Chapitre 3

Le capitaine Montadour mangeait dans la grande salle à manger du château. Angélique sur le seuil l'observa. Il ne mangeait pas, il dévorait. Les yeux fixes dans son visage sanguin qu'avivait encore sa moustache rousse, il se consacrait entièrement à la tâche d'absorber un plat entier d'ortolans posé devant lui au milieu d'un nombre respectable de marmites. D'une main capable il saisissait l'ortolan, le promenait longuement dans la saucière puis l'engouffrait d'une seule bouchée. Il craquait les os, les suçait bruyamment, et s'essuyait les mains sur sa serviette étalée en plastron un coin passé dans la boutonnière dégrafée.

– On l'appelle Gargantua, chuchota la petite servante qui derrière Angélique surveillait aussi le spectacle.

Le militaire donnait des ordres aux valets comme s'il se fût agi des gens de sa propre maison. L'un d'eux ne s'étant pas assez hâté il le traita de croquant et lui bascula le plat dans les jambes.

Angélique se retira sans bruit.

Que le Roi lui eût imposé sous son toit un pareil pourceau dépassait l'entendement. Le Roi sans doute ignorait le choix qu'avait fait, après mûre réflexion, M. de Marillac. Il n'en était pas moins responsable de l'humiliation qu'elle subissait. Le Roi avait abandonné à ces créatures le soin d'amener la marquise du Plessis à composition.

À mesure qu'elle s'était acheminée vers la guéri-son, Angélique avait pris conscience de ce double piège : être à la fois à la merci du Roi, et de ceux qui en secret essayaient de diriger le royaume. Tant qu'elle s'était trouvée dans le refuge de sa chambre, sa situation ne lui était pas apparue nettement. Elle en était encore à se traîner vers la fenêtre pour y puiser de nouvelles forces en regardant la forêt toute proche. Cette exubérance de feuillages, de fraîcheur, d'ombre, la remplissait chaque fois d'une reconnaissante exaltation. Elle se disait qu'elle était tout de même vivante, que ses os ne blanchissaient pas sur quelque piste du désert et qu'un incroyable miracle lui avait permis de revoir son pays. Il lui était arrivé tant de fois de rêver aux ombrages de la forêt de Nieul lorsqu'elle peinait, les lèvres desséchées et les pieds en sang, sur les traces de Colin Paturel, que tout lui paraissait désormais simple et facile puisqu'elle les avait retrouvés.

Peu à peu elle avait cédé aux instances de Barbe, accepté de se nourrir, de coucher dans un lit. Un jour, elle s'était habillée. Barbe lui avait retrouvé dans un coffre une de ses anciennes robes car celles plus récentes étaient toutes devenues trop larges.

C'est en parcourant sa demeure qu'Angélique avait découvert l'autre face de son retour. Des sentinelles gardaient les portes. Il y en avait dans les communs. D'autres bivouaquaient près des grilles.

On entendait tonitruer Montadour. Angélique, s'avançant du pas hésitant des convalescents, n'était pas très sûre tout à coup de ne pas retomber dans un autre mauvais rêve. Les visages connus de ses serviteurs lui apparaissaient comme venus d'un monde ancien, aboli, ramenant vers elle les lambeaux d'une réalité difficilement concevable.

Dans son petit salon ils étaient venus la saluer tour à tour et lui dire leur satisfaction de la voir revenue à la santé : Lin Poiroux, le cuisinier et sa femme, des Tourangeaux aux faces réjouies qui servaient au Plessis depuis quinze ans tout en se désolant de vivre parmi ces sauvages poitevins, l'ancien valet de Philippe, La Violette (tiens, elle croyait l'avoir mis à la porte celui-là), le maître du chenil, Joseph, celui des équipages, Janicou, le cocher, Hadrien, Malbrant-coup-d'épée, son écuyer aux cheveux blancs, qui semblait s'être fort bien adapté à la vie des champs. Il fumait sa pipe, allait tapoter les chevaux, et pour justifier sa présence apprenait les rudiments de l'escrime et l'équitation au jeune Charles-Henri.

– Mais l'enfant n'était pas doué comme son aîné, disait-il. Ah ! pourquoi Florimond était-il enfermé au collège alors que de bonnes épées se rouillaient ici à ne rien faire. Malbrant seul, l'homme de main, l'ex-mousquetaire qui en avait tant vu, paraissait à l'aise. Chez tous les autres il y avait quelque chose d'inquiet un vague reproche. Durant son absence, ils s'étaient sentis cruellement abandonnés. Ils se plaignirent. Les soldats les tourmentaient, se moquaient d'eux, les traitaient comme en pays conquis. Toute la domesticité ressentait profondément la honte infligée à un fief seigneurial de loger la troupe au même titre que manants ou bourgeois. Angélique les écouta sans mot dire, ses yeux verts les observant, et un léger sourire étira ses lèvres encore pâles.

– Pourquoi ne vous défendez-vous pas, Poitevins que vous êtes ? N'avez-vous point vos couteaux, vos haches, vos fouets, vos gourdins de bon bois, et toi, Lin Poiroux, tes broches ?

La valetaille se regarda médusée. Les dents de Malbrant-coup-d'épée se découvrirent dans un rictus joyeux. Janicou, l'homme des chevaux, balbutia :

– Pour sûr, Madame la marquise, seulement, nous n'osions point... Ce sont des soldats du roi...

– Dans la nuit, tous les chats sont gris, dit un proverbe. Un soldat du roi peut s'y faire rosser aussi bien qu'un croquant.

En silence, ils hochèrent la tête tandis que se plissaient leurs yeux rusés. Ces valets, proches encore de leurs origines paysannes, comprenaient un tel langage.

– Oui-da, Madame la marquise, grommela Janicou, si vous êtes d'accord, nous, on l'est aussi.

Ils se jetaient des regards entendus.

Ils avaient eu raison de lui faire confiance, à leur dame. Elle ne se laisserait pas abattre si facilement. Ils ne donnaient pas longtemps au gros militaire pour déguerpir. Désormais la vie allait devenir dure dans les campagnes pour les soldats du roi.

Comme les enfants ou les gens simples, habitués à suivre la fortune d'un seul maître, le retour de la marquise du Plessis leur parut marquer la fin d'une ère inquiétante où leur sort était menacé.

Pour Angélique, tout n'était pas si simple. Sous une apparence sereine, elle essayait de faire le point avant d'agir. Et plus elle prenait conscience de la situation, moins elle voyait quelle action entreprendre.

Réfugiée dans un des salons du bas qu'elle affectionnait, elle laissait le passé jeter un pont bancal et incertain sur le présent.

Ce salon était celui où jadis, à seize ans, elle avait affronté le prince de Condé courroucé.

C'était alors que le grand seigneur venait en Poitou pour lever des troupes contre Mazarin et la reine-mère et comploter d'empoisonner le petit roi et son frère.2

Elle le voyait élevant dans la lumière l'ampoule verte que lui avait remise le moine Exili et supputant les chances que donnerait à son ambition la disparition du jeune Louis XIV.

Jeux de princes ! Aujourd'hui Condé traînait sa goutte au piquet de la Reine, chaque soir, sous les lambris de Versailles. Le petit roi avait été le plus fort.

Mais l'odeur âcre des complots et de la rébellion ne rôdait-elle pas encore en ce château blanc, miré dans son étang à la lisière de la forêt, au fond d'une lointaine province ?

Angélique regardait par la fenêtre. Elle apercevait un coin du parc, mal entretenu. La somptuosité des marronniers, portant les flammes roses et hautes de leurs fleurs, ne pouvait faire oublier le désordre des pelouses où les hommes de Montadour avaient mené paître leurs chevaux. Sur la droite brillait l'étang ; deux cygnes se hâtaient vers les rives. Ils venaient sans doute d'apercevoir Charles-Henri se promenant avec Barbe et se préparant à leur donner du pain.

Angélique se dit que dans cette atmosphère de mauvais songe la beauté du petit Charles-Henri ne semblait pas tout à fait vraie.

Barbe le lui amena. Il avait maintenant près de cinq ans. La dévouée gouvernante l'habillait toujours de soie et de satin comme s'il eût dû être présenté à la Cour dans l'heure suivante. Il ne salissait jamais ses vêtements. Il se tenait devant Angélique sans un mot et c'est en vain qu'elle essaya, lui parlant doucement, d'en obtenir quelques paroles.

– ... L'est pourtant déluré quand il veut, dit Barbe ennuyée du mutisme de son pupille. Faut l'entendre quand je le mets au lit le soir et quand je lui passe le médaillon sur lequel il y a votre portrait. Il lui parle, et en dit des choses. Mais peut-être qu'il ne vous reconnaît pas parce que vous êtes devenue si différente du portrait.

– Est-ce que tu me trouves très changée ? demanda Angélique, inquiète malgré elle.

– Vous êtes encore plus belle qu'avant, fit Barbe avec une sorte de rancune. À la réflexion ça ne paraît pas normal car si l'on y regarde de plus près il n'y a pas de raison. Vos cheveux sont dans un triste état ! Et votre peau, c'est une pitié ! Mais voilà : il y a des moments où vous paraissez vingt ans, on ne sait pas pourquoi. Et puis, à d'autres ce sont vos yeux qui impressionnent. On dirait que vous revenez de l'autre monde.

– Il y a un peu de cela.

– Plus belle ? Je ne sais pas, répéta la servante hochant son bonnet blanc, mais ce que je sais... ce que je sens c'est que vous êtes plus dangereuse encore pour les hommes qu'avant.

– Laisse donc les hommes tranquilles, fit Angélique en haussant les épaules.

Elle regarda ses mains.

– Mes ongles cassent encore, dit-elle, je ne sais comment les soigner pour leur rendre force.

Elle soupira et caressa les boucles de soie blonde de l'enfant. Avec ses yeux bleus immenses, ses cils touffus, son teint blanc et rose, ses joues fermes et rebondies, il eût tenté les peintres flamands. Sa beauté lui serrait le cœur. Elle ne pouvait s'empêcher en le regardant d'évoquer Philippe, son second mari et de se rappeler l'affreux malentendu du destin qui lui avait envoyé le messager de Joffrey de Peyrac alors qu'elle venait de se remarier.

À l'époque, elle s'était démenée comme une endiablée pour se faire épouser par le glacial Philippe et elle avait creusé ainsi de ses propres mains le fossé qui l'avait séparée à jamais de son premier amour. « Ah ! pourquoi veux-tu toujours forcer le destin ? », disait Osman Ferradji.

Elle soupira, détournant les yeux et s'abîma dans une profonde rêverie. L'enfant, après quelques instants, se retira à petits pas. Au moins pour lui elle n'aurait pas à trembler. Charles-Henri du Plessis, fils du maréchal, filleul du Roi, ne serait pas dépouillé de son héritage par les fautes de sa mère, mais l'aîné ce fier Florimond qui était né héritier légitime des fastueux comtes de Toulouse, de plus haut lignage et de plus grande richesse que tous les Plessis réunis, son destin n'était-il pas aussi menacé et obscur que celui d'un bâtard ?

Dès son arrivée ici elle avait voulu le joindre et fort péniblement, la voix hachée d'épuisement avait dicté une lettre à Maître Molines pour son frère le Révérend Père de Sancé. Elle ignorait que cette missive avait été l'objet de la suspicion du capitaine Montadour. Comme la culture de celui-ci était assez rudimentaire, il s'en était fait lire le contenu par l'Intendant, puis, ayant pesé ses responsabilités, l'avait tout d'abord expédiée à M. de Marillac. La lettre était tout de même parvenue à destination puisque, aujourd'hui, Angélique recevait la réponse du Jésuite.

Elle y apprenait que le Révérend Père de Sancé avait ordre du Roi de garder le jeune Florimond de Morens en son collège jusqu'à ce que Sa Majesté elle-même jugeât bon de le rendre à sa mère. Le Révérend Père de Sancé approuvait les vues du souverain soucieux de préserver le plus petit de ses sujets. Florimond n'avait rien à gagner en effet à se retrouver sous l'influence d'une femme dont la conduite s'était révélée aussi ingrate qu'inconsidérée. Qu'elle fît preuve de repentir et rentrât dans les grâces du Roi et elle pourrait revoir son fils, pour qui elle aurait cessé d'être un déplorable exemple de rébellion et d'étourderie. Encore que la place d'un garçon de douze ans fût de préférence au collège plutôt que dans le sillage d'une mère qui s'était toujours montrée étrangement instable et versatile. Il entrait dans l'adolescence. Son oncle reconnaissait qu'il était assez doué pour l'étude, mais paresseux, difficile à pénétrer malgré des dehors ouverts et pour tout dire, décevant. Avec de la persévérance on pourrait peut-être en faire un bon officier.

Raymond de Sancé concluait par des paroles sibyllines qui trahissaient son amertume. Il était las, disait-il, de porter sur ses épaules le poids des erreurs de ses frères et sœurs, et d'être aussi le seul à sauver le nom de Sancé de Monteloup de la disgrâce royale. Bientôt, il ne pourrait faire autrement que d'en supporter à son tour le poids, bien qu'il fût et voulût rester un des fidèles sujets du Roi. Mais comment ne pas s'attirer le mécontentement de Sa Majesté lorsque à longueur d'année il lui fallait intercéder pour des coupables dont la persévérance dans l'erreur n'avait d'égale que leur incroyable légèreté. De dures leçons n'avaient-elles pas suffi pour dompter Angélique ? Lui-même avait-il jamais cessé de la mettre en garde ainsi que Gontran, Denis, Albert ?... Qu'importaient, hélas ! les remontrances, les avertissements ?... Leur sang sauvage et indiscipliné parlait toujours plus haut.

Un jour il renoncerait à prendre fait et cause pour eux...

Cette réponse révolta Angélique plus que tout. Ainsi on lui refusait Florimond et c'était indigne. Florimond, l'orphelin, n'appartenait qu'à elle. À elle seule. Il était pour elle un ami, un compagnon.

La seule et vivante preuve de son amour perdu. Florimond et Cantor, ses deux premiers fils, lui étaient devenus très proches depuis son voyage en Méditerranée.

Il lui semblait qu'elle avait regagné l'amour de Cantor en le suivant dans sa folle recherche, en partageant le rêve secret du petit page. Ils étaient devenus un peu complices elle et lui, l'enfant mort et sa mère pris au même piège, et depuis elle le sentait moins absent, moins « disparu ».

Mais elle avait besoin de Florimond, l'aîné, sur les traits duquel elle commençait à voir revivre cet autre visage que le passé estompait.

Elle relut la lettre avec une fureur impuissante. Puis les protestations de son frère l'arrêtèrent. Pourquoi donc en voulait-il aujourd'hui à toute la famille, au lieu de ne la rendre responsable qu'elle seule, Angélique, de leurs ennuis, comme d'habitude ? Dans leur enfance c'était toujours la faute d'Angélique si les catastrophes arrivaient. Mais cette fois, il parlait au pluriel.

Elle réfléchit. Une phrase de M. de Marillac lui revint en mémoire : « L'indiscipline d'une famille dont plusieurs membres m'ont gravement offensé », ou quelque chose de ce genre. Elle ne se souvenait plus exactement des termes car sur le moment elle n'y avait pris garde. Seulement en rapprochant cette phrase de ce que lui disait Raymond elle commença à se demander s'il n'y avait pas là allusion à un événement qu'elle ignorait. Elle était plongée dans ces réflexions lorsqu'un valet vint lui dire que le baron de Sancé de Monteloup désirait la voir.

Загрузка...