Chapitre 10

Angélique courut comme une folle, s'accrochant aux buissons, tirant avec rage sur sa mante pour se dégager, insoucieuse des branches qui la fustigeaient au visage.

– Vous avez brisé les statues, cria-t-elle à Samuel de la Morinière, dès qu'elle l'aperçut.

Il s'était dressé auprès de la Pierre aux Fées, aussi noir qu'une obsidienne préhistorique, et il lui parut haïssable, l'image même du mal. Et plus il lui inspirait de terreur, plus elle se faisait violente.

– C'est vous qui avez trahi. Vous m'avez trompée. Vous avez demandé l'alliance des catholiques pour mieux les détruire ensuite. Vous êtes un homme sans honneur.

Elle s'interrompit, suffoquée, la tête bourdonnante, et la lune entièrement ronde qui voguait à la cime des chênes, autour de la clairière, lui parut danser, sursauter en tout sens. Elle dut s'appuyer au dolmen pour ne pas tomber. Le contact de la pierre la ramena à elle.

– Vous m'avez frappée ! fit-elle suffoquée.

Il avait ôté son gant et l'avait frappée à la joue de sa main nue.

– Vous m'avez frappée !

Un sourire carnassier éclaira la barbe noire du patriarche.

– Ainsi traite-t-on les femmes insolentes et faibles. Jamais l'une d'elles n'a osé me parler sur ce ton.

L'humiliation d'Angélique lui égarait l'esprit. Elle sut trouver la seule flèche capable d'atteindre ce fanatique.

– Les femmes !... Croyez bien qu'elles préféreraient les hommages de Satan aux vôtres.

Elle regretta aussitôt ses paroles devant le mouvement qu'il eut. Il la saisit aux deux bras et il se mit à la secouer rudement en grondant.

– Mes hommages ! mes hommages !... Qui parle d'hommages ! vile créature de péché !... Néfaste créature !...

Il la serrait contre lui avec une force démente et son souffle brûlant lui balayait le visage. Elle eut l'explication de ses peurs. Elle avait dû pressentir inconsciemment qu'il la tuerait et qu'elle devait mourir de sa main. Il allait l'étrangler ou l'égorger. Ce lui serait facile dans ce coin reculé des bois et la pierre du sacrifice était prête.

Néanmoins elle se débattit furieusement, se meurtrissant aux boucles de son ceinturon et à la rude étoffe de son pourpoint dans ses efforts pour s'arracher à lui. La force de son adversaire la subjuguait peu à peu. Sa peur cédait sous la-poussée d'un autre sentiment dont le primitif désir de la chair, aveugle et avide, n'était pas exempt. La fièvre érotique qui semblait s'être emparée de l'homme la paralysait dans sa lutte, l'amollissait malgré sa volonté d'y échapper.

Elle fut au sol, la gorge rauque sous son souffle déchirant, les yeux blessés sous la clarté de la lune qui la frappait en plein visage.

Ses gestes devenaient vagues.

Elle avait perdu la mémoire de ce qu'il était... qui il était. Sa tête roula à la renverse et elle sentit la fraîcheur de la terre sous ses reins dénudés.

Mais alors qu'elle allait s'abandonner, son cerveau soudain hanté de visions folles leva en elle des hallucinations où se mêlaient les maléfices de la clairière druidique et les prédictions de la sorcière.

Elle cria.

D'un sursaut dément elle échappa à l'étreinte, se tordit sur le sol, puis se relevant d'un bond se jeta à travers les arbres.

Elle courut longtemps, portée par son effroi. L'instinct la guidait sur ces chemins obscurs qu'elle avait tant de fois parcourus au cours des derniers mois. Elle ne s'égara pas. Parfois elle s'arrêtait pour pleurer d'énervement, le front contre un arbre. Elle avait envie de haïr la forêt, cette souveraine impavide qui recèle, indifférente, les prières des moines, les chants des psaumes des huguenots pourchassés, les crimes des braconniers, l'accouplement des loups et les rites païens des sorcières.

Elle était blessée comme une enfant qui n'a plus de refuge en ce monde, blessée par la douleur de vivre. La nuit était encore profonde lorsqu'elle parvint aux abords du château du Plessis.

Elle lança par deux fois l'appel de la chouette que ses deux mains jointes portées à ses lèvres avaient retrouvé tout naturellement. Les serviteurs veillaient. La réponse vint du haut de la tourelle.

Malbrant-coup-d'épée se tenait dans le cellier, un lumignon en main, à l'entrée du souterrain.

– Cette existence ne peut durer, madame, lui dit-il. Courir les bois la nuit, quelle folie. La prochaine fois je vous accompagnerai.

Le vieil écuyer devait avoir remarqué le désordre de sa toilette et de sa chevelure, et sur ses joues les traces mal essuyées de ses larmes. Elle se redressa, recomposa son visage habituel tandis qu'elle cherchait dans la poche de sa mante un mouchoir.

– Oui, la prochaine fois vous m'accompagnerez ou plutôt ce sera La Violette car la forêt est trop humide pour vos douleurs. Encore que je n'aie pas grande confiance non plus en cet individu, ajouta-t-elle avec un soupir. En qui avoir confiance ? murmura-t-elle.

Ils émergeaient des caves dans la demeure silencieuse. Elle s'efforça de sourire, désinvolte :

– L'autre ogre dort-il ? fit-elle avec un geste en direction de l'appartement du capitaine Montadour.

Dans sa chambre, elle ôta ses vêtements déchirés et longuement se lava dans la salle d'eau attenante. Elle avait l'impression que les bras du chef huguenot lui brûlaient encore l'échine, que ses mains râpeuses et chaudes étaient sur sa peau.

Elle prit la cruche d'eau fraîche et inonda son corps nu. Puis elle s'enveloppa dans un peignoir et peigna ses cheveux emmêlés de brindilles.

Elle continuait à se sentir affreusement endolorie. La pensée de ce qui était advenu cette nuit, dans la forêt, ne la quittait pas. Cela lui rappelait l'épreuve amère que lui avait infligée ce fou hystérique : Escrainville. « Je croyais avoir pourtant connu le pire », se dit-elle. Elle revint dans sa chambre et posa la chandelle près de son miroir.

Penchée, elle examina son visage et y lut la transformation qui s'y était accomplie en quelques semaines. Elle avait retrouvé l'ovale lisse de ses joues. Ses yeux étaient moins creux, ses lèvres à nouveau colorées, roses et brillantes comme la pulpe des fraises sauvages.

Seule demeurait, sous les pommettes, l'ombre nouvelle, un peu tragique, qu'y avait modelée la main de la souffrance et qui conférait à ce visage, longtemps demeuré celui d'une très jeune fille, le masque hautain de sa maturité.

Non plus favorite. Mais reine.

– « Et si le pire était encore à vivre !... »

Elle voulut atténuer ce qu'il y avait de farouche dans son expression. Que donnerait ce nouveau visage sous les fards de Versailles ?

Elle ouvrit les battants de sa coiffeuse et en sortit ses crèmes et ses poudres qu'elle conservait dans des pots d'onyx. Il y avait aussi un petit coffret de bois de santal incrusté de nacre qu'elle attira vers elle et ouvrit. Machinalement...

Pour y contempler rassemblées en quelques reliques les phases de sa vie incertaine : une plume du Poète crotté, le poignard de Rodogone l'Égyptien, l'œuf de bois du petit Cantor, le collier des femmes du Plessis-Bellière, celui qu'elles ne pouvaient porter « sans rêver aussitôt guerre ou fronde »... Deux turquoises côte à côte, celle du prince Bachtiari bey et celle d'Osman Ferradji... « Ne crains rien Firouzé, car les étoiles racontent... la plus belle histoire du monde... » Manquait un anneau d'or, celui de son premier mariage, qu'elle avait perdu lorsqu'elle était à la Cour des Miracles et qu'elle soupçonnait le truand Nicolas de lui avoir volé, une nuit, dans son sommeil.

Dur cheminement pour elle, de clartés et de gouffres alternant depuis que la volonté du Roi avait fait d'elle une veuve sans nom, sans droits et sans recours. Elle n'avait alors que vingt ans. Plus tard, après son mariage avec Philippe jusqu'à son départ pour Candie, les années qu'elle avait vécues dans le rayonnement de la Cour pouvaient être considérées comme des années de paix. Oui, si l'on envisageait sa vie triomphante, comblée, de grande dame, ayant son hôtel à Paris, son appartement à Versailles, et courant de fêtes en fêtes. Non, si elle se remémorait les intrigues auxquelles elle avait été mêlée et les chausse-trapes qu'on avait semées sous ses pieds. Mais, là au moins, elle suivait l'ordre établi, elle était parmi les puissants de ce monde.

La rupture avec le Roi l'avait rejetée dans le chaos. Que lui disait-il donc encore, le grand mage, Osman Ferradji ?

– La force que le Créateur a mise en toi ne te permettra pas de t'arrêter avant que tu n'aies rejoint le lieu où tu dois te rendre.

– Quel est-il, Osman Bey ?

– Je l'ignore. Mais tant que tu ne l'auras pas atteint, tu ravageras tout sur son passage et jusqu'à ta propre vie...

Elle reverrait Samuel de la Morinière. Il le faudrait ! Elle se mit à l'injurier en elle-même, agacée de ce trouble malsain qui continuait à l'habiter, et qui la dominerait encore lorsqu'elle se retrouverait en sa présence. Cet homme avait au moins vingt ans de plus qu'elle. C'était un hérétique sans esprit, morne et cruel. Mais il l'obsédait et elle s'interrogeait sur lui, curieuse de savoir s'il possédait vraiment cette puissance anormale qui l'avait si fortement effrayée. Lorsqu'elle songeait à certains moments de leur lutte, sa gorge se serrait.

Elle prit du bout des doigts, dans un pot, de la crème rose et commença à masser légèrement ses tempes. Le miroir, limpide comme une eau forestière, renvoyait la lumière de ses cheveux. Elle y vit naître une forme, imprécise, tel un cauchemar, titubante et qui peu à peu s'éclaira en son milieu d'une lueur rousse : la moustache du capitaine Montadour.

Venu à pas de loup jusqu'à sa chambre, il avait tourné la poignée de la porte et, surpris, l'avait vue céder sans effort. L'effroi succédant à son premier sentiment de triomphe, un peu haletant, il s'était penché scrutant la pénombre où ne brillait qu'une seule chandelle. Il avait aperçu Angélique debout devant son miroir.

Allait-elle se transformer en biche ?...

Son long peignoir transparent révélait ses formes parfaites. Ses cheveux dénoués lui faisaient, sur les épaules, une cape aux chauds reflets. Elle penchait un peu la tête et ses doigts faisaient naître à ses joues de savoureuses fleurs roses.

Alors il s'était approché.

Angélique se retourna médusée.

– Vous !

– N'aviez-vous pas eu la bonté de laisser votre porte ouverte, très belle ?

Il suait à grosses gouttes et ses yeux disparaissaient presque derrière les boules rouges de ses pommettes, tant son sourire voulait être jovial. Avec ça, puant le vin, les mains tendues et tremblantes.

– Allons, ma jolie, est-ce que vous ne m'avez pas fait assez languir. Cela doit vous tarder à vous aussi, pas vrai, jeune et belle comme vous l'êtes ? Est-ce qu'à nous deux on ne pourrait pas nous payer du bon temps ?...

Il n'était pas adroit et le savait. Mais sa langue pâteuse embrouillait le madrigal qu'il aurait voulu tourner, et voilà qu'il sortait des « pauvretés » impardonnables. Il préféra passer à une action plus brillante et saisit la jeune femme à pleins bras. Elle eut un haut-le-cœur en éprouvant la mollesse envahissante de cette bedaine et se rejeta en arrière, renversant un des pots d'onyx qui se brisa sur le dallage.

Des bras d'hommes, partout des bras d'hommes pour l'étreindre : le roi, le soudard, le huguenot, d'autres encore, toujours, des bras d'hommes, des corps d'hommes contre le sien...

Elle saisit, dans le coffret, le poignard effilé de Rodogone l'Égyptien et le tint en défense devant elle, d'un geste prompt que lui avait appris la Polak.

– Écartez-vous... ou je vous saigne comme un pourceau.

Le capitaine recula de deux pas, les yeux arrondis devant le spectacle incroyable.

– De... de quoi ?... bégaya-t-il... mais c'est qu'elle le ferait !

Son regard incrédule allait de la lame étincelante aux prunelles non moins étincelantes de celle qui la tenait.

– ... Allons ! allons... on ne s'est pas compris...

Puis il se retourna et aperçut les serviteurs qui s'étaient massés dans l'ombre de la chambre et qui barraient la porte. Malbrant et son épée dégainée, les laquais, les valets, qui avec un bâton, qui avec un couteau, et jusqu'à Lin Poiroux, le cuisinier, avec sa toque blanche et ses gâte-sauces, tous armés de leurs tourne-broches et de leurs meilleures lardoires.

– Y a-t-il quelque chose pour votre service, monsieur le capitaine ? demanda l'écuyer d'une voix où perçait la menace.

Montadour jeta un regard vers la fenêtre ouverte puis vers la porte. Qu'est-ce qu'ils faisaient là, tous, avec leurs yeux sauvages ?

– Foutez le camp ! gronda-t-il.

– Nous ne recevons des ordres que de notre dame, répliqua Malbrant ironique.

La Violette, doucement, se glissa vers la fenêtre et la ferma. Montadour ne pouvait plus appeler. Il comprit que rien ne les empêcherait de l'assassiner là, en quelques coups de rapières ou de lardoires. Ses hommes bivouaquaient au-dehors et, d'ailleurs, il n'en avait que quatre dans la propriété, les autres ayant été envoyés dans un village où l'on avait signalé des bandes protestantes.

Une sueur froide lui mouilla les tempes et coula entre les plis de son cou congestionné. Par un réflexe militaire, il porta la main à son épée, décidé à vendre chèrement sa peau.

– Laissez-le passer, dit Angélique à ses gens.

Elle ajouta, avec un sourire glacé :

– Le capitaine Montadour est mon hôte... S'il se comporte courtoisement il ne lui arrivera pas malheur sous mon toit.

Il sortit, méfiant et bouleversé. Il fit entrer les soldats dans le château. Il ne se sentait plus en sécurité au fond de ce domaine perdu... Un nid de brigands aux ordres d'une femelle dangereuse, voilà bien le guêpier où il était allé se fourrer !

Le silence du parc où passaient les chouettes lui glaçait le cœur. Il fit veiller une sentinelle à la porte de sa chambre.

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