Chapitre 11

Dans la nuit, Angélique s'éveilla. Une cloche tintait. Les vaches, couchées dans leurs stalles, derrière la cloison, remuaient parfois en soufflant. Tout au fond, comme un pur chœur des anges, voguait la lente psalmodie d'un chant grégorien. Elle étendit la main et sursauta. Elle avait touché quelque chose qui brûlait. Il lui fallut un moment pour réaliser que c'était le front d'Honorine. À la lueur jaunâtre de la grosse lanterne, qu'elle alla décrocher près de la porte, elle se pencha sur l'enfant et la vit rouge, le souffle court et précipité.

Trois jours durant elle demeura figée au chevet de la petite. Le frère infirmier venait souvent. Il avait des cheveux blancs et des yeux du violet fané de ces fleurs qu'il ramassait dans la forêt pour en faire des tisanes.

– Si elle meurt, disait Angélique farouche, j'irai tuer de ma main les soldats qui nous ont poursuivies.

– Allons, allons, vous feriez mieux de prier Madame la Vierge qui est une mère comme vous, répondit le frère doucement.

Un matin, elle s'éveilla pour voir Honorine, assise, qui jouait gravement avec un épi de blé. Transportée de joie, elle appela le frère convers qui trayait ses vaches, quelques stalles plus loin...

– Frère Anselme ! Venez voir !... Je crois qu'elle est guérie.

Le gros frère Anselme et les deux moinillons qui l'assistaient firent cercle autour d'Honorine. Elle avait maigri, de grands cernes soulignaient ses yeux mais elle avait l'air parfaitement lucide et très à son affaire. Elle accepta le lait qu'on lui présentait et les congratulations de l'entourage avec une dignité de reine indulgente envers des pages excités.

– Ce petit Jésus ne nous quittera pas, fit frère Anselme épanoui.

Il ajouta, avec rudesse, en s'adressant à Angélique :

– ... Remerciez donc le Seigneur et louez-le, femme impie ! Depuis que vous êtes là je ne vous ai pas vue faire une seule fois le signe de croix.

Albert de Sancé vint visiter sa sœur, portant en main une mallette de cuir rouge, dorée d'arabesques au petit fer. Il était curieux qu'aux yeux d'Angélique la bure monacale convint mieux à son frère que les satins délicats qu'il portait au temps de sa courtisanerie. Elle s'avisait aujourd'hui que son pâle visage étroit semblait avoir toujours été prédestiné au dépouillement. La couronne de cheveux conservée autour du crâne rasé lui allait bien mieux que la perruque. Les plis de la robe, les amples manches soulignaient ses gestes mesurés, qui jadis agaçaient parfois.

Jadis, il donnait une impression de ruse malsaine. Cette ruse était devenue sérénité, patience. L'apparence souffreteuse de son teint trop blanc, parmi les bien nourris de la Cour, ici n'était plus transparence ascétique.

– Te souviens-tu, Angélique, lui dit-il, de ce que je te répétais souvent : un jour, j'aurai l'abbaye de Nieul. Et voici que je suis parvenu à mes fins.

Considérant cette longue silhouette frêle, marquée par les flagellations, en laquelle bien peu eussent reconnu l'ancien favori de Monsieur, frère du roi, elle songeait :

« M'est avis que c'est plutôt l'abbaye de Nieul qui t'a eu. »

Ils ne parlaient pas de l'événement qui avait provoqué un changement si radical dans la vie du jeune homme, de ce déchirement, de cette détresse qui, après l'enterrement de son frère Gontran, l'avait entraîné par les chemins, sanglotant tout haut et s'essuyant les yeux avec ses manchettes de dentelles, lui, le favori, le corrompu, tandis que les parfums de l'aubépine en fleurs lui rendaient son enfance, de cette marche inconsciente qui l'avait fait se retrouver devant la porte de l'abbaye de Nieul. Lorsque Albert de Sancé était petit, il venait souvent à l'abbaye pour y apprendre le latin. C'était en ces heures studieuses que le charme de l'abbaye s'était déposé dans un coin de son cœur comme une indéfectible et subtile nostalgie, que les plaisirs du Palais-Royal et de Saint-Cloud n'avaient jamais pu éteindre.

Ce jour-là, il avait tiré la chaîne pendante et le portail s'était ouvert...

– On trouve de curieuses choses dans les greniers des abbayes, dit-il à Angélique.

« Au cours des siècles, l'austérité n'y régna pas toujours. Des vestiges demeurent... Le Père abbé a pensé que tu pouvais avoir besoin de certains objets. Il m'a chargé de te remettre ceci.

Le coffret de cuir ouvert révéla un nécessaire de toilette, aux pièces d'écaille et d'or.

Restée seule, Angélique, accroupie dans le foin, entreprit de se brosser longuement les cheveux tenant d'une main un miroir rond, limpide comme une flaque de soleil, de l'autre une brosse somptueuse, lourde à porter, douce au toucher. Honorine, penchée par-dessus sa mangeoire, réclamait sa part, fascinée. Angélique lui passa une autre brosse plus petite et une corne à chaussures d'écaille et d'or.

Quelle dame de Richeville, sensuelle et mystique, avait donc laissé, dans ces murs, ces objets de frivolité ?

L'ancien Supérieur de l'abbaye, dont les yeux bleus, autrefois, faisaient défaillir la comtesse de Richeville, était un épicurien, aussi friand d'exégèse que de satisfactions moins éthérées. Et Angélique avait cru apercevoir, au fond d'un cellier, les débris du haut lit à baldaquin, que les moines dressaient jadis lorsque s'annonçait la belle retraitante.5

Son successeur avait balayé du monastère ces mœurs libertines. On le disait dur, intraitable.

Néanmoins, Angélique demanda à être reçue par lui afin de le remercier. Elle avait repris figure humaine et il ne lui déplaisait pas que le supérieur pût constater qu'elle était autre chose que cette piètre créature effondrée à laquelle il avait dû tendre la main pour la relever.

Ses vêtements, qu'elle avait lavés et repassés, la vêtaient sans élégance, mais elle laissa libre sur ses épaules sa chevelure rénovée, sa seule parure. Penchée sur le miroir, elle étudiait son éclat avec un soupçon d'inquiétude. Ces longues traînées de soleil parmi la chaude tonalité des boucles, qu'était-ce donc, sinon de nouvelles mèches de cheveux blancs, apparus récemment. Elle blanchissait d'un coup, sans grisonner. Elle n'avait que trente-trois ans, mais elle pouvait prévoir le jour proche, où son visage lissé, paré encore de toutes les grâces de la jeunesse, serait couronné d'une blanche auréole. La vieillesse la touchait de sa main de neige et pourtant elle n'avait pas vécu ! Car tant que le cœur d'une femme n'a pas été comblé, sa vie est une attente...

Elle suivit le cloître, puis après avoir gravi un escalier aux marches usées par tant de processions, une autre galerie ouverte qui évoquait les maisons arabes closes autour d'un patio. Entre les ouvertures, en plein cintre, soutenu par des piliers trapus, elle apercevait la cour, le puits où Frère Anselme puisait l'eau, Honorine sur ses talons.

Les couloirs étaient déserts. Le froissement de ses pas lui rappelait l'orgueilleuse Mme de Richeville, passant coiffée d'une mantille noire devant l'enfant étonnée.

L'abbé l'attendait dans la vaste bibliothèque aux murs tapissés d'inappréciables trésors. Les rarissimes incunables des premiers temps de l'imprimerie, les milliers de livres reliés de toutes tailles et de toutes épaisseurs brillaient de leurs ors éteints dans la pénombre de la salle froide mais parfumée de cette odeur qu'exhalent les cuirs précieux, les parchemins, les encres, l'ébène des lutrins sur lesquels s'ouvraient d'immenses missels enluminés.

Il était assis sous un vitrail, dans une cathèdre gothique et la rigidité de cette statue blanche rendait plus impressionnante la vie intense du regard que l'on croyait noir et qui se révélait seulement sombre comme un acier ou comme un bronze, sans âge, comme beaucoup d'ascètes. Ses cheveux étaient encore noirs, mais sa peau était comme momifiée et tendue sur les os. L'expression de sa bouche fine, sévère, glaça Angélique et la mit en état de défense. Après s'être agenouillée devant lui elle se redressa et s'assit sur un tabouret qu'on avait préparé. Les mains dissimulées dans ses longues manches de bure, il l'observait avec une attention extrême et elle fut obligée de parler la première afin de rompre un silence qui l'emplissait de malaise.

– Mon Père, je dois vous remercier mille fois de m'avoir accueillie. Si ces soldats avaient mis la main sur moi, j'étais perdue... Le mort qui m'attendait...

Il eut une inclinaison brève.

– Je sais. Votre tête est mise à prix. Vous êtes la Révoltée du Poitou.

Quelque chose dans le ton hérissa Angélique, et l'hostilité latente qu'elle éprouvait à son égard éclata.

– Blâmeriez-vous ma conduite ? fit-elle avec hauteur. De quel droit ? Que pouvez-vous savoir, du fond de votre monastère, des bouleversements du monde et des raisons qui peuvent pousser une femme à prendre les armes pour défendre sa liberté ?

Elle le bravait. Il lui serait mal venu, à ce religieux, de lui rappeler la soumission des femmes. Elle lui jetterait au visage les exigences du Roi.

– J'en sais assez, fit-il, pour voir transparaître dans vos yeux la face grimaçante du Malin.

Elle eut un rire mordant.

– Voilà bien le genre de sornettes que je devais m'attendre à écouter ici. Bientôt, vous allez me dire que je suis possédée du démon.

– Y a-t-il dans votre cœur un seul sentiment qui ne soit pas de haine ?

Et, comme elle se taisait, il reprit de sa voix monotone et prenante :

– ... Le Malin, c'est la haine. Le Malin c'est celui qui ne comprend plus l'amour. C'est l'autre face, la face contraire, sans mélange pourrait-on dire, de l'amour : la haine... La fleur venimeuse qu'il se plaît à faire proliférer. Les cœurs nobles y sont enclins plus que d'autres. Ignorez-vous que le Malin se repaît de sang, de douleurs et de défaites ?...

Une expression inattendue de souffrance presque physique ravagea ses traits et il s'écria avec une tristesse infinie :

– Vous avez usé du pouvoir de votre beauté sur les hommes pour les entraîner à la haine, aux crimes et à la révolte !... Et pourtant vous vous appeliez Angélique... Fille des Anges !...

Ce fut alors qu'elle le reconnut :

– Frère Jean ! Frère Jean !... Oh ! n'est-ce pas vous qui jadis... une nuit, m'avez emmenée à l'abri de votre cellule... Oh ! c'est vous ! C'est bien vous ! Je reconnais vos yeux si brillants...

Il approuva en silence. Il revoyait la fillette aux cheveux de lumière auréolant un délicieux visage innocent comme celui de l'enfance, raffiné déjà comme celui d'une femme et dont les yeux couleur de printemps l'examinaient curieusement.

– Enfant pure, murmura-t-il, qu'êtes-vous devenue ?

Quelque chose craqua dans le cœur d'Angélique :

– On m'a fait du mal, balbutia-t-elle, oh ! si vous saviez, Frère Jean, comme la vie m'a fait du mal.

Il ramena son regard sur l'immense crucifix, dressé au mur en face.

– À Lui, que n'a-t-on fait ?...

Cette nuit-là, elle ne put dormir. La paix de l'abbaye, comme jadis, avait déchiré son voile trompeur et révélait la présence de l'Esprit des Ténèbres. Le son grêle de la cloche, ponctuant les heures nocturnes, les prières des matines, rappelaient la lutte éternelle. Tenant leurs lampes, les moines s'en allaient le long des cloîtres vers la chapelle. « Priez, priez, ô moines », songeait-elle. « Il le faut, tant que les ténèbres règnent sur la terre endormie... » Ici l'Esprit du Mal avait son aspect grimaçant. Lorsqu'elle fermait les yeux, il lui semblait entendre ruisseler du sang. Alors elle étendait la main pour toucher la menotte d'Honorine endormie. Le rempart de l'enfant lui paraissait le seul assez fort pour la protéger de ses terreurs jusqu'au bout de cette interminable nuit. À l'aube seulement, quand le coq chanta, elle put s'endormir.

Cependant, elle ne s'avouait pas vaincue. Elle demanda à revoir le Père abbé :

– Qu'aurais-je fait sans la haine ? lui dit-elle. Si je n'avais pas eu la haine pour me soutenir, je serais morte de désespoir, je me serais détruite, j'aurais sombré dans la folie. Cet esprit de vengeance qui me possède, c'est comme l'armature qui me permet de demeurer vivante et lucide, croyez-moi.

– Je n'en doute pas. Il y a des heures dans la vie où nous ne pouvons subsister que par un secours spirituel, d'une force supérieure à la nôtre. L'esprit humain est d'une si faible résistance. Dans le bonheur il peut encore se suffire, mais dans la douleur, il lui faut se tourner ou vers Dieu ou vers le démon...

– Vous ne mésestimez donc pas la nécessité du sentiment dans lequel je me suis jetée ?

– Je ne mésestimerai jamais le pouvoir et la force spirituelle de Messire Lucifer. Je le connais trop bien.

– Ah ! vous vous égarez toujours dans des visions grossières. Vous ne comprenez rien à ce qui se passe sur la terre.

Elle allait et venait devant lui, superbe avec ses cheveux épars sur ses épaules, le menton haut levé, les yeux fulgurants, indifférente d'ailleurs à l'apparence qu'elle offrait, tant son combat intérieur concentrait toutes ses forces.

Le Père abbé, plus immobile et impassible qu'une statue, la suivait du regard, et à la voir passer et repasser ainsi, une fine ironie étirait sa bouche.

– Vous vous défendrez en vain de n'être pas possédée du démon, ma fille. Aux yeux des moins avertis, votre agitation elle seule, requerrait quelques gouttes d'eau bénite.

– Vous m'excédez ! cria-t-elle, je suis nerveuse parce que je veux me disculper et que j'ai perdu l'habitude de réfléchir à ces questions. Cette vindicte que vous me reprochez et qui m'a poussée à me dresser par les armes contre une tyrannie excessive, qui vous prouve qu'elle ne se rapproche pas plus de l'esprit de justice que le Christ a souhaité, que du mal destructeur ?

Il parut méditer l'argument.

– Vous n'êtes pas une adversaire facile, concéda-t-il. Parlez donc... Expliquez-vous...

Elle souffrait de parler après s'être tue si longtemps. Les mots se bousculaient à ses lèvres, ses phrases étaient hachées et comme arrachées de son cœur, dans un désordre qui l'exaspérait : le Roi, le bûcher, les dévots, Colin Paturel et M. de Breteuil, les pauvres des bas-fonds de Paris, son enfant égorgé, les protestants, la corruption, les impôts...

Que pouvait-il comprendre à tout ce fatras ? Rien ! Il ne pourrait que lui faire des sermons. De temps en temps, elle rejetait en arrière ses cheveux qui glissaient sur ses joues dans sa véhémence. Elle ne pouvait s'arrêter de marcher et de parler. Parfois, elle s'appuyait des deux mains à l'accoudoir de la cathèdre pour se pencher vers lui afin de mieux lui assener la vérité.

– Vous me faites grief du sang répandu par mes ordres. Mais celui répandu au nom de Dieu est-il moins rouge, moins criminel ?

Il opposait à sa colère et à sa rancœur un visage de pierre, un regard brusquement éteint et impénétrable.

– Oui, je sais ce que vous pensez reprenait-elle fiévreusement. Le sang des enfants protestants que l'on jette sur les piques est, bien entendu, impur ; par contre, les désirs d'un Roi sont sacrés, les souffrances du peuple sont justes et justifiées, et même méritées. Ils n'avaient qu'à ne pas naître misérables... Obéir aux grands, écraser les faibles... telle est la loi...

Elle était littéralement épuisée d'avoir tant parlé, le front en sueur, vidée...

Il se leva en rappelant que l'heure des complies s'annonçait. Elle le regarda s'éloigner au long du cloître, les mains dans ses manches, tel un long cierge sous sa capuche rabattue. Il n'avait rien compris. Il demeurait confit dans sa sérénité.

Cependant Angélique dormit mieux, cette nuit-là, et quand elle s'éveilla elle était comme allégée d'un poids énorme.

Le Père abbé la fit demander. Lui préparait-il une mercuriale ou un lénifiant sermon ? Elle était contente de croiser le fer. Elle entra, le front baissé et s'étonna de le voir éclater de rire.

– Vous vous préparez à foncer, il me semble, madame. Suis-je donc un ennemi si dangereux que la Révoltée du Poitou prépare contre moi toutes ses armes ?

– Ne me donnez plus ce titre, je vous prie, fit-elle gênée.

– Je vous en croyais fière.

Elle détourna les yeux, soudain lasse à mourir. Elle ne serait pas la plus forte.

– Je ne regrette rien, fit-elle je ne regretterai jamais rien de ce que j'ai fait.

– Mais vous vous faites peur à vous-même.

Angélique mordit sa lèvre inférieure.

– Vous ne pouvez rien comprendre, mon Père, à ce que j'éprouve.

– C'est possible. Mais je sens votre tourment et, surtout, je vois l'auréole ténébreuse qui vous environne...

– L'aura ? fit-elle rêveuse... Les saints musulmans en parlent... Mon aura est-elle si sombre, Père ?

– Vous tremblez à la seule idée de vous pencher sur vous-même. Que craignez-vous donc tant d'y voir ?

Elle le regarda fixement. Ces prunelles à la brillance de mercure, la pénétraient jusqu'à l'âme et elle ne pouvait détourner les siennes.

– Délivrez-vous, insista-t-il, sinon vous ne pourrez jamais revivre.

– Revivre ! Revivre ! Mais pourquoi revivre ? Je ne tiens pas à revivre.

Elle criait, pathétique, les deux mains sur sa gorge, comme si elle étouffait.

– Que voulez-vous que je fasse de la vie... je la vomis, je la hais... elle m'a tout pris... elle a fait de moi cette femme qui... oui, c'est vrai, qui me fait peur.

Brisée, elle se laissa tomber sur le tabouret.

– Vous ne pouvez pas comprendre, mais je mourrais volontiers.

– C'est absolument faux. Vous ne pouvez pas avoir le goût de la mort.

– Oh ! si, je vous l'affirme.

– Ce n'est qu'un réflexe de fatigue. Mais le goût de la mort, la saveur de la mort, sachez qu'elle ne vient qu'à ceux qui ont réussi leur vie – courte ou longue – qui ont accompli, qui ont vécu ce qu'ils désiraient vivre. C'est le chant du vieillard Siméon : « Mes yeux ont contemplé le Rédempteur du monde, je n'ai plus qu'à mourir. » Mais tant qu'un être ne s'est pas réalisé, tant qu'il a erré loin de son but, tant qu'il n'a connu que l'échec... il ne peut pas souhaiter mourir... L'oubli, le sommeil, le néant, oui... Fatigue de vivre ? Ce n'est pas la mort ; cela. La Mort, ce trésor que Dieu nous confie avec l'existence, cette promesse ineffable…

Angélique pensait à l'abbé de Lesdiguière, à son jeune visage illuminé « O mort, hâte-toi », disait-il. Elle pensait à Colin Paturel qui, tant de fois, avait été livré aux bourreaux et à ce qu'elle avait éprouvé elle-même lorsqu'elle était attachée à la colonne, sous les yeux cruels de Moulay Ismaël. Alors, elle aurait pu bien mourir, elle avait senti qu'elle s'en allait vers la splendeur. Mais pas aujourd'hui.

– Vous avez raison, fit-elle avec un subit effroi, je ne peux pas mourir maintenant, ce serait du gâchis.

Il rit.

– J'aime les sursauts de votre vitalité ! Oui, madame, il vous faut vivre. Mourir dans l'échec, quelle dérision !... La pire...

Elle luttait. Elle redoutait de lever les yeux sur lui et de recevoir le choc de son regard sombre.

– Vous me guettez, dit-elle, comme une proie.

– Je voudrais vous voir délivrée afin que vous puissiez revivre.

– Mais délivrée de quoi ? criait-elle exaspérée.

– De cette chose enfouie, qui vous empêche d'être en amitié avec vous-même et avec la vie.

– Je ne pourrai jamais pardonner.

– Ce n'est pas cela qui vous est demandé.

Angélique se débattait. Il la voyait respirer précipitamment et l'angoisse qui bouleversait ce beau visage le torturait.

Comment, pourquoi, quel jour vint-elle s'agenouiller près de lui ? Elle crispait ses mains sur sa bure blanche et l'effort qu'elle s'imposait dilatait ses yeux aux transparences pâlies.

– Écoutez-moi... Frère Jean... écoutez-moi. Avez-vous entendu parler du massacre du Champ des dragons ?

Il inclina la tête affirmativement.

– C'est moi qui l'ai ordonné.

– Nous le savons.

– Ce n'est pas tout... Écoutez... Ils m'ont apporté la tête de Montadour et cela m'a fait... un plaisir terrible. J'aurais voulu laver mes mains dans ce sang.

Le religieux ferma les yeux.

– C'est depuis cette nuit-là, chuchota Angélique, que je me fais peur et que j'évite de me pencher sur moi-même.

– Vous avez été saisie par l'attrait du gouffre infernal. Désirez-vous que ce souvenir s'efface à jamais ?

– De toute mon âme.

Elle le regarda avec espoir.

– Pourriez-vous l'effacer ?

– Avez-vous donc totalement perdu la foi de votre enfance que vous en doutiez ?

– Dieu sait tout, qu'importe l'aveu que je vous ferai en confession !

– Dieu sait tout, mais sans l'aveu et le repentir, Lui-même ne peut effacer votre péché. C'est en cela que consiste la liberté humaine.

Il l'avait vaincue.

Absoute, elle éprouvait une impression de convalescence. Elle regardait ses mains ouvertes devant elle.

– Et le sang, sur mes mains, s'effacera-t-il aussi ?

– Il ne s'agit pas de revenir en arrière, ni d'échapper aux conséquences de vos actes, mais de revivre. Pendant des années, vous n'avez été que haine, désormais ne soyez qu'amour. Votre résurrection est à ce prix.

Elle eut un rire désenchanté.

– Ce programme me convient mal. Mon combat n'est pas fini.

– C'est une attitude intérieure.

Elle persifla son émotion, secouant sa crinière avec défi.

– Que d'histoires pour une tête coupée ! Moulay Ismaël en sacrifiait deux ou trois par jour pour être agréable à Dieu. Voyez qu'il est bien difficile de définir ce qui est le Bien et le Mal, lorsqu'on voyage.

La réflexion parut amuser beaucoup le Père abbé. Son rire avait l'éclat d'un rayon de soleil sur la neige. De ce masque rigide, terriblement sévère, il faisait un visage accueillant, d'une étonnante jeunesse.

Au repos, il paraissait taillé dans la pierre, glacial. Rien, semblait-il, ne pouvait adoucir cette rigueur, et pourtant, constamment, dans la conversation, se jouaient sur ses traits mille expressions passionnées : gaieté, douleur, colère, sympathie. Quand elle pensait à lui, elle le voyait austère et impénétrable. En vérité, il avait le visage le plus mobile du monde, sans cesse en éveil.

Il l'avait si profondément intimidée, au début, qu'elle fut longtemps à s'apercevoir de cette qualité et à se réchauffer à la chaleur de sa vie.

Répondant à la boutade qu'elle avait eue à propos de Moulay Ismaël :

– Le Mal, c'est ce que vous sentez être nuisible à votre santé morale. Le Bien, ce qui satisfait votre goût personnel de la justice.

– À mon tour, Père, de vous demander si votre raisonnement n'est pas un tout petit peu hérétique.

– Je ne me permets de le tenir qu'à ceux qui peuvent l'entendre.

– Me faites-vous donc si grande confiance ?

Il la considéra longuement.

– Oui, car votre destin n'est pas ordinaire. Vous devez vous débattre hors des chemins tracés.

Il l'interrogeait beaucoup sur l'Islam. Ce qu'elle avait pénétré des mœurs musulmanes, de leur foi intense et farouche le passionnait et elle ne craignait pas de lui révéler l'admiration et la nostalgie qu'elle en gardait.

Ils feuilletèrent de grands livres où, parmi les enluminures étaient relatées l'histoire des invasions arabes, l'étude et l'explication du message de Mahomet par les Pères de l'Église. C'était, pour Angélique, des heures inoubliables et hors du temps qu'elle passait devant les lutrins tandis qu'il tournait les pages d'une main si longue, si maigre, si diaphane qu'elle en paraissait féminine. À force d'avoir copié et médité les primitifs, il semblait en avoir acquis la grâce désincarnée.

Un après-midi qu'elle l'attendait, Angélique découvrit dans une enluminure un visage d'ange aux yeux verts qui lui parut familier. Cet ange se retrouvait à plusieurs reprises, dans le missel. Ange au regard triste ou pétillant, aux paupières baissées sous sa chevelure de lumière, souriant ou grave.

– N'est-ce pas frère Jean, novice de l'abbaye de Nieul qui décora ce livre jadis ? interrogea-t-elle, en souriant, lorsque le Père abbé entra.

Il regarda les images et sourit à son tour.

– Comment aurais-je pu oublier l'enfant de la nuit, l'extraordinaire poésie qui se dégageait d'elle ? Fraîcheur, beauté, passion de vivre, tous ces trésors étaient en elle et se répandaient par ses yeux. Il me semble que Dieu l'avait envoyée au monastère pour me rappeler la beauté de Sa création.

– Et maintenant, je suis vieille et déchue.

Le Père abbé rit franchement.

– Où allez-vous chercher pareilles sottises ? Comment une si belle bouche ose-t-elle proférer des paroles si amères ? Vous êtes jeune ! Oh ! que vous êtes jeune, répéta-t-il en la regardant ardemment. Vous avez conservé en vous l'exubérance de la vie et c'est presque un miracle. Certes, vous avez beaucoup vécu et, pourtant, je vous l'affirme, votre vraie vie est DEVANT vous.

– J'ai des cheveux blancs.

– Une parure de plus, fit-il d'un ton moqueur.

Et, pour la première fois, depuis de longs mois, eIle prit conscience d'elle-même dans les yeux fixés sur elle et crut se voir. Elle sentit la vigueur de son corps, sa résistance accrue par l'air des bois, l'exercice des chevauchées. Sa taille était moins fine, ses épaules plus robustes, mais elle avait retrouvé sa carnation de Poitevine, rose et dorée, et le cerne de ses yeux, ce cerne qui trahissait tant de larmes versées, ajoutait au pathétique de son regard et en accentuait l'éclat.

Son aspect physique lui était devenu tellement indifférent qu'elle fut presque gênée de se redécouvrir tout à coup et qu'elle ramena machinalement sur sa poitrine les bords de son manteau.

– C'est en vain que vous essayez de m'encourager, fit-elle, en secouant la tête. Vous ne pouvez pas comprendre... J'ai l'air, ainsi, vivante... Mais je me sens tellement... atteinte...

– On ne guérit pas en un jour d'une grave maladie.

Il alla de son pas lent qui semblait glisser sur les dalles reprendre sa place dans la cathèdre abbatiale et, assis, l'observa soigneusement.

– Cependant la guérison est en marche. Quelles différences n'apparaissent-elles pas déjà en vous depuis ce soir où vous avez cherché refuge à l'abbaye, avec votre enfant ? Soyez patiente. Tournez-vous vers la lumière et non vers les ténèbres et vous guérirez dans votre âme et dans votre corps.

Elle s'étonna :

– Dans mon corps ? Je ne suis pas malade.

– Vous craignez et haïssez l'homme. C'est cela votre maladie. Votre anomalie, dirais-je, dont il vous faut guérir. Elle vous étouffera l'âme car vous êtes faite pour l'amour.

Angélique, un instant stupéfaite, éclata en une soudaine fureur.

– De quoi parlez-vous ? cria-t-elle d'une voix aiguë, de quoi vous mêlez-vous ? Que savez-vous des tourments d'une femme que poursuit le désir des hommes ? De l'horreur qu'elle peut finir par avoir d'eux et d'elle-même. Tout ce que l'amour implique de déchéance ?... Et ensuite n'êtes-vous pas les premiers à dresser le spectre de la luxure et à crier : pénitence ?

Il ne paraissait pas ému de sa véhémence et souriait.

– Pourquoi souriez-vous ?

– Parce que, plus je vous regarde, plus je vois que vous êtes faites pour dormir dans les bras d'un homme.

L'image la troubla, la calma en même temps.

Il continua, très serein.

– ...Je ne pose pas de pluriel. J'ai dit : UN homme. Vous êtes trop charnelle pour demeurer en dehors de l'amour. Recherchez la guérison pour celui qui doit venir, celui...

– Oui, l'époux que la vierge sage attend une lampe à la main. Tout à fait mon cas...

Elle songea, avec une peine infinie :

« L'époux !... je l'ai connu. Il me comblait, mais on l'a arraché de mes bras. »

– C'est vers l'avenir qu'il faut tourner vos regards. Celui qui viendra, sachez le reconnaître. Et préparez-vous à le recevoir. Êtes-vous décidée à garder sans cesse sur votre âme la honte de vos péchés ? Non. Alors n'ayez pas plus d'orgueil pour votre corps. Il a moins de valeur. Ne cultivez donc pas le souvenir de sa honte. Le printemps revient toujours après l'hiver. Le sang, la chair se renouvellent. Votre santé semble bonne...

Elle était, à la fois, gênée et réconfortée qu'il osât lui parler franchement du mal secret qui la rongeait.

– Ce ne sera pas facile, dit-elle. On voit bien que ce n'est pas vous qui...

– Mauvaise tête... Apprenez donc à vous détourner de ce qui vous fait du mal. Voici le premier soleil qui apparaît depuis de longs jours. Prenez la main de votre enfant et allez vous promener avec elle dans les jardins, en méditant votre espérance.

Elle n'était pas très sûre de souhaiter cet avenir qu'il lui annonçait.

Existait-il au monde un homme capable à nouveau de l'apprivoiser ? La blessure était trop profonde. Pourtant, si elle réfléchissait à l'instinct qui lui faisait tourner vers l'abbé de Nieul un cœur assoiffé de soutien, elle devait s'avouer que bien des choses commençaient à céder en elle. Il l'avait attirée avec une patience d'oiseleur. Mais le charme de sa virile personnalité, consumée de pénitences, n'avait pas été sans jouer un certain rôle. Oui, il avait raison. Comme elle restait femme !...

– Que m'est-il donc arrivé à l'abbaye ? demanda-t-elle. J'ai parfois la sensation d'être perdue, suspendue dans les airs.

– Vous avez été projetée dans ce que les mathématiciens appellent « le passage par l'infini »...

– Que voulez-vous dire ?

– Lorsqu'on a étudié les mathématiques, on apprend que toutes les solutions d'un problème ne sont pas nécessairement chiffrables, c'est-à-dire découlant les unes des autres et se traduisant par un résultat positif. Quelques cas simples : la solution d'une équation mathématique, nous ne savons pas si c'est « plus » ou « moins ». Autrement dit si l'on a gagné ou perdu. La simple extraction de la racine carrée pose déjà un problème philosophique à portée considérable incalculable : que peut être la racine d'un nombre négatif ? Devant le vertige, l'impossibilité de l'esprit qui nous saisit, on se rassure en déclarant qu'elle est un « imaginaire » ou une ligne trigonométrique. Or c'est admettre de ne plus savoir ce qui se passe car cela signifie que nous sommes passés sur un autre plan de structure physique. On dira, pour la commodité de l'esprit, que nous sommes « passés par une solution de continuité » ou « par un passage à l'infini ». Me comprenez-vous ?

– Je crois comprendre. J'éprouve cette espèce de disparition momentanée du problème.

– Quel profond abîme que cet infini, ne fût-il que de pure mathématique ! Car il est aussi omniprésent dans notre vie courante. Et, lorsque notre esprit ne voit plus de solution « plane », le passage par l'infini, ou l'irrationnel, ou le supra-normal s'impose de lui-même. Nous en émergeons pour reprendre le courant habituel mais déjà, en fait, la solution a été trouvée...

– Pourrais-je reprendre pied, malgré tout ? Tant de contradictions se disputent ma vie.

– Vous êtes de ces femmes qui ont besoin de combats pour se sentir elles-mêmes, et pour – oh ! oui cela existe – demeurer jeunes et belles. Vous seriez-vous satisfaite d'une vie quotidienne, la tapisserie aux doigts, ou même d'une existence frivole ?...

– Je ne sais plus ! Il me semblait parfois que j'étais faite pour un bonheur simple, rustique : un homme à aimer, des enfants autour d'une table, pour lesquels je pétrirais des gâteaux. Toutes les femmes gardent un peu cette image-là dans un coin de leur cœur, même les plus déchues, même les plus mondaines. Et, comme toute femme aussi, j'ai eu ce goût d'atteindre à la richesse, pour les jouissances qu'elle procure : la parure, l'admiration des hommes... Mais, très vite, il m'est apparu que je n'y étais pas, sinon à l'aise, du moins heureuse... Cela ne me convenait pas. Tandis que j'ai passionnément aimé mon rôle de chef de guerre. Vous me direz : une femme n'est pas faite pour répandre le sang, c'est hors nature. Mais, moi, j'aime la guerre. Je mentirais si je le niais. L'aventure, la bataille, l'attente de la victoire, rassembler des forces éparses et leur donner un but. Et même la peur, l'angoisse, l'espoir de sauver une situation désespérée, cela me convenait. J'ai souffert, pendant les deux années qui viennent de s'écouler, je ne me suis jamais ennuyée.

– On dit, en effet, que c'est pour l'homme – et surtout pour la femme – une des conditions essentielles du bonheur : ne pas s'ennuyer.

– Vous n'êtes pas scandalisé de mes aveux ? Comment expliquez-vous ces contradictions ?

– Un être humain est capable de tant de choses. Cela compose la trame de l'aventure de sa vie, où s'enchevêtrent le bien et le mal, la révolte et la soumission, la douceur et la violence.

Il murmura :

– ... Il y a un temps pour tout, un temps pour toutes choses sous les cieux, un temps pour naître et un temps pour mourir... un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser... un temps pour embrasser et un temps pour s'éloigner des embrassements... un temps pour se taire et un temps pour parler, un temps pour haïr et un temps pour aimer...

– Qui a dit cela ?

– Un des grands sages de la Bible ! L'Ecclésiaste.

– Il n'y aurait donc pas eu... que des choses sordides et détestables... dans ma révolte ?

– Certes non.

La physionomie d'Angélique s'illumina.

– Votre indulgence m'est plus réconfortante que votre sévérité. Vous avez été si dur pour moi au début...

– Je voulais vous faire peur, pour vous arracher à l'enlisement. Je voulais aussi vous faire parler. Je me félicite d'y être parvenu. Le cœur verrouillé se corrompt.

Il réfléchit profondément, le menton dans sa main comme livré à un problème ardu.

– Vous devriez quitter cette terre, dit-il enfin.

– Voulez-vous dire que je dois mourir ? s'écria-t-elle avec un subit effroi.

– Non, cent fois non, chère âme. Vous qui êtes la vie même !... Je voulais dire quitter cette terre, le pays de votre enfance et aussi... ce royaume où votre tête est mise à prix. Quitter ce monde tourmenté qui, de par sa culture chrétienne, récente encore, ne parvient pas à se dégager d'un premier conflit : Dieu et Satan. Vous n'êtes aucunement faite pour ces débats mystiques. Vous êtes bien trop près de la nature. Votre droiture, votre équilibre ne peuvent se satisfaire de sentiments extrêmes et dans une certaine mesure anti-naturels. Vous situez sur un plan totalement différent les valeurs qui vous importent, vous serez donc toujours en désaccord avec ceux qui vous entourent. Vous êtes un peu... j'imagine, comme cette première femme que Dieu créa et qui s'émerveillait des fruits de l'Éden... Vous devriez aller ailleurs...

– Où cela ?

– Je ne sais. Construire un nouveau monde, plus terrestre, plus tolérant...

Il leva les yeux vers la fenêtre.

– La neige a disparu, le soleil éclate. Le printemps est venu. L'avez-vous remarqué ?

Le bleu du ciel s'inscrivait dans la courbe de l'arceau roman et sur le rebord roucoulaient deux tourterelles familières.

– Je me suis informé. Les soldats ont quitté la région. Le pays est calme sinon pacifié. Vous pourriez sans encombre, gagner Maillezais, dans les marais, puis la côte. Avez-vous des complices à rejoindre ?

– Voulez-vous dire que je dois partir ? souffla-t-elle.

– Le temps est venu.

Elle voyait le monde hostile qui l'attendait à la porte de l'abbaye et où il lui faudrait s'avancer, solitaire et guettée, avec son enfant bâtarde dans les bras.

Elle glissa à genoux, près de lui :

– Ne me chassez pas. Ici, je suis bien. Ici, c'est l'asile de Dieu.

– Le monde entier est l'asile de Dieu pour ceux qui croient en sa miséricorde.

Elle fermait les yeux et de ses longs cils coulaient des larmes qui traçaient des sillons brillants sur ses joues. Il voyait autour d'elle le halo noir du malheur. Elle n'était pas encore hors de danger, mais la certitude que la victoire lui serait donnée transparaissait déjà. Il se devait de la rejeter au vent du monde.

Il étendit le bras et elle sentit sur ses cheveux le poids infiniment doux de sa main décharnée.

– Courage, chère âme, et que Dieu vous bénisse.

Le lendemain le frère portier vint la trouver. Il lui avait sellé une mule comme elle l'en avait prié. Elle la renverrait par l'intermédiaire des moines de Maillezais. Il avait chargé la bête de deux paniers contenant des vivres et une couverture. Angélique encapuchonna soigneusement la tête de sa fille. Si elle ne pouvait dissimuler la couleur de ses yeux à elle, Angélique, elle pouvait au moins cacher celle des cheveux de sa fille ; elle n'ignorait pas qu'on la décrivait ainsi à ceux qui la recherchaient : une femme aux yeux verts portant dans ses bras une enfant rousse. C'était bien sa chance qu'Honorine se fût, elle aussi, singularisée.

Un moment, la main sur l'encolure de la mule, elle hésita. Ne pourrait-elle saluer une dernière fois le Père abbé ? Son frère ?

Le portier secoua la tête. La Semaine Sainte allait s'ouvrir. Déjà le monastère était en retraite.

Il était vrai qu'un silence plus lourd encore que de coutume s'appesantissait sur l'abbaye. Pour l'affreux pèlerinage des jours précédant Pâques, les hommes consacrés se rassemblaient. La femme devait s'écarter.

Quelque chose encore s'arrachait du cœur d'Angélique, saignait douloureusement. Mais cette souffrance même et qu'elle fût capable de l'éprouver, n'était-ce pas le signe de sa résurrection ?

Elle s'installa en amazone sur sa monture, pris Honorine contre elle, et s'engagea sous le porche.

Tandis qu'elle gravissait le sentier menant vers la forêt, le lourd grondement du portail qui se refermait lui parvint, et presque aussitôt une cloche égrena trois notes claires.

Que de portes déjà s'étaient refermées derrière elle, chaque fois barrant des issues, comme les rabatteurs devant le gibier pourchassé ! Chaque fois les possibilités d'échapper à son destin exact s'étaient rétrécies et bientôt il ne lui resterait plus qu'une seule voie : la sienne. Quelle était-elle ? Elle l'ignorait encore. Elle pouvait seulement la pressentir. Elle commençait à comprendre que catastrophes et obstacles infranchissables, chaque fois, l'avaient détournée de ses propres caprices pour la ramener durement vers un seul but, invisible, mais qui était le sien.

Cette fois encore, une dernière fois, elle traversait la forêt. Elle n'osait affronter les routes au grand jour. Par la forêt, puis par les marais, elle gagnerait l'abbaye de Maillezais, sans encombre.

Lorsqu'elle parvint aux abords de la Combe-aux-Loups, le soleil était haut. Il tombait droit à travers le vallon et Angélique s'arrêta, saisie d'un incroyable sentiment de miracle.

Deux semaines à peine auparavant, ici même, elle avait trébuché dans la neige, suffoquée par le froid coupant, elle avait éprouvé dans sa chair toutes les cruautés de l'aride hiver. Aujourd'hui, le vallon était de velours vert, le ruisseau qu'elle avait franchi, endormi sous la glace, bondissait avec des grâces de jeune cabri, les violettes paraient la lisière des arbres. Le coucou lançait son appel prometteur. Il annonçait la tiédeur, l'éclosion, il installait le printemps.

Le regard d'Angélique s'embua devant ces merveilles. Ainsi la nature et la vie peuvent avoir leurs surprises clémentes. D'un hiver plus long et rigoureux jaillissait, avec une force décuplée, la richesse des herbages et des fleurs ; d'un crime odieux, de l'horreur sans nom, était née cette fleur de grâce, ronde, blanche, couronnée de flammes, sereine, qu'elle tenait endormie sur son sein : Honorine.

Les corbeaux noirs avaient cessé leurs cercles sinistres au-dessus de la clairière aux Fées. On eût dit que jamais la mort n'avait hanté ces lieux.

L'abbé de Lesdiguière, l'abbé de Nieul ! Il avait fallu deux archanges pour la tirer du gouffre où elle était tombée. Ce n'était pas trop de ces deux pures figures de religieux pour effacer le souvenir maléfique du moine Bêcher.

Elle pensa qu'il était juste et nécessaire pour elle d'avoir vécu jusqu'à ce jour...

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