Il paraît plus petit que lors de notre première rencontre. Et il l'est, effectivement, puisqu'il ne porte plus ses grosses pantoufles fourragas. Ça permet une vue imprenable sur ses pinceaux peu ragoûtants. Violacés, cradingues, fortement ongulés de noir. Il est vêtu d'une chemise de nuit blanche qui lui tombe aux chevilles et son regard clignote comme un feu signalant des travaux sur la voie publique.
— Nom d'Dieu, encore vous, à cette heure ?
Je considère ses tifs gris ébouriffés.
— Navré de vous réveiller, monsieur Blumenmichu.
— Vous avez du nouveau, pour l'ahuri ?
— Peut-être…
— Merde, c'est vrai ?
— Je pense.
Du coup, il me fait entrer dans son cabinet de travail. Etrange pièce s'il en fut. Un vieux burlingue à cylindre, des classeurs de métal écaillés comme des vestiaires individuels d'école, une table basse supportant un réchaud de campeur et une cafetière émaillée. Au sol, du papier kraft pour éviter de maculer le tapis chinois. Aux murs de splendides toiles de maîtres d'Evariste Dupont, de Jules Durand et de Roger Martin (un peintre du Gard). Ajoute à cela quelques fauteuils comme n'en voudrait pas un arracheur de dents d'Houm-Souk pour son gourbi d'attente et t'as une idée assez précise de ce qu'est l'antre du puissant homme d'affaires, roi de la lessive Patemouille et d'autres sous-marques moins réputées.
— 'seyez-vous !
Il me désigne son siège le moins branlant, mais qui pourtant branle encore sous moi comme tout un dortoir de collégiens et se dépose soi-même sur une chaise qui, moins vermoulue, pourrait servir à allumer du feu dans la cheminée.
Le visage anxieux de dame Michu s'insère dans l'ouverture de la porte.
— Quelque chose de grave ? demande-t-elle.
— L'autre peau de saucisse qui vient nous faire suer la bite ! hurle le gnome en lançant un coup de saton dans le panneau.
La vieille dérouille la lourde en pleine poire, pousse un cri de douleur. Rouvre.
— Fumier ! écrie-t-elle, j'ai pourtant le droit de savoir, il s'agit de mon fils.
Blumenstein répond qu'il sodomise ce fils, qu'il le défèque, et l'emmerde, toutes choses procédant d'une volonté nettement axée sur l'excrémentiel, et revêtant un certain aspect pléonasmique. Néanmoins, la dabuche pénètre d'autor dans le burlingue et se drape dans ses bras croisés, comme une religieuse en mission chez Amin Dada attendrait le viol de sa brigade spéciale. Elle aussi porte une chemise of night, et c'est strictement la même que celle de son tendre mari. L'on dirait des duettistes burlesques.
Le Michu renonce à chasser sa bonne femme et me fait front.
— En pleine nuit, y a une raison, j' suppose ?
— Il y en a même plusieurs, monsieur Michu.
— Alors commencez donc par la première. Dieu que j'ai sommeil ! Mes paupières me pendent sur la poitrine et j'ai des picotements dans la cervelle. Je voudrais m'allonger dans un coin obscur, pioncer une plombe, rien qu'une pour récupérer.
— Êtes-vous certain que votre fils souffre d'une maladie mentale ? demande-je au couple.
Le lessiveur avance sa bouille grotesque sur moi pour me défrimer abondamment.
— C'est pour me poser cette question que vous me réveillez au milieu de la nuit, mon gars ?
— Oui, monsieur.
Je tire de ma pocket la photo publiée dans France-Soir.
— Ce garçon est bien votre fils ?
— Absolument !
— Et il n'a pas de frère jumeau ?
— Non, mon gars, un exemplaire suffit.
— En ce cas, je peux vous dire qu'il est aussi sain d'esprit que vous et moi, qu'il n'a pas besoin de nurse pour se promener et qu'il conduit une automobile, comme un pied, certes, mais vite.
Le père Lessive relève sa chemise de nuit et se gratte le bas-ventre. Puis il se tourne vers son brancard :
— Tu m'entends ça. Sac-à-fesses ?
La vioque se prend à chialotter.
— Monsieur, dit-elle, ce n'est pas généreux de jouer avec la détresse d'une mère.
Son mironton la rebuffe sec :
— Arrête tes chialeries, vieux tombereau, là n'est pas la question. Mais expliquez-moi un peu, jeune homme, pourquoi vous nous disez de telles balourdises ?
— J'ai vu votre fils, cet après-midi, monsieur. Dans une maison près de Saint-Germain-en-Laye. Il se fait appeler Philippe Dauphin. Il partouzait avec une bande de joyeux viceloques et m'a fait prendre une drogue qui endort la mémoire. C'est miracle que j'aie pu la recouvrer aussi rapidement.
Le bonhomme Michu renifle, ce qui, chez certaines gens, est une marque affirmée d'incrédulité.
— Je crois, mon gars, qu' v's' auriez besoin d'aller faire un tour à la clinique de Savorgnaz, vous aussi. En v'là des salades !
Maman Michu hoquette :
— Je ne peux pas supporter qu'on joue avec mon cœur de mère !
Et de filer hors de notre vue, sous les imprécations de son râleur qui lui conseille de se foutre son cœur de mère dans le rectum, ce qui constituerait un exploit dont le père Bamard se remettrait mal.
— Monsieur Michu, mes paroles vous laissent incrédule, et pourtant elles expriment la vérité. J'ai vu ce garçon tantôt et il se portait bien, bandait comme un Turc bourré de cantharide et m'a semblé bigrement malin. Ce mystère sera bientôt éclairci, malgré que vous paraissiez ne pas pouvoir me fournir de renseignements. Passons à présent à la seconde question : connaissez-vous les Laboratoires Punta ?
Il passe son pouce dans sa bouche sans écarter ses mâchoires, grâce à l'absence de trois canines supérieures et de deux canines inférieures qui à l'origine se faisaient vis-à-vis.
- Ça m' dit quèque chose. Je l'ai pas vu, je l'ai pas lu…
— Mais vous en avez entendu causer ?
— Probab'ment.
— On y fabrique quoi ?
— Attendez…
Il cherche. Véritablement, il cherche. Et plisse tellement son front en cherchant que le volume de sa tête semble avoir diminué de moitié.
— Je pense, mais y a rien de sûr, que c'est un bidule qu'a rapport aux animaux. Le surdéveloppement, je crois. Et l'insémination artificielle. Des drogues pour les veaux, les porcs, les poulets. Je garantis rien. Punta, vous dites ? Oui, Punta, c'est ça : les animaux, des saloperies pour les faire grossir vite.
— Vous ne connaissez pas le directeur, Hônisoa Quimal y Panse ?
— Heu non, drôle de nom, pas français naturellement. Ces étrangers nous envahissent progressivement. Vous les connaissez ? La France, miam miam, bon à bouffer ! Des brigands ! Moi j'aurais fait de la politique au lieu de la lessive, je lessivais tous ces fumiers. Pas français depuis une quinzaine de générations ? Hop, dehors ! A la niche !
A la niche…
Je lutte contre le sommeil.
Si ce n'était pas de mon Béru qu'il me faut coûte que coûte retrouver, comment j'irais me pager, mon neveu ! Les draps sous le menton, l'oreiller en boule, le corps en position plus ou moins fœtale…
A la niche.
— Une troisième question, monsieur Michu…
Il louche sur un gros réveille-matin de manar qui s'époumone sur le bureau.
— Plus qu'une alors, dit-il. Moi, garçon, j'ai besoin de mon sommeil. Je travaille, moi. Six cents ouvriers sur les côtelettes, avec leurs véroleries de grève, leurs charges sociales, leurs revendications de merde, leurs grossesses, leurs maladies. Pour mener ça, si vous avez pas vos huit heures de sommeil, vaut mieux aller à la pêche aux moules. Surtout pour les questions que vous me posez. Franchement, y a de l'abus. Bon, encore une, la dernière, j'écoute ?
— Votre fils a-t-il un chien, monsieur Michu ?
Il croise les jambes, prend son pied (le gauche), ôte les matériaux séjournant entre deux orteils et en confectionne une imposante boulette.
— Comment qu' savez ça ?
— Donc, il a un chien ?
— Il avait, mais la bête a enfui y a quelques mois, avant qu'on interne le môme.
— Quelle race ?
— La race Société Protectrice des Animaux ! C'est là-bas que ma rombière est allée le lui dénicher.
— Un gros chien gris et blanc, n'est-ce pas ?
— Mais nom d'Dieu de foutre, comment le savez-vous ?
— Je le sais parce que cette bête se trouvait en compagnie de votre fils lorsque je l'ai vu, mon bon monsieur. Allez, je vous laisse exécuter vos huit heures de donne, on se reverra plus tard.
Je peux me gourer, mais j'ai l'impression préoccupante que ce vieux kroumir me prend pour un nœud à roulettes, ou bien alors qu'on lui cache des choses.
Pas toi ?
L'air frais de la haute nuit me revigore un chouillet. Passé le porche de l'immeuble, je respire en profondeur pour me ramoner les soufflets et, ainsi, m'irriguer en grand les méninges.
Je lève mon regard pétillant d'une rare intelligence vers le ciel. Des étoiles, des vapeurs, du bleu sombre dans lequel se dilue le cloaque des hommes.
Où est Béru ? qu'advient-il de ce cher compagnon ? Curieux comme cet individu grossier m'est indispensable. Il traîne tous les défauts du monde, plus une qualité prépondérante : il est dégoulinant d'authenticité. Le vrai, c'est ce qui manque le plus, de nos jours, où les ersatz d'ersatz suppléent les produits de remplacement. Être vrai, c'est rester vivant. Le mensonge et ses dérivés nous éloignent de l'existence, infléchissent celle-ci, la relèguent dans des confins inaccessibles. Alors on fait sans elle, tu comprends ? Peu à peu, on se met à vivre sans la vie. Béru, lui, il vit avec la vie. Ça produit de l'énergie ; des calories de toutes sortes.
Je mate la grande ourse droit dans les yeux et la somme :
— Je te donne une heure pour me rendre Béru !
Le défi à l'immensité. Pourquoi pas ? On ne va pas se laisser intimider par la première grande ourse venue, merde !
La rue est silencieuse. Mais un lourd ronron retentit et un camion d'éboueurs surgit, cubique, luisant à la lune d'un éclat mat.
Il stoppe au niveau du porche voisin. Deux gars frileux sautent du marchepied arrière et vont cramponner des poubelles qu'ils basculent dans la grande gueule de l'engin.
Je visionne le cadran lumineux de ma Piaget sport. Trois plombes. Mince, ils s'y prennent tôt les évacueurs de déchets. Faut dire que la société de consommation se met à consommer de bonne heure. Faut lui laisser poubelles nettes à son réveil, qu'elle puisse déjectionner ses résidus à loisir. Très tôt, ça commence la gabegie. A peine éveillé, l'homme se met à jeter. Son vrai corollaire, c'est la boîte à ordures. Il a la vocation du gaspillage, l'homme. Sa notion de la fortune est en porte à faux et c'est pourquoi le capitalisme se biscôme à tout va. Dans notre univers de ouatinés, être riche ne consiste pas seulement à posséder, mais surtout à posséder trop.
Les deux zigs en blouson ont l'air tout joyces. Bien réveillés, les veinards. Ils s'annoncent, pour choper les poubelles au père Michu et à ses voisins.
Le résiduel d'autrui paraît les mettre en joie. La manière qu'ils patouillent dans les caisses de plastique, sans la moindre répulsion, t'indique qu'à eux non plus la vie ne fait pas peur. Ils te manipulent la poubelle comme un pongiste sa balle de celluloïd. La reposent vide sur le bord du trottoir.
Et puis m'empoignent par les pieds et les épaules sans que j'aie le temps de piger, de dire ouf, de faire un geste ! Le vrai numéro de main à main.
Bouglione vous l'offre ! Zou, à la casse ! Me voilà déséquilibré, pris au sol, foutu à l'horizontale, balancé, jeté, meurtri, happé, kidnappé.
J'étouffe, j'ébroue, je roule, tohu-bohute, m'emmêle, m'en mêle, m'empêtre ; suis mixé, propulsé, compressé, collecté emporté. Out : emporté ! Ordure parmi les ordures. Déchet de qualité, certes, mais livré aux pestilentiels flots du tout-à-l'égout.