Chapitre 5

Molines, l'intendant des domaines, venait chaque jour la voir depuis son retour. Le vieil homme montait avec lenteur, ses livres de comptes sous le bras, la grande allée qui, de sa maison de briques au toit d'ardoises, menait vers le château.

Indépendant, quasi son maître comme jadis, bourgeois à la fortune et aux affaires personnelles, maître Molines n'en demeurait pas moins le serviteur très dévoué des Plessis-Bellière. C'était sa raison sociale, à l'abri de laquelle il avait mené, tout au long d'une existence industrieuse, son propre commerce. Angélique, et plus encore le marquis Philippe, avaient toujours ignoré les activités exactes de maître Molines. Ils ne savaient qu'une chose, c'est qu'on le trouvait toujours là lorsqu'on en avait besoin. À Paris, quand les châtelains se trouvaient à la Cour, au Plessis quand le hasard ou les disgrâces les ramenaient dans leurs terres.

C'est ainsi que le visage aux traits sévères et durs de l'intendant Molines, mais auquel la vieillesse donnait peu à peu une expression d'antique sagesse, avait été l'un des premiers à se pencher vers la forme pâle que deux mousquetaires descendaient d'un carrosse tandis que M. de Breteuil criait d'un air guilleret aux serviteurs accourus :

– Je vous ramène Mme du Plessis. Elle est mourante. Elle n'en a plus que pour quelques jours.

Aucune émotion n'avait transparu sur le visage de Molines. Il avait salué Angélique avec autant d'impassibilité que si elle venait d'arriver de Versailles pour, en un bref séjour au moment des fermages, négocier quelques coupes ou vente des domaines afin de payer ses dettes de jeu. Et c'est en l'entendant annoncer avec dignité que cette année les récoltes seraient désastreuses, qu'elle avait commencé à comprendre où elle se trouvait, à sentir la sécurité de la terre natale et de son passé, pénétrer ses membres exténués.

Il ne lui avait fait aucun reproche et ne lui avait posé aucune question.

Les longues relations qui les unissaient et le rôle particulier qu'il avait joué naguère dans l'éducation des enfants de Monteloup auraient pu l'y autoriser.

Il ne dit rien. Il ne fit aucune allusion aux ennuis et aux inquiétudes que le départ d'Angélique lui avait causés, aux démarches qu'il avait entreprises, actif et implacable, pour sauver les affaires les plus sûres, menacées par un vent de débâcle. Le souffle de la disgrâce n'annonce-t-il pas les prémices de la ruine ? Les rats, les corbeaux, les vers grouillants qui se repaissent des fortunes instables, s'assemblaient déjà. Molines avait mis ordre à cela, donné des assurances, pris des engagements. Mme du Plessis était en voyage, disait-il. Elle reviendrait. Aucune liquidation en vue.

Mais le Roi ? répondait-on. La colère du Roi ? Nul ne l'ignorait. Mme du Plessis n'allait-elle pas être arrêtée, emprisonnée ?...

Molines haussait les épaules et laissait entendre qu'il saurait reconnaître les siens et comme il avait souvent donné des preuves de sa vindicte et de sa ruse l'effervescence s'était calmée. On accepta d'attendre. Pendant toute cette longue année où l'incertitude du sort d'Angélique tourmentait les esprits, l'intendant avait donc retenu d'une main de fer l'armature sociale et financière sur laquelle reposaient la richesse de la fugitive marquise et celle de son héritier, le petit Charles-Henri. Grâce à lui, les serviteurs étaient demeurés tous en place, tant au château qu'à Paris, dans l'hôtel de la rue du Beau-treillis, comme en celui du faubourg Saint-Antoine.

Désormais, Molines envoyait aux quatre vents des missives annonçant le retour de la châtelaine. Il ne mentionnait pas la garde dont elle était l'objet, rappelait seulement en quelle amitié la tenait le Roi et que d'ici peu elle pourrait jeter sur ses affaires ce coup d'œil plein d'autorité et de compétence qui avait attiré l'estime de M. Colbert. Ceci était pour les commerçants de Paris et les armateurs du Havre, parmi lesquels Angélique avait des intérêts.

Au domaine, Molines continuait ses tournées. Avec la même ponctualité qu'autrefois, il se présentait dans les fermes ou les métairies, réclamant les comptes, surveillant cultures et travaux. Les protestants avaient droit à ses visites au même titre que les catholiques. On lui montrait alors les soldats dans la maison, mangeant les fromages ou les jambons et menant les chevaux paître dans l'avoine nouveau-née. C'étaient les « convertisseurs » de M. de Marillac. Maître Molines ne faisait aucun commentaire. Il se bornait à rappeler aux fermiers les redevances à fournir et marquait des chiffres sur ses livres.

– Maître Molines, que faire ? N'êtes-vous pas, comme nous, de la Confession de Calvin ? disaient les paysans huguenots debout devant lui, leur grand chapeau noir sur l'estomac, l'œil sombre et fanatique. Devons-nous abjurer pour préserver nos biens, ou accepter la ruine ?

– Prenez patience, répondait-il.

Il eut aussi les dragons chez lui, qui mirent au pillage sa demeure cossue, près du parc, lui brûlèrent cent livres de chandelles, tapèrent sur des casseroles pendant deux jours et deux nuits pour l'empêcher de se reposer :

– Abjure, vieux renard, abjure...

Ceci se passa avant le retour d'Angélique. Montadour ayant pris ses quartiers et fonctions de gardien d'une des plus belles femmes du Royaume, Mme du Plessis n'étant pas de la religion réformée, Marillac crut politique de donner des ordres pour qu'on laissât ses gens en paix.

Molines, libéré, commença à se rendre ponctuellement au château et Montadour, qui le considérait comme un des pires huguenots de l'endroit à cause de son influence sur les paysans, lui criait :

– À quand ton Credo, vieil hérétique ?

La première fois qu'il vit Angélique assise dans le salon du prince de Condé, avec enfin, sur les joues les couleurs de la santé, l'intendant soupira. Ses paupières pâles s'abaissèrent et elle eût parié qu'un bref instant, il rendait grâces à Dieu. C'était si peu dans sa manière apparente qu'au lieu d'en être émue, elle en conçut une vague inquiétude.

Ce jour-là, pour la première fois, Molines lui parla des désordres et de la famine qui menaçaient la région depuis que M. de Marillac avait entrepris la conversion du Poitou.

– Notre province doit servir de champ d'expérience aux propagateurs, madame. Si la méthode appliquée pour venir à bout des protestants se révèle rapide et efficace, elle sera généralisée dans tout le royaume. Malgré l'Édit de Nantes, le protestantisme sera effacé de France.

– Que m'importe, dit Angélique en regardant par la fenêtre ouverte.

– Il vous importe ceci..., répliqua Molines sèchement.

Ouvrant une fois de plus ses livres de comptes, il lui démontra sans peine que ses domaines, placés pour la plupart entre les mains compétentes des protestants, avaient déjà subi de lourds dommages. On les empêchait d'aller aux champs, de soigner leur bétail. Avec des chiffres, il réussit à l'émouvoir.

– Il faut se plaindre. Vos consistoires ne peuvent-ils rappeler en haut-lieu les accords de l'Édit ?

– À qui s'adresser ? Le gouverneur de la province est lui-même l'instigateur de ces abus. Quant au Roi !... Le Roi écoute qui le conseille, qui le persuade... J'attendais votre retour, madame, car vous pouvez beaucoup pour faire cesser ces désordres. Vous irez au Roi, madame. C'est le seul chemin qui s'ouvre pour votre salut, celui de la province et qui sait, peut-être celui du royaume.

Voilà donc où il voulait en venir.

Angélique fixa Molines de ses yeux tragiques, la bouche si pleine de paroles qui se pressaient en elle, qu'elle ne pouvait les prononcer et que ses lèvres fermées tremblaient. Il s'empressa de répondre avant qu'elle n'eût parlé car cela faisait plusieurs jours que, penché sur ce visage malade, il avait entrepris un dialogue silencieux et déchirant.

Si bien qu'il la connût cette étrange fille du Poitou dont il se rappelait la grâce légère et enfantine au long des chemins creux – et elle lui jetait un regard à la fois hardi et farouche quand elle le rencontrait – jamais il ne l'avait sentie aussi étrangère que depuis ce retour. Il n'était pas certain de se faire entendre d'elle. Aussi parlait-il durement, brièvement, comme en ce jour où elle s'était présentée à sa demeure pour savoir s'il lui fallait épouser le comte de Peyrac.

Aujourd'hui, il lui disait :

– Allez au Roi.

Mais toutes les raisons qu'il avançait, Angélique les avait ressassées maintes fois et elle secouait négativement la tête.

– Je sais votre orgueil, insistait l'intendant, mais votre bon sens aussi. Oubliez vos rancœurs. N'avez-vous pas appelé le Roi lorsque vous étiez prisonnière des Barbaresques et n'a-t-il pas répondu à cet appel ? Vous pouvez tout encore, si vous savez être habile. Et même reconquérir un pouvoir sur l'esprit de cet homme que vous avez bravé, plus grand d'avoir été longtemps souhaité.

Angélique continuait à dire non. Elle revoyait Mezzo-Morte, l'amiral d'Alger, dans son manteau damassé d'or, elle entendait son rire onctueux d'inverti, tandis qu'il s'écriait :

– Le nommé Jaff-el-Khaldoum est mort de la peste il y a trois années, et elle comprenait que c'était à partir de cet instant qu'elle avait commencé à perdre son espérance. Elle imaginait aussi un corps de pendu tournoyant dans l'ombre du crépuscule, à Versailles. Et, tourné vers elle, mélancolique et magnifique, son second mari Philippe du Plessis-Bellière avec ce regard qu'il avait eu le dernier soir, avant de s'aller jeter volontairement sous les canons ennemis.

Adieu mon cœur, adieu ma mie


Puisqu'il nous faut servir le roi


Séparons-nous d'ensemble...

Le Roi lui avait tout pris.

Elle secouait la tête et ses cheveux rebelles qu'elle avait de la peine à bien coiffer, la rendaient proche, malgré son visage ciselé de reine, de l'enfant des chemins creux qui opposait jadis aux questions de l'intendant Molines un refus hautain.

Enfin elle parla. Elle dit ce qu'avaient été ce voyage, ce départ. Elle continuait à n'en pas donner les raisons mais au hasard des phrases elle parla de « lui ».

– Je ne l'ai pas trouvé, comprenez-vous, Molines. Et peut-être est-il vraiment mort maintenant... de la peste ou d'autre chose... La mort est si facile en Méditerranée...

Elle parut réfléchir, hocha la tête, pour reprendre plus bas :

– ...Les résurrections aussi !... Qu'importe. J'ai échoué. Je suis prisonnière.

Sa main encore diaphane et qu'elle avait renoncé à orner de bagues devenues trop larges, passa devant ses yeux comme pour exorciser une vision tenace.

– Certes, je ne pourrai oublier l'Islam. Tout ce que je viens de vivre est sans cesse à miroiter devant moi. On dirait un de ces grands tapis d'Orient aux laines multicolores sur lesquels il fait si bon marcher pieds nus. Puis-je consentir à ce que le Roi veut de moi ? Non. Puis-je retourner à Versailles ? Mon. J'en ai la nausée rien que d'y songer. Redescendre au niveau de ces caquetages de basse-cour, de ces intrigues, de ces complots ? Vous ne savez pas ce que vous me demandez, Molines. Il n'y a plus de commune mesure entre ce que je suis, ce que j'éprouve, et l'existence à laquelle vous voulez me rendre.

– Vous n'avez pourtant le choix qu'entre la soumission et la révolte ?

– Je ne veux pas de la soumission.

– Alors la révolte ? fit-il ironique. Où sont vos troupes ? Où sont vos armes ?...

Angélique ne parut pas touchée par ces sarcasmes.

– Il y a quand même des choses que le Roi craint, tout puissant qu'il soit : la rivalité des Grands, l'hostilité des provinces.

– Ces choses ne parviennent à toucher les rois qu'après beaucoup de sang répandu. J'ignore quels sont vos desseins mais votre séjour chez les Barbaresques vous aurait-il enseigné à faire fi de la vie humaine ?...

– Il me semble au contraire que j'en ai compris la réelle valeur.

Elle se mit à rire, traversée par un souvenir.

– ... Moulay Ismaël coupait volontiers deux ou trois têtes chaque matin pour se mettre en appétit. La vie, la mort se mêlaient si étroitement que chaque jour il fallait se demander ce qui vraiment avait de l'importance : vivre ou mourir. C'est ainsi que l'on apprend à se connaître.

Le vieil intendant inclina plusieurs fois la tête. Oui, maintenant elle se connaissait, et c'était bien ce qui le désespérait. Tant qu'une femme doute d'elle-même on peut encore lui faire entendre raison. C'est quand elle atteint sa maturité, qu'elle est en possession d'elle-même, qu'on peut redouter le pire. Car alors elle n'obéit plus qu'à ses propres lois.

Il avait toujours eu le pressentiment que les aspects de la personnalité d'Angélique étaient innombrables et se présenteraient comme des vagues successives qui devaient surgir l'une après l'autre des chocs renouvelés de sa vie. Il eût voulu retenir la marche du destin, l'irréductible élan qui emportait sans cesse, plus au loin, son existence et auquel il s'exaspérait de voir Angélique s'abandonner avec cette souplesse des femmes qui ne cherchent pas tellement à se définir, s'acceptant chaque jour différentes.

N'aurait-elle pu demeurer à Versailles, se disait-il avec impatience, puisqu'elle avait tout conquis ?... Elle était à cette époque accessible, entière, possessive, mordant aux fruits du pouvoir, de la richesse et du plaisir. Aujourd'hui la vague de sa mystérieuse odyssée l'avait portée au-delà des apparences. Elle ne se contenterait plus d'illusions. Sa force venait de son détachement, mais sa faiblesse naîtrait de ne plus pouvoir s'amalgamer à la société âpre et matérielle que le roi de France construisait sous sa férule.

– Comme vous me connaissez bien, Molines ! fit-elle, devinant ses pensées avec une certitude qui le fit tressaillir.

« Dieu sait quel pouvoir extra-lucide elle a acquis dans ces contrées sauvages et mystérieuses », se dit-il, de plus en plus inquiet.

– ... C'est vrai, je n'aurais pas dû partir. Alors tout aurait été plus simple et j'aurais continué de vivre à la Cour un bandeau sur les yeux. La Cour ! Vivre à la Cour ?... L'on fait tout ce qu'on veut, a la Cour, excepté de vivre. Peut-être suis-je en train de vieillir mais je ne pourrais plus me contenter de ces hochets brillants qui font s'agiter tant de marionnettes. Ah ! posséder un tabouret devant le Roi... Quel sommet ! Être assise à la table de la Reine pour y battre les cartes, quelle jouissance !... Passions stériles, si pauvres et qui finissent pourtant par vous envahir et vous étouffer comme des serpents, le jeu, le vin, la parure, les honneurs... Il n'y a que la danse, peut-être, que j'aimais et !a beauté des jardins, mais payées par trop de servitudes : les lâches compromis, la convoitise des imbéciles auxquels on finit par abandonner sa chair... par ennui, les sourires qu'il faut dispenser à des chancres repoussants, plus repoussants d'être devinés au fond des yeux qui vous entourent que sur les faces des lépreux que j'ai vus en Orient... Croyez-vous vraiment, monsieur Molines, que j'aurais gagné ma vie au prix de tant de douleurs, que j'aurais mérité le miracle de rester en vie, pour me laisser asservir à nouveau si bassement ? Non ! Non ! Alors le désert ne m'aurait rien appris...

Et la considérant, meurtrie encore avec les traces de son martyre posées comme un voile sur sa beauté pour n'en laisser apparaître que les traits purifiés, le dur Molines se sentait envahi à la fois par le respect et le découragement. Le raisonnement d'Angélique, malgré ses épreuves, demeurait infaillible, mais l'on pouvait déplorer qu'elle l'appliquât désormais à poser sur les turpitudes de l'époque un regard intransigeant. Molines ne put retenir un soupir. Dans la lutte qu'il menait il essayait moins de la convaincre que de la sauver.

Une catastrophe sans précédent était là, imminente, au cours de laquelle il verrait s'effondrer tout ce qui avait composé la réussite de sa vie. Non seulement sa fortune qui, espérait-il, avait des sources assez compliquées pour qu'il en pût sauver toujours quelque chose, mais d'autres éléments, qui lui tenaient plus à cœur : l'éclat et la grandeur des Plessis-Bellière, la richesse de sa province, l'assise, chaque année plus étendue, des Réformés à laquelle la terre devait ses paysans les plus travailleurs et les plus capables.

Angélique, par l'influence qu'elle avait prise sur le Roi tout-puissant, représentait le fragile pivot sur lequel reposait l'équilibre des forces patiemment édifiées et que sa désaffection pouvait faire basculer sur le versant de la ruine.

– Vos fils ? dit-il.

La jeune femme se crispa et elle tourna vers la fenêtre ce regard qu'elle avait souvent et qui semblait puiser dans la vision de la forêt une aide et une réponse à ses craintes. Ses paupières ombrées battaient nerveusement, tandis que ses pensées repoussaient, non sans effort, l'argument de Molines.

– Je sais... Mes fils. Ils me tirent vers la soumission. Le poids de leurs jeunes vies me paralyse.

Elle lui jeta un coup d'œil ironique, cinglant.

– ... Quel paradoxe, Molines, quand on pense que la vertu se sert de mes enfants pour me pousser dans la couche du Roi ! Mais il en est ainsi aux temps que nous vivons.

L'intendant huguenot ne protesta point. Il ne pouvait lui dénier un clairvoyant cynisme.

– Dieu sait que je me suis battue pour mes fils lorsqu'ils étaient petits et désarmés, reprit-elle, mais aujourd'hui il n'en est plus de même. La Méditerranée m'a pris Cantor, le Roi et les Jésuites m'ont pris Florimond, et d'ailleurs n'a-t-il pas douze ans, l'âge où un garçon bien né peut commencer à mener seul son destin ? L'héritage des Plessis-Bellière préserve Charles-Henri. Jamais le Roi ne le dépossédera. Alors ne suis-je pas libre de disposer de ma personne ?

Le teint parcheminé de l'intendant rosit sous l'effet de la colère. Il frappa des deux mains ses genoux maigres. Si elle appliquait pour la justification de sa folie la même implacable logique que jadis, il n'en viendrait jamais à bout.

– Vous rejetez votre responsabilité vis-à-vis de vos fils afin d'être libre de détruire votre existence ! cria-t-il.

– Libre surtout de ne pas sacrifier à des chimères répugnantes.

Il changea de tactique :

– Mais enfin, madame, vous semblez considérer comme inéluctable le sacrifice au Roi de votre vertu. En fait que vous est-il demandé : de faire votre soumission publique devant la Cour afin que votre rentrée en grâce ne puisse passer pour un acte de faiblesse de la part du souverain. Ce point de prestige sauvegardé, il me semble qu'une femme – et une femme comme vous, madame – a assez de tours et de ruses pour éviter...

– Avec le Roi ? fit-elle agitée d'un subit frisson. C'est impossible ! Au point où nous en sommes arrivés il ne me laissera pas quitte, et moi-même...

Elle joignit et disjoignit ses mains avec fébrilité. Il pensa qu'elle était devenue plus nerveuse que jadis. Et, sur un autre plan, plus sereine. Plus vulnérable et plus inattaquable.

Angélique essayait d'imaginer la longue galerie où elle s'avancerait, vêtue de noir, sous les regards aigus et moqueurs des courtisans, et le Roi debout, avec cet air de majesté écrasante si naturel à son visage marmoréen, à ses yeux lourds. La génuflexion, les paroles de vassalité, le baiser de servitude... Ensuite, lorsqu'elle se retrouverait seule devant lui et qu'il s'avancerait vers elle comme vers une ennemie, pour ce duel qu'il était décidé, par tous les moyens, à remporter, que pourrait-elle lui opposer ?

Elle ne posséderait même plus l'orgueil bête de la jeunesse, cette armure forgée d'ignorance, qui peut souvent faire échec à l'emprise des sens.

Elle avait vécu trop d'expériences charnelles pour ne pas ressentir, dans toutes leurs variétés, les harmonies secrètes du domaine amoureux, et elle succomberait au subtil accord qui pousse vers l'homme qui l'a vaincue la femme, cette assoiffée de jougs.

Tant de caresses d'hommes, tant de désirs et de luttes autour de son beau corps l'avaient modelée femme jusqu'aux moelles.

Jusqu'à la rendre apte à savourer une délectable humiliation.

Louis XIV, ce tacticien des esprits, ne pouvait l'ignorer.

Pour se l'attacher, sa splendide rebelle, il la marquerait de son sceau brûlant, comme les réprouvés du royaume sont marqués de la fleur de lys.

Par pudeur, elle tut à Molines les visions qui l'assaillaient.

– Le Roi n'est pas un imbécile, dit-elle avec un rire désabusé. Difficile de vous expliquer, Molines. Mais je ne peux me retrouver devant le Roi, sinon cette chose se fera... et je ne dois pas la faire. Vous savez pourquoi, Molines... L'homme que j'aimais, ce seigneur qui m'avait élue pour dame, j'aurais pu passer ma vie à ses côtés... Ma vie n'aurait pas été cette succession de jours marqués par la douleur et la vaine attente, la joie coupée à sa racine, l'angoisse, et soudain, après une puérile et dangereuse illusion, le pire, c'est-à-dire comprendre qu'il y a des choses qui ne se réparent pas. Qu'il soit mort ou vivant, il a marché sur une autre route que la mienne. Il a aimé d'autres femmes, comme j'ai aimé d'autres hommes. Nous nous sommes trahis. Ce qui n'était qu'en son ébauche, notre vie commune, a été étouffé à jamais, et c'est la main du Roi qui a mené ce saccage. Je ne peux pardonner. Je ne peux oublier... Je ne dois pas, ce serait la suprême trahison qui me ferait perdre toutes mes chances.

– Quelles chances ? fit-il, coupant.

Elle passa une main sur son front avec égarement…

– Je ne sais pas... un espoir malgré tout qui ne veut pas mourir. Et d'ailleurs...

Elle continua vivement :

– ... Et d'ailleurs vous parlez dé mon intérêt... Consiste-t-il à retourner tendre ma coupe aux poisons de la Montespan ? Vous n'ignorez pas qu'elle a essayé de me faire assassiner, ainsi que Florimond3.

– Vous êtes assez forte, madame, et assez habile pour lui tenir tête. Déjà l'on dit que son influence est fort ébranlée. Le Roi se lasse de sa méchanceté. On dit qu'il se complaît à de longs entretiens avec une autre dangereuse intrigante, Mme Scarron, qui malheureusement est une ancienne réformée. Avec le zèle des converties, elle l'encouragerait à mener une lutte stupide et stérile contre ses anciens coreligionnaires...

– Mme Scarron ? fit Angélique stupéfaite. Mais c'est la gouvernante de ses enfants.

– Oui-da... Le Roi ne s'en intéresse pas moins à sa conversation qui a des charmes.

Angélique haussa les épaules. Puis elle se souvint que la pauvre Françoise était de la grande famille des Aubigné et que tous les seigneurs qui avaient en vain spéculé sur sa misère pour obtenir ses faveurs la surnommaient avec un mélange d'admiration et de rancœur « La belle Indienne »... Elle se souvint aussi qu'elle avait rarement pris maître Molines en flagrant délit de ne parler pour ne rien dire.

Il insistait :

– Ceci pour vous faire comprendre que Mme de Montespan n'est plus aussi redoutable qu'on pourrait le croire. Déjà vous l'avez tenue en échec alors qu'elle était à son zénith. L'éliminer, aujourd'hui, serait un jeu...

– Se vendre, murmura Angélique, acheter, mener cette lutte féroce, souterraine que je connais trop bien... Pouah ! J'en préfère une autre, fit-elle les yeux brusquement pleins d'étincelles. Et s'il faut absolument combattre, que ce soit au grand jour, sur ma terre... C'est la seule chose qui me paraisse vraie dans tout ce chaos... Être ici. Cela me fait du bien et du mal à la fois. Du mal, parce que je mesure que j'ai échoué. Du bien, parce que j'avais un infini besoin de revoir mon pays. Oui, je n'aurais pas pu ne pas revenir. C'est étrange... Il me semble que c'était écrit, que depuis le jour où pour la première fois je me suis arrachée à l'horizon de Monteloup – vous vous souvenez, Molines, quand j'avais dix-sept ans et que les chariots du comte de Peyrac m'emmenèrent vers le sud – je devais, après tout un long périple, revenir au pays de mon enfance pour y jouer ma dernière carte...

Les mots qu'elle venait de prononcer l'arrêtèrent, la laissèrent à nouveau perplexe, inquiète, et elle quitta Molines pour monter lentement l'escalier de la tourelle, d'où elle pouvait contempler l'horizon. Le bedonnant Montadour, dont elle apercevait parfois. tout en bas la silhouette grossière se projeter sur le sable du parterre, s'imaginait-il qu'elle demeurerait entre les murs de son château, tout le printemps et l'été, à attendre que vinssent l'automne et les gens du Roi chargés de l'arrêter et de la conduire vers une autre prison ?

Si, aujourd'hui, elle ne s'aventurait même pas à descendre dans ses propres jardins, c'est qu'elle avait que le jour venu, elle pourrait à son gré courir vers la forêt, et le gros gardien aux moustaches de feu n'en saurait jamais rien, continuerait à veiller, important, sur le domaine enchanté dont la princesse se serait enfuie.

Imbécile qui ne connaît rien à la vie des champs et qui ignore qu'un terrier a toujours deux issues. S'il le fallait, le jour venu, elle irait demander refuge au Bocage.

Mais avant d'être une proscrite se vêtant de verdure pour mieux se dissimuler aux yeux du chasseur, il lui faudrait tout jeter dans la balance.

– Ma dernière carte...

Conquérir une fois de plus sa liberté se révélait Mus ardu, sinon plus impossible que de s'évader du harem de Moulay Ismaël. Pour une telle entreprise sa féminité lui avait servi. Se glisser dans l'ombre, faire confiance à la nuit, au silence, adopter la défense des faibles bêtes qui les fait se confondre avec la couleur de la terre, réclamer l'alliance de a nature, c'étaient là des ruses qui dans le cas présent n'atteindraient pas leur but.

Briser un pouvoir aussi dense et solide que celui du roi de France nécessitait l'éclat, le bruit, le défi, une force mâle et féroce.

Les trompettes de Jéricho n'y suffiraient pas. Où trouver dans ce royaume soumis à un seul maître, celui qui pourrait tenir le glaive de la rébellion ?

Rendue à son monde, à son rang, à ses pairs, Mme du Plessis-Bellière pouvait mesurer qu'elle n'avait pas d'amis. Aucune complicité à espérer qu'aurait pu créer l'amitié ou la passion, ou à défaut une ambition commune. Ce jeune roi, avec quelle habileté il avait su polariser vers lui toutes les déférences. Pas un de ces fiers gentilhommes qui ne s’incline devant lui. Elle se remémorait leurs noms comme ceux de fantômes : Brienne, Cavois, Louvois, Saint-Aignan... Lauzun était en prison. Il y resterait des années, il en sortirait vieilli, sa gaieté morte...

Debout sur l'étroite plate-forme aux merlons de pierre blanche, Angélique interrogeait l'horizon.

– Ma province, me garderas-tu ?

L'ardoise des tourelles pointues brûlait sous le soleil avec un miroitement de métal. Mais le vent venu des marais apportait des souffles humides et faisait grincer les girouettes. Dans le ciel pur tournoyait un faucon aux ailes déployées.

La forêt commençait derrière le Plessis. Devant, il y avait les frondaisons du parc, puis celles de la campagne et sur la gauche, très loin, suspendu entre ciel et terre, mi-nuage, mi-songe, le début des marais poitevins.

De sa tourelle, Angélique ne pouvait distinguer aucune trace de vie. Car le Bocage, avec ses champs enfouis que couvre l'ombre d'un arbre, n'offre à l'œil qui le contemple que le même aspect moutonnant de dômes feuillus, laqués de lumière qui caractérise la forêt. Métairies dissimulées sous la voûte des châtaigniers, villages si perdus que le son de leurs cloches ne franchit pas l'épais barrage des arbres. Là même où la vie champêtre battait de son active pulsation on ne voyait qu'un désert de verdure, creusé de sillons noirs trahissant les grandes failles rocheuses au creux desquelles coulent des rivières froides : Vienne, Vendée, Sèvres...

Falaises roses, blessures béantes à travers la chair du sol, et creusées de grottes où la lumière des torches fait apparaître sous le salpêtre des silhouettes ocres ou noires, peintes, disait-on, par les génies. L'enfant Gontran les connaissait jadis. Sa sœur Angélique, fée de ces lieux magiques, les lui avait montrées. Mais comme il voulait être seul à les contempler, il avait chassé la petite fille, et Angélique, pleine de rancune, avait gardé pour elle d'autres découvertes.

De la plaine, invisible, domaine du blé, voie des invasions, venait la vieille route romaine. Son serpent gris, fait de larges dalles écaillées, montait à l'assaut de la rustique forteresse qui enfermait jadis le pays gaulois des Pictones et qui fit longtemps obstacle aux légions des Césars.

Au nord, prolongeant la forêt de Nieul, les forêts de Fontevrault, de Scevolle, de Lancloître, de Châtellerault et entre Vienne et Creuse, celles de La Guerche, de Chantemerle, à l'est, au sud, les marais de la Brume, les marais charentais, solitude des brandes, rideau boisé inaccessible, terres humides et bourbeuses...

Pour quel enjeu le destin l'avait-il ramenée dans le cadre familier d'arbres et d'eau qui avait façonné son âme ?...

Pour y apprendre quelle leçon qu'elle refusait d'entendre ?

Pour y découvrir quelle vérité enfouie pour elle depuis l'enfance dans les replis de cette terre ancienne, de ce golfe bleuté, battu par les vagues successives des civilisations ?

Des dolmens, ces antiques tables de pierre édifiées pour quel signe encore ignoré, s'érigeaient au sein des forêts, des menhirs s'alignaient dans les landes, des chapelles obscures ouvragées comme des châsses, se dressaient à tous les carrefours en l'honneur d'un saint local, voisinant avec les ruines des temples romains dont ils étaient venus combattre les dieux.

C'étaient ces deux entités impénétrables : forêts et marais, qui s'étaient opposées aux bannières gonflées des hordes arabes, en l'an 732, aux chevauchées de l'Anglais famélique, durant la Guerre de Cent Ans.

Terre hérissée de donjons noirs construits par des magiciennes ou des chevaliers, et d'abbayes exorcisées : Ligugé, Airvault, Nieul, Maillezais...

Terre des guerres religieuses. Le champ maudit de La Châtaigneraie n'était pas loin, où les troupes catholiques avaient égorgé en 1562 une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants assemblés pour le prêche, et l'on se souvenait encore du côté de Parthenay, du reître protestant Puyvault qui se faisait des fricassées d'oreilles de moines.

Terre des révoltes aussi et des brigandages, Bruscambille, et sous Richelieu, les « Va-nu-pieds » qui massacrèrent les collecteurs d'impôts, et sous Mazarin les gens du marais que les soldats du roi avaient pourchassés en vain, « filant comme anguille dans les chenaux ».

Lorsque Angélique était enfant, elle était sûre que tous ceux qui venaient d'ailleurs étaient des étrangers, presque des ennemis. Elle éprouvait à leur égard une méfiance soupçonneuse. Elle redoutait ce qu'ils pouvaient apporter et qui dérangerait l'ordonnance secrète, savoureuse, connue d'elle seule et des siens, du pays de son enfance.

Aujourd'hui le même sentiment s'imposait. L'horizon-étendu sous ses yeux ne pouvait la trahir au point de laisser passer les envoyés du roi de France chargés de l'arrêter.

Les soldats qui montaient la garde au pied du château, râpant distraitement une carotte de tabac afin de bourrer leur pipe, étaient peu nombreux. Le Poitou se chargerait de les escamoter lorsque le signal en serait donné, ainsi que ceux qui, par escouades, allaient tourmenter les protestants. Déjà on en retrouvait poignardés dans les fossés, et les femmes des villages de Morvay et de Melles, plutôt que de se laisser traîner à la messe, les avaient accueillis avec des cendres et de la poussière. Aveuglés, ils avaient dû battre en retraite et revenir piteusement à leur cantonnement au Plessis.

Le duc Samuel de la Morinière et ses deux frères Hugues et Lancelot, grands seigneurs huguenots, s'étaient réfugiés dans les grottes du gué de Santis, après avoir tué le lieutenant de dragons qui prétendait occuper leur demeure.

Ainsi commençaient à s'illustrer les conclusions inévitables des récits de la nourrice Fantine : « Les gens d'armes faisant grand dommage, les habitants du pays se réfugièrent dans les bois », ou bien : « Le pauvre chevalier voulant se soustraire à la vengeance du Roi, se retira dans les marais, où il vécut deux années en se nourrissant d'anguilles et de sarcelles... »

Le soir tombant, l'appel d'un cor voguerait à travers le bocage. Ce ne serait pas pour la fin d'une chasse, mais pour l'échange de messages mystérieux entre le huguenot traqué et ses coreligionnaires. L'un d'eux, le baron Isaac de Rambourg, habitait sur la hauteur un vieux château délabré, non loin du Plessis, et son donjon noir se profilait contre !e ciel rouge. Une trompe lointaine répondait à ses appels, très loin, et parfois l'on entendait jurer en bas Montadour, inquiet. Depuis que ce damné patriarche hérétique, La Morinière, avait pris le bois, les conversions se faisaient plus rares. Il y avait gros à parier que, malgré les temples fermés et scellés, ces papillons de nuit de malheur se glissaient le soir sous les ramures pour aller chanter leurs cantiques en des lieux inaccessibles.

Pour les surprendre il voulait entraîner ses hommes dans la forêt. Mais les hommes avaient peur des sombres dédales. C'est en vain qu'on essayait d'acheter des braconniers catholiques pour servir de guides.

Une vision hantait Angélique : qu'un cavalier n'apparût au grand galop, ne frappât à la porte du château, et que ce fût le Roi. Et qu'il ne la prît dans ses bras pour lui murmurer ce qu'il n'écrivit jamais qu'à une seule femme : « Mon inoubliable... »

Dieu merci, le temps n'était plus où le roi de France pouvait se jeter sur un cheval et galoper à franc étrier pour rejoindre sa bien-aimée, comme il l’avait fait jadis lorsqu'il était amoureux de Marie Mancini.

Prisonnier lui aussi de sa splendeur, il lui fallait attendre qu’elle se soumît et il cherchait en vain auprès de M. de Breuteuil, une raison d'espérer.

– Viendra-t-elle, monsieur ?

Le courtisan s'inclinait, dissimulant un sourire narquois.

– Sire, Mme du Plessis est encore fort abattue par les terribles fatigues de son voyage.

– N'aurait-elle pu vous confier un message ? Nourrit-elle encore envers notre personne une aveugle rancœur ?...

– Hélas, Sire, je le crains

Le Roi retenait un soupir et son regard se perdait dans les lointains miroitants de la grande galerie.

La verrait-il un jour s'avancer, brisée, repentante ?

Il doutait. Un pressentiment lui renvoyait l'image d'une belle enchaînée, au sommet d'une tour, gardée par des arbres noirs et des eaux dormantes.

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