Ça pue dans le couloir. Mais enfin on sent à la qualité de sa respiration que ça n'est plus nocif.
Je pénètre dans une chambre. Le Portugais à tête de lessiveuse est au sol, la gueule grande ouverte. Mort. Donc, il ne s'agissait même pas d'un gaz soporifique. J'avais senti juste. On revient de loin. Si au moins j'avais pensé au feu plus vite, on serait tous restés dans le couloir et…
Mais quoi, le destin n'est pas bâti sur des hypothèses. Le con de l'existence, c'est qu'elle se fabrique au présent, rien qu'au présent. La seconde d'avant, la seconde d'après, n'appartiennent à personne.
— Quel gâchis, soupire-je.
— Alors, qu'est-ce qu'on branle ? s'informe l'Intrépide.
Comme je suis un homme de boutades, je lui répondrais bien : n'importe qui, mais pas toi, seulement cela risquerait de l'affecter.
Je dévisse la potence du Portugais et la tends au Gros (au très Gros).
— Tiens pour toi, mec. Chacun la sienne. On va se poster de part et d'autre de la lourde coulissante et dès qu'ils arriveront on bille ! Pas de quartier, c'est seulement à la surprenette qu'on a des chances de se les faire.
Il renifle gras. Chez mon pote, tu n'en ignores pas, c'est signe d'intense, de féroce détermination.
Blottis sans l'angle du couloir, de chaque côté de la porte d'acier, nous attendons. Nos mains crispées sur la plus longue tige de la potence sont poisseuses de sueur. Chose curieuse, nos cœurs battent au ralenti. Un calme immense est en nous. Le calme de la haine chauffée à blanc. Nous ne nous regardons même pas. Non, nous macérons séparément dans la colère la plus polaire. Une colère couleur de glace ! Y a des ours blancs et des pingouins qui se dandinent dans notre colère, si tu veux tout savoir. J'y vois passer des traîneaux silencieux, dans notre colère. Tiens, faudrait être Jack London pour te la décrire au poil !
Un cliquetis. Soudain je pige : cette porte ne donne pas sur un couloir, mais sur un ascenseur.
On perçoit le murmure bien huilé des engrenages. Et puis une courte période de silence. La porte coulisse. Deux gars sortent. Je n'ai pas le temps d'agir. Pourtant je la tenais levée, ma potence de fonte. Celle de Béru s'est abattue plus promptement. Et avec quelle vigueur ! L'un des arrivants s'écroule, la tronche complètement défoncée. L'autre a pris l'extrémité de la potence sur l'épaule et il est tombé à genoux en gémissant. Impitoyable, féroce, souverain dans sa fureur, Béru élève sa potence à la verticale et l'abat bien droit, comme une barre à mine. Ça fait comme un séminaire de crapauds-buffles sur lequel passe un rouleau compresseur.
Le dos défoncé, crevé jusqu'au plancher, le second tortionnaire court rejoindre son pote à tire-d'aile au pays des diablotins.
J'enjambe ces messieurs.
Un signe de tête à Pépère pour qu'il me rejoigne dans l'ascenseur. La cabine est très allongée pour permettre d'y loger un brancard à roulettes.
Il est essoufflé, mon compère. Un côté tranche-montagne l'ennoblit. Il tient sa potence comme saint Christophe son bâton, s'y appuyant noblement, comme un homme ayant accompli sa tâche. L'extrémité de la barre coudée ruisselle de sang. Mais Bérurier s'en tamponne le coquillard. Il est apaisé, serein, et il a oublié qu'il est désormais chibré comme personne d'autre au monde.
Un simple levier commande l'ascenseur. Je le mets dans la position inverse à celle où il se trouve. Instantanément, la porte se referme et nous descendons.
Le voyage est bref.
Nous accédons à une espèce de grand sas fermé par une grille. Il s'agit d'une pièce meublée d'une table métallique et de deux chaises. Sur la table, des écrans de vidéo et des cadrans mystérieux, plus une armada de boutons. Je pige que c'est depuis ce P.C. qu'on a ordonné les manœuvres gazéifiantes. Je cours à la grille. Elle donne sur un couloir, mais elle est fermée avec une serrure comme ils en ont à la Banque de France pour assurer la chasteté de ses coffres. Mon sésame ne ferait pas plus d'effet à ce chef-d'œuvre de serrurerie qu'une quéquette de saint-cyrien à une génisse.
Je regarde sur la table : pas de clés.
— Les deux pèlerins de là-haut doivent les avoir ? suggère Bérurier.
Nous remontons, fouillons ses victimes : en vain. Décidément, on fait les choses sérieusement dans cet établissement.
On redescend donc en se demandant quelle suite va comporter cette affaire, et toi aussi tu te le demandes, pas vrai, Bazu ?
Seulement pour toi ça n'a pas grande importance.
— Attends ! m'écrie-je.
Simple formule, sans objet, le gars Béru ne me proposait rien de particulier au moment où je l'ai exclamé.
Ce qui la motive, cette exclamation, cher enfant de Bohème, c'est la vue d'un téléphone inclus dans la table-bloc. Est-il relié à un standard ou bien autonome ?
Je décroche, la tonalité retentit. Ouf. Fissa, je compose le numéro du Vieux. Deux parlementations expresses avec des sbires d'interposition, et on me le passe. Lui, il a son ton mi-figue sèche, mi-raisin gâté.
— Tiens, vous ! que devenez-vous ? Votre commerce marche bien ?
Comme si c'est le moment de chiquer au gland d'Espagne ! Comme si, dans ma position aussi précaire que critique, je suis en mesure de faire du ping-pong-conversation dans les demi-teintes !
— Un pastis inouï, patron (je l'appelle patron, manière de l'amadouer) de quoi vous faire dresser les cheveux sur la tête !
Formule inconsidérée, et qui se retourne contre moi, vu que le mamelon du Dabuche ressemble à un coin de Lune qu'on aurait aplani au bulldozer.
— Très drôle, ricane la voix morose.
J'enchaîne fissa :
— Il faut immédiatement expédier un dispositif policier à l'endroit où nous nous trouvons, Bérurier et moi, d'abord parce que nous y sommes en danger de mort, ensuite parce que ce qui s'y passe relève pratiquement de la science-fiction. L'affaire du siècle, patron, ma parole !
Cette promesse mirobole sous la calvitie du Vieux comme un grain de diamant dans un pendentif de Morabito.
— Où êtes-vous ?
— Je l'ignore. Dans l'agglomération parisienne, ça c'est sûr, mais nous y fûmes conduit en état d'inconscience. Je reste en ligne, faites opérer des recherches pour savoir à quoi correspond le téléphone dont je me sers actuellement.
— Entendu.
Je l'entends jacter sur une autre ligne. Les secondes sont interminables.
D'un moment à l'autre des zigs vont se pointer et nous n'aurons aucune possibilité de fuite. Si : emprunter l'ascenseur, mais ça changerait quoi puisqu'il n'existe aucune issue au niveau inférieur ?
— Allô, San-Antonio ?
— Oui, patron ?
— Surtout ne coupez pas, on s'occupe de chercher. En attendant, si vous me mettiez un peu au courant ?
Bonne idée. J'espère que ce rapport ne sera pas un testament.
— Branchez sur magnéto, Boss, car c'est long et plein de rebondissements insensés.
— Vous doutez de ma mémoire ?
Faut-il qu'il ait la râlerie chevillée au corps, ce vilain déplumé. Prêt à me faire une scène, alors que je suis assis sur un tonneau de poudre dont la mèche est allumée, comme l'écrirait M. Maurice Schumann de l'Académie française par défaut.
J'y vais donc de mon couplet. Sérénade pour un dirlo ergoteur ! Tout y passe, je commence par le commencement bien qu'il soit déjà au courant des événements de Genève. Toujours partir du noyau initial, laisser germer, pas perdre les racines de vue, never. Comme elles sont enfouies dans la terre nourricière on a tendance à les oublier, et l'on a tort… Par instants, je m'interromps pour prêter l'oreille. Vient-on ? Non, pas encore… Alors je repars. Béru s'est assis, les jambes écartées pour laisser de la place à sa formidable bistougne. Un pacsif gros commak, ça lui brimbale. Les caïds de la Faculté vont se délecter à visionner ce morceau de choix. Y a de la photo à prendre. La couverture de Match, ça mérite. Le plus étonnant, c'est qu'il commence à s'y habituer, Béru, à son chibre en forme d'obélisque. Et même, parole, à en être fier, confusément.
La manière qu'il le soupèse à deux mains, comme le pêcheur chanceux évalue le poids du gros brochet qu'il vient de remonter. Il se flatte les rouleaux amoureusement, mon biquet. Suppute les conséquences, le parti (si je puis dire) à en tirer. Sa mise en exploitation, en somme. Il sait qu'il va accéder aux destins exceptionnels avec une queue de ce diamètre, l'Alexandre-Benoît. Entrer dans l'histoire humaine dont il défoncera la lourde avec son bélier. Il est marqué des dieux, le Gros. Sacré roi des nœuds toute catégorie, pour toujours. Et un confus contentement lui point. Une rassurance de brave homme qui sait s'accommoder des misères de ce monde, les défricher pour pouvoir les cultiver. C'est l'esprit d'investissement.
Depuis un bout de temps, j'ai fini de jacter. Je me suis mis à jour. Vidé à bloc. J'ai dit les faits et les conclusions que j'en tire. Au moins, si on nous efface, j'aurais la consolation d'avoir démantelé cette monstrueuse organisation.
— Allô, patron ?
— Ne quittez pas, on m'appelle sur la 2, ça doit être à votre sujet.
Un léger temps s'écoule. Puis la voix du Dirluche, grise, humide, en grand deuil :
— Vous êtes toujours là, mon petit vieux ?
— Provisoirement, oui, patron.
— Je suis navré, je ne vais rien pouvoir faire pour vous. Du moins directement.
— Ah ! bon ?
— Vous êtes à l'ambassade de Félonie, donc positivement en territoire étranger. Je vais demander qu'on surveille les abords, c'est la seule mesure qui me soit permise.
— Trop aimable. En ce cas, il ne me reste plus qu'à vous dire adieu.
Je raccroche aussi sec.
Un dicton auvergnat assure que c'est au moment de payer ses impôts qu'on s'aperçoit qu'on n'a pas les moyens de s'offrir l'argent que l'on gagne.
Moi, c'est au moment de la grande détresse que je comprends à quel point l'homme est seul quand il est dans la merde.
Pour corser le bonheur, j'entends des bruits de pas.
Nombreux, sonores.
— C'est râpé ? interroge l'homme à la zifolette en forme de mortadelle italoche.
— Nous nous trouvons dans l'ambassade de Félonie[5], le Vieux déclare forfait.
— On vient !
— Je sais.
Il hausse les épaules et soupire :
— Bon, ben je te prends congé, mec. Ravi de t'avoir connu, tout le plaisir a été pour moi.
— Couchons-nous !
— Hein ?
— Chut, vite ! Raide comme barre ! Ils vont peut-être croire que les deux mecs ont commencé de faire le ménage en haut…
Donnant l'exemple, comme toujours, moi si vaillant, si à la pointe, je m'allonge au sol, les bras dans le prolongement du corps, la bouche ouverte comme un asphyxié, les yeux exorbités. Duraille, tu sais, de chiquer à la viande froide avec les yeux béants.
Faut pas que quelqu'un vienne te faire ciller pendant ton numéro, que sinon c'est mochement râpé. Oh ! là là ! Un mort qui agite ses stores, y a que dans les films d'épouvanté, et encore, les très vieux…
Les pas sont là. Ils s'arrêtent. Je me demande combien ils sont ? Vais le savoir d'ici peu. Patience. Respire pas, mon loup. Regard fixe, gueule figée. Turlututu. Ils jactent dans une langue que je pige pas bien. Du félonien ?
Une voix française dit simplement :
— Et les autres ?
Pendant qu'une clé à rémoulure extra-porcive coubigne le pêne, la même voix française reprend :
— Mais, l'ascenseur est en bas, voyez : la porte est ouverte.
— C'est vrai ! s'écrie une autre voix, mais avec l'accent félonien, ce qui ne me dérange pas outre mesure.
— Alors où sont-ils ? redemande le Français.
Et tu piges sa réaction ?
Problème du vase clos pas très clos, mec. Les deux gardes du labo n'ont pas la clé et la grille est fermée, donc ils sont laguche, dans le secteur.
Comme ils ne sont pas en haut, ils sont fatalement en bas. Tu suis bien ma lapalissade contrôlée ? S'ils sont en haut, l'ascenseur ne peut se trouver en bas. Or, il est en bas. Donc quelqu'un l'a actionné. Un quelqu'un qui ne peut qu'être ici. Un quelqu'un qui ne peut donc qu'être un de nous deux.
C.Q.F.D. !
— Attention, ils feintent ! avertit le Français.
A mon avis, c'est plus la peine de s'attarder, hein ?
Autant agir tout de suite, avant que le gratin soit carbonisé.
Je m'offre un rétablissement acrobatique, de ceux qui, quand ils foirent, te valent six ans dans un corset de fer. Une détente des reins, un élan irrésistible. Boum, me v'là debout sur les gambettes que m'a tricotées Félicie. Et pas essoufflé, mon Lulu !
Oui, ils sont trois.
Dont le fils Blumenstein-Michu. C'est lui le Français du trio. A tout seigneur tout donneur.
Au premier bout de regard, je mate où ils en sont de l'ouverture de la porte. L'un des accompagnants de David a déjà actionné la clé. Il avait commencé d'écarter la forte grille, mais devant ma brutale résurrection, l'a refermée précipitamment. Moi, prompt comme un dard (et pour cause !), j'empoigne un barreau et je tire à fond de force. Le mec qui tirait de son côté vient avec la porte. Tu vas voir l'a quel point que j'ai l'esprit de décision (qui l'emporte sur l'esprit de sacrifice, chez mézigue) mais, au travers de la grille, je lui administre un coup de genou particulièrement appuyé dans les roustons (tonton tontaine). Il rugit et sa prise mollit. Le v'là qu'entre dans le sas. Bérurier qui s'est remis debout lui aussi, l'accueille d'une châtaigne au temporal. Le mec visquose des flubes. Mon ami Bitembeme a un geste que, sur lors, je ne comprends pas, en direction du foie de ce garçon. Il ne s'agit pas d'un direct, comprends-moi. Non : le mouvement est plutôt furtif. Coulé, preste. Geste de pickpocket. Et c'est bien d'une subtilisation qu'il s'agit, puisque l'ami Bigpaf ramène un Colt Serpent 9 mm à injection sous-cultanné.
Ce qui s'opère alors, même du temps de Buffalo Bill on l'a pas vu. Combien de fois ai-je assisté au défouraillage du Mastar ? Pas totalisable. Impossible de dire. Tu comptes les étoiles du ciel, en été, toi ? Flinguer à cette cadence, avec une pareille promptitude, c'est la first fois que j'assiste. Une grande première mondiale, laquelle constitue une grande dernière pour les trois ouistitis. La pralinette générale. Ils n'en reviendraient pas s'ils pouvaient en revenir. Trois compostages, pas un de plus, pas un de moins. Pan ! pan ! pan ! Une valduche à chacun, entre les deux carreaux. Signé Béru ! Les Cyclopes sont de retour ! Poum ! Non, on retrouvera jamais plus jamais une prouesse semblable. Ç'a été un moment de l'histoire humaine, la résultante d'une conjoncture. Pan ! pan ! pan ! (J'avais oublié de foutre un « P » majuscule aux deux derniers pans, ce qui les empêchait de faire la roue). Une seconde, tu te souviens combien de temps ça dure ? Eh bien, figure-toi qu'à l'intérieur d'une seconde, le cher Béru, avec ses couilles à longue portée, a eu le temps de chouraver le feu du zouave à sa ceinture et de le capsuler ainsi que ses deux camarades. Une prune de 9 en plein front, même Einstein avec son cigare surdimensionné pourrait pas en surmonter l'outrage. Ça t'enraye l'existence comme un bidon de sable enraye le moteur d'une tire quand tu le déverses dans le réservoir d'essence. Ils font plouf, piaf, plof ! nos camarades. Bons pour le tout-à-l'égout, le tout à l'oubli. Mortibus vobiscum ! que le Seigneur soit avec eux. Et surtout qu'ils ne le quittent plus, ces traîtres.
Le Gravos souffle sur le canon fumant de l'arme.
— Voilà, ça c'est de la mécanique de précision, déclare-t-il ; et maintenant si on s'en irait, gars ? T'as pas envie d'un grand noir avec des croissants chauds, técolle ?
Au fond du couloir, à gauche, y a la porte des chiche-manes.
A droite est celle qui permet d'accéder au hall de l'ambassade. Une ravissante réceptionnaire, brune comme le boulevard du même nom, se fait les ongles derrière un bureau ministre sans ministre ni encrier.
Elle nous regarde débouler, moi si fringant, impétueux et mal rasé. Béru si pittoresque avec son paf de grand ongulé à trompe qui semble sonner on ne sait quel tocsin silencieux contre ses jambes velues. La réceptionnaire félonne ne réceptionne personne étant donné l'heure ultramatinale (l'horloge du hall indique cinq plombes du mat'). Tout en passant de la laque sur l'extrémité de ses phalangettes, elle discutait en félon du nord avec un garde de nuit à mine patibulaire. Mais leur converse s'enlise à notre survenue.
L'homme porte la main à sa poitrine, non pour comptabiliser les battements de son cœur, mais pour dégainer quelque chose qui n'ajouterait rien à notre vitalité exemplaire.
Bérurier lui dépêche (du moins le noyau) dans la paluche un produit de son Coït. La balle traverse la main et la poitrine du veilleur.
Pendant que le Félonien s'écroule, Mister Biterade s'approche du bureau, le pafouin plus terrifié que déjà vu.
— Mon petit cœur, gazouille-t-il à la donzelle qui s'automanucure, serait-il un effectif de votre bonté de téléphoner à Jussieu 6789 pour nous appeler un taxi ? Comme vous pouvez me le constater, je sus pas dans une tenue t'assez d'essence pour regagner mon domicile pédérastement.