pour traduire la stupeur devant tant de choses inscrites autour de cette jeune tête. L'effroi et l'intérêt des sorcières avaient toujours empli Angélique d'une naïve fierté. Quand elle était petite fille, elle en retirait l'assurance qu'elle posséderait un jour tout ce qu'on pouvait souhaiter : bonheur, beauté, richesse... Aujourd'hui ?... Aujourd'hui qu'elle savait qu'on peut tout posséder et pourtant n'être pas comblée, qu'éveillaient en elle ces promesses de puissance ? Elle regardait sa main.

– Dis-moi... Dis-moi encore, Mélusine. Triomphe-rai-je du Roi ?... Échapperai-je à sa poursuite ?... Dis-moi, retrouverai-je l'amour ?

Mais, cette fois, c'était la sorcière qui se dérobait.

– Que pourrais-je dire que tu ne sais déjà au fond de ton cœur.

– Tu ne veux rien me dire de ce que tu as vu pour ne pas m'ôter du courage ?

– Viens, viens donc. L'homme à la barbe noire doit attendre, ricana l'autre.

Avant de se glisser hors de la grotte elle alla chercher un petit sac et le remit à Angélique.

– Ce sont des plantes. Chaque soir trempe-les dans une eau très chaude, expose-les à la lune, et bois, à l'aube quand le soleil se lève. Tu retrouveras la force de tes membres et de ta chair, et tes seins se gonfleront comme sous la montée du lait. Ce n'est pas le lait qui les gonflera, mais le sang de ta jeunesse...

Elles marchèrent l'une derrière l'autre, après avoir émergé du ravin. La sorcière ne suivait aucun sentier.

Elle reconnaissait les pistes à des indices invisibles.

Le ciel s'assombrissait derrière les branches.

Angélique pensa à son gardien, Montadour. S'apercevrait-il de son absence ? C'était peu probable. Il demandait à la saluer chaque matin. C'était une obligation que lui avaient recommandée MM. de Marillac et de Solignac. Ne pas importuner la prisonnière mais ne pas manquer d'une quotidienne vigilance. Le gros capitaine n'eût pas demandé mieux, en apparence, que de rendre plus fréquentes ces obligations. Mais la hauteur d'Angélique l'embarrassait. Son regard glacé coupait court à tout essai de conversation ou de badinage. Elle le voyait rengainer ses lourds compliments en mâchant sa moustache rousse et il la quittait en disant qu'il irait courir sus à l'hérétique, ce qui constituait sa seconde mission. Chaque après-midi, il sautait sur son robuste cheval pommelé et partait accompagné d'une groupe de cavaliers, pour assister à des conversions dans les villages environnants. Parfois il ramenait un réformé particulièrement récalcitrant pour l'entreprendre lui-même, et c'étaient alors dans les communs du château des bruits de coups et des cris rauques : « Abjure ! Abjure ! »

S'il espérait par son zèle à la cause de Dieu forcer l'admiration de la marquise du Plessis, le capitaine Montadour se trompait lourdement. Elle le prenait en horreur. C'est en vain qu'il essayait de l'intéresser à son œuvre. Mais lorsque ce matin elle l'avait entendu parler d'un certain pasteur venu de Genève et que grâce à ses espions il pourrait arrêter ce soir au château de Grandhier où les châtelains l'avaient accueilli, elle avait tendu l'oreille.

– Un pasteur venu de Genève ? Dans quel but ?

– Pour exciter ces impies à la révolte. Heureusement j'ai été averti. Ce soir, il doit quitter la forêt, où il a eu des entrevues avec le damné La Morinière. Je le guette près du château de Grandhier. Peut-être le duc l'accompagnera-t-il ? Je J'arrêterai aussi. Ah !

M. de Marillac a vu juste lorsqu'il m'a nommé à la tête de cette entreprise. Croyez-moi, madame, l'an prochain il n'y aura plus un protestant en Poitou.

Elle avait fait venir La Violette, l'ancien valet de Philippe.

– Toi qui es de la religion réformée, sais-tu où se cachent le duc de la Morinière et ses frères ? Il faut les avertir qu'ils vont tomber dans un guet-apens.

Le valet ne savait rien. Après des hésitations, il dit que le duc lui envoyait parfois des indications par le truchement d'un faucon dressé à porter des messages. Lui-même procurait aux rebelles protestants les renseignements qu'il pouvait obtenir des soldats. Mais il n'y avait pas grand-chose à dire. Montadour était moins bête qu'il n'en avait l'air et malgré sa faconde, il parlait peu.

– Ainsi, madame, cette histoire du pasteur protestant de laquelle vous êtes au courant, les soldats eux-mêmes l'ignorent, j'en mettrais ma main au feu. Ils ne l'apprendront qu'au dernier moment. Il est méfiant et sournois.

Angélique avait envoyé La Violette jusqu'à Grandhier pour prévenir les châtelains. Mais ceux-ci ignoraient le lieu du rendez-vous de la forêt. Les proscrits changeaient fréquemment d'emplacement. M. de Grandhier avait cherché à se diriger vers la forêt mais il avait été arrêté par des dragons patrouillant comme par hasard aux environs de sa demeure.

C'est alors qu'Angélique avait pensé à la sorcière Mélusine.

– J'irai et je les trouverai bien.

Il y avait si longtemps qu'elle méditait cette fugue à la barbe de Montadour. Allonger la corde qui la rivait au piquet... L'entreprise semblait sur le point de réussir.

La sorcière s'arrêtait, levait un index osseux.

– Écoute.

Du rebord sombre d'une falaise montait, à travers les feuilles, un bruit qu'on eût pu confondre avec la marée du vent mais qui se nuançait à mesure qu'on approchait de sombres mélodies, de longs appels : le chant des psaumes.

Les protestants étaient massés près de la rivière Vendée, au fond de cette gorge nommée la Gorge du Géant, parce qu'on dit que Gargantua y a fait basculer d'un coup d'épaule les énormes rochers ronds qui l'encombrent.

La lueur rouge d'un feu perçait l'ombre du crépuscule qui avait envahi le défilé. On distinguait à peine les coiffes blanches des femmes qui priaient là, mêlées aux vastes feutres noirs des paysans huguenots.

Puis un homme s'avança dans la clarté du foyer. À la description qu'en avait faite la sorcière, Angélique reconnut sans peine le duc Samuel. Sa stature de chasseur barbu était impressionnante. Elle avait déplu à Louis XIV lorsque le duc s'était rendu à Versailles avec l'intention d'y jouer, dans les cabales de la Cour, le rôle de l'amiral de Coligny au siècle passé. Disgracié, il vivait depuis dans ses terres.

Avec ses hautes bottes montant jusqu'à mi-cuisse, son pourpoint de drap noir, sanglé d'un épais ceinturon qui retenait une dague et barré du baudrier de l'épée, coiffé d'un de ces chapeaux plats démodés, garnis d'une plume, qu'affectionnaient les huguenots de province et qui les faisaient ressembler soit à Calvin, soit à Luther, selon l'ampleur de leur tour de taille, le duc Samuel de la Morinière inspirait la crainte. Il ne semblait pas de son temps, survivant d'une époque de mœurs rudes, de violences, ennemi des raffinements. Sa place était dans ce décor sauvage de roches et de nuit, et quand sa voix s'éleva, l'écho des falaises la renvoya plus basse encore, une voix de bronze, lourde, âpre, qui fit trembler Angélique.

– Mes frères, mes fils, il vient ce jour où après le silence il nous faut redresser la tête et comprendre que le service de Dieu exige de nous des actes... Ouvrez le Livre des livres... Qu'y trouvez-vous ?...

« L'Éternel s'avance comme un héros. Il excite son ardeur comme un homme de guerre. Il élève la voix. Il jette des cris. Il manifeste sa force contre ses ennemis. J'ai longtemps gardé le silence, dit-il. Je me suis tu, je me suis contenu... Mais, maintenant, je ravagerai montagnes et collines. Et j'en dessécherai la verdure... Ils reculeront, ils seront confus ceux qui se confient aux idoles taillées, ceux qui disent aux idoles de fonte... Vous êtes nos dieux... »

Sa voix sonnait. Angélique sentait un frisson hérisser sa nuque. Elle voulut se tourner vers la sorcière mais s'aperçut que celle-ci s'était éclipsée sans bruit.

Entre les cimes des arbres le ciel était encore de nacre blanche, mais dans l'obscurité de la Gorge du Géant régnait un intense sentiment de colère.

Une voix cria :

– Que pouvons-nous contre les soldats du Roi ?

– Tout. Nous sommes plus nombreux que les soldats du Roi et Dieu nous aide.

– Le Roi est tout-puissant !

– Le Roi est loin et que peut-il contre une province résolue à se défendre ?

– Les catholiques nous trahiront.

– Les catholiques ont peur, comme nous, des dragons. Les impôts les accablent et, encore une fois, ils sont moins nombreux que nous. Entre nos mains sont les terres les plus riches...

Une chouette hulula à deux reprises très proche.

Angélique sursauta. Il lui parut qu'un silence se faisait dans la Gorge aux Loups. Lorsqu'elle regarda à nouveau elle vit le regard du seigneur huguenot tourné dans sa direction. Les flammes communiquaient à ses yeux profondément enfoncés sous de noirs sourcils leur éclat rougeoyant. « Son regard de feu, disait la sorcière. Toi, tu peux le soutenir. »

Le hululement de la chouette s'éleva encore, velouté et tragique. Signal d'alerte ?... Avertissement d'une présence dangereuse autour des prédicants ?... Angélique se mordit les lèvres. « Il le faut, se dit-elle. Ma dernière carte ! »

Elle s'avança, se retenant aux branches épineuses pour descendre vers les huguenots assemblés.

En se rendant à la Gorge du Géant pour sauver le pasteur genevois, Angélique savait qu'elle choisissait sa route et qu'il ne serait pas facile de revenir en arrière.

Samuel de la Morinière, le Patriarche, était le seul qui pût détruire la foi monarchique dans le cœur des fidèles sujets protestants.

La Morinière, le Patriarche, atteignait la cinquantaine. Veuf et père de trois filles – ce qui lui était fort amer – il demeurait dans ses domaines avec ses deux frères Hughes et Lancelot, eux-mêmes mariés et pères d'une nombreuse progéniture. Toute la tribu vivait farouchement sous la férule du patriarche, partageant son temps entre la prière et la chasse. Le temps n'était plus, des fêtes qui s'étaient déroulées dans ce décor somptueux. À la Morinière, les femmes parlaient bas et ne savaient point sourire. Les enfants, nantis de nombreux précepteurs étaient dressés dès leur plus jeune âge à l'étude du grec, du latin, et des Saintes Écritures. On apprenait aux garçons à manier l'épieu et la dague. La Morinière eut-il conscience lorsqu'il rencontra pour la première fois Angélique – cette femme surgie du crépuscule avec ses cheveux d'or dans l'ombre d'une capuche de bergère, ses pieds nus et son langage châtié de grande dame – d'une égale passion informulée, d'une rancœur qui ne demandait qu'à se métamorphoser en actes et qui la rendrait docile à ses suggestions ?

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