CHAPITRE 1 et demi

Une chose que je peux te certifier : quatre dans une Porsche Carrera, c'est pas le super-panard. D'autant que le docteur Rèche pilote comme s'il se trouvait sur l'anneau de vitesse de Monthléry. Lui, la limitation, il fait comme si pas. Derrière son caducée, il s'estime à l'abri des pandores et des accidents. Tu le verrais doubler des cohortes de gros culs, tu fermerais les yeux et te déboucherais les oreilles. La tornade blanche ?

C'est bien cézigue. Sa tire est immaculée comme une première communiante.

A l'arrière, Pinuche et Béru ressemblent à des bigorneaux dans leurs coquilles. Le Mastar ronchonne tout ce qu'il peut. Grâce aux autoroutes et aux 210 chevaux du bolide, il nous faut à peine cinq heures pour gagner Savorgnaz.

Un crissement de freins ponctué d'une giclée de graviers rosés, et nous voici rendus à destination.

— De nos jours, les distances sont pratiquement abolies, assure Franck Rèche en déhotant.

Nous unissons nos efforts pour arracher le Gravos à l'arrière du véhicule.

Il se tient comme un centenaire arthritique, Alexandre-Benoît, à l'équerre et de guingois, tire-bouchonné, torticolé, les fumerons en dedans, les côtelettes en paquet, les rognons meurtris, une épaule plus haute que l'autre. Pas content, je te prie. Vilainement hostile, même. Le regard cacateux.

— Dites donc, docteur, il interpelle, pourquoi vous v's' achèteriez pas une vraie bagnole, un jour ?

Rèche éclate de rire.

— Et vous, mon vieux, riposte-t-il, pourquoi ne feriez-vous pas un petit régime ?

Le ton est si joyeux, que le Grabide en reste coi. Lors, notre hôte nous désigne la vaste construction qui se dresse devant nous.

— Alors, fait-il, les poings (gantés de pécari) aux hanches, que pensez-vous de ma réalisation, mes bons amis ?

On regarde. Moi, tu connais mes goûts, hein ? Tu sais l'à quel point je suis pour la sobriété, l'unité du style, la pureté des lignes, tout ça ?

Alors j'ai l'épigastre qui s'écaille à visionner la merveilleuse réalisation du doc. Imagine une ancienne maison de maître, avec un perron, des portes-fenêtres, du lierre en branche, vu ? On l'a agrandie en y adjoignant, de part et d'autre, des blocs de béton cubiques dont les ouvertures sont garnies de verre dépoli. Et puis, comme ce premier temps de développement n'a pas suffi, on a greffé encore des rajouts sur les rajouts. Et on a trouvé le moyen, la seconde opération, de l'exécuter dans un troisième style, si tant est que la première en eût un. Il s'agit d'espèces d'ailes Renaissance italienne, avec des fenêtres arrondies et à faux meneaux, garnies de jardinières, s'il te plaît, dans lesquelles le géranium caracole. La façade en est bleu pastel, les entourages des croisées et des lourdes étant blancs. Si bien qu'au total de cette fabuleuse réalisation, tu trouves : au centre, de la pierre enlierrée, puis du béton brut à carreaux de verre, enfin du crépi bleu.

— C'est moins ancien que Chambord, mais c'est plus gai, déclare Béru.

— Intéressant, m'efforcé-je, en me disant qu'après tout, si c'eût été André Breton qui conçoive ce machin-là je le trouverais génial.

— Simple, déclare Rèche.

— En effet.

— Et fonctionnel ! Au centre, la partie réception, aire de divertissement, vous me suivez ? Ensuite, la partie traitement. Enfin, la partie résidentielle.

— Et vous, docteur, vous habitez ce palais ?

— Non, j'ai une bicoque au fond du parc. Ancienne maison de gardien retapée, besoin de rompre avec mon usine, comprenez-vous ?

Il nous entraîne à l'extrémité de l'esplanade. De là nous découvrons un panorama grandiose sur le Léman, avec, au-delà du lac, des vallonnements verdoyants, des villages aux grands toits protecteurs…

— Ici, on a la Suisse sur l'évier, triomphe Franck Rèche. Bon, venez que je vous montre vos appartements.

* * *

Je dispose d'une petite valoche minus, contenant mes effets de toilette, du linge de corps et un futal de rechange. Pinaud a pour bagage un cornet de papier de la Samaritaine, passablement froissé, lequel recèle sa chemise de nuit, ses granulés pour l'estomac et une paire de pantoufles du type charentaises. Quant à Béru, il se pointe les mains vides, ayant horreur, assure-t-il, de s'encombrer.

Le hall de la clinique est ultramoderne, malgré le lierre extérieur et le perron moussu : acajou, vitrages, acier. Tu te croirais dans une usine. Des filles très court-vêtues et avec rien dessous circulent languissamment, comme des lionnes dans une cage. Une mouette blanche, emblème de l'établissement, est brodée sur leurs blouses bleu ciel. Elles nous regardent avec intérêt, me sourient avec beaucoup de spontanéité et se laissent frôler que tu peux pas t'imaginer comme.

Grand escalier à double révolution (l'une de 1789, l'autre de 1848).

Au premier, une enculade de salons modernes et de salles de jeux admirablement équipées pour les pensionnaires : chevaux à bascule, train à traîner, ballons, tas de sable avec seaux et pelles, albums à colorier, etc.

Rèche nous dit que ce sont les pensionnaires calmes qui ont l'usage de ces lieux de plaisir. Effectivement, c'est plein de messieurs et de dames habillés d'un uniforme ample, gris-bleu, lequel se compose d'un pantalon très large, retenu à la taille par un élastique, et d'une casaque pourvue d'une immense poche ventrale. Des infirmières discrètes surveillent les ébats de ces bonnes gens. Une grosse dame fait du cheval à bascule en riant de plaisir, deux messieurs graves jouent au volant, tandis qu'un vieillard barbu passe de la couleur sans danger sur un dessin au trait représentant un perroquet sur son perchoir.

Rèche me glisse à l'oreille :

— C'est Jean Trantrance, de l'Académie française, il croit qu'il prépare son discours de réception de Jean Dutoutautour…

Effectivement, à chacun de ses menus coups de pinceau, l'aimable académicien déclame des phrases trémolantes :

— Monsieur l'Illustre. Si l'Académie n'existait pas, il faudrait l'inventer pour vous dont les œuvres sont en vente dans tous les bureaux de tabac et dont le talent brille d'un éclat si vif qu'on ne saurait les lire sans lunettes à verres fumés…

Nous passons outre.

La partie « traitement », à présent. Des couloirs ripolinés, des salles de rééducation, de chosmachinthérapie, de prunocuthérapie, de bioutifoulothérapie, dans lesquelles des pauvres gonziers ramollis du bulbe font trempette dans des bains bizarres, pédalent sur des engins qui le sont plus encore, sont branchés sur le courant lumière comme un éfélène de la belle équipée algérienne, ou courent sur des tapis roulants en sens inverse tandis qu'une projection photographique leur met à presque portée une gonzesse à poil au dargif ensorceleur.

Il est fier de tout ce bastringue, le docteur Rèche. Il explique bien tout, la manière que ça fonctionne, les conséquences sur le psychique, les résultats enregistrés. Ses méthodes sont neuves, à cézigue, d'une hardiesse extrême. Soin des thérapeutiques anciennes. Il va de l'avant, lui. Un malade, faut qu'il pète ou qu'il dise pourquoi. Soigner, selon lui, ça ne consiste pas à laisser stagner un patient, mais à brusquer sa maladie. Il leur fait lâcher prise, aux troubles mentaux. A coups de pompes dans le cul, si nécessaire.

Nous visitons, pour terminer, la partie habitation. Et alors, là ben oui, on se rend compte du modernisme absolu de la clinique. Chaque chambre, tendue d'une espèce de moleskine aux couleurs chatoyantes que, mince, je me rappelle déjà plus le nom. Tu peux y aller du cigare : impossible de te faire la moindre bosse. Et ça n'a pas l'air capitonné, comprends-tu ? Si les fenêtres s'ouvraient et s'il y avait des poignées aux portes, on se croirait à l'hôtel.

Nos chambres jouxtent celles du personnel. Il explique, Rèche, qu'elles sont réservées à certains parents qui séjournent quelque temps, parfois, pour habituer le malade à ce nouveau décor. Y en a une à deux lits pour mes hommes, une à un seul plumzingue pour moi.

A tout seigneur, hein ? Tu sais ce qu'on dit…

Rèche, il est trépidant en diable. L'organisateur-né. Tu le flanques à poil au milieu du Sahara, trois jours plus tard, il aura ouvert une polyclinique et elle sera bourrée de Touaregs.

— A présent, je vous présente mon état-major.

Zou, on fonce. Pas une seconde de répit. Il tient à ce que les choses soient conduites rondeau, le black-foot.

Un grand bureau qui n'est pas sans rappeler le mien. Trois personnes y discutent gravement. Un petit chafouin aux cheveux taillés en brosse, qui ressemble au petit hérisson-ramoneur des bazars helvétiques, un gros blond-chauve-sanguin avec des yeux gras, des lèvres molles et la braguette mal fermée, enfin une dame de forte corpulence, aux loloches taillés dans la masse, cheveux gris, visage énergique, l'air prêt à entonner l'Internationale dans un meetinge. Les blouses blanches de ces messieurs-dames racontent leur profession ; surtout qu'ils ont des stéthoscopes accrochés autour du cou, insigne suprême, manière de balayer les confusions éventuelles. On dirait des petites cloches à vaches.

Rèche nous désigne le hérisson :

— Docteur Sidérurggi, de Milan…

Puis le gros suintant :

— Docteur Dupont, de Nemours…

Enfin, la vachasse :

— Notre infirmière-chef, madame Charlotte Cordeth, de Lausanne.

Pourquoi éprouve-t-il le besoin de fournir le lieu de naissance des gens qu'il présente ? Mystère. A psychanalyser, Franck Rèche. Probable que pour lui, le terrain d'origine est important, qu'il situe l'individu.

Nous montrant, globalement, il déclare :

— Le commissaire San-Antonio, de Paris, et ses collaborateurs.

Il ajoute :

— Ces messieurs vont nous tirer d'affaire.

— Que ça serait pas dou louxe ! grince le hérisson transalpin.

On s'entre-serre des paquets de phalanges, les uns les autres, comme les pales d'un pétrin malaxent sa pâte. Dans ces parties de touche-me-la, j'te-la-touche, au bout de quatre pognes, tu ne sais plus à qui t'as affaire, tu serres trois fois la même paluche, et il l'arrivé de te la serrer, à toi aussi, tellement que ça s'escalade, se coule, faufile, s'enchante à tout va.

Franck Rèche consulte sa montre.

— Dix-huit heures seize, messieurs, nous dit-il. Nous passons à table à vingt heures pile, chez moi : le pavillon au fond du parc, vous trouverez aisément, c'est fléché. Vous avez le temps de faire un bout d'enquête d'ici là.

Comme invitation à la valse, on ne fait pas mieux. Les regards me convergent contre. Chef d'orchestre, San-A. C'est lui, le shérif. Il doit prendre les décisions, initiatives, prérogatives, tout le bordel à cul. Et fissa !

— Il faut rassembler les personnes susceptibles de m'éclairer sur la première disparition, dis-je. Par là, j'entends celles qui sont à même de me fournir tous renseignements utiles sur le premier fugueur ; le footballeur.

— Mais c'est le deuxième qu'il me faut d'urgence ! Sa mère vient le voir samedi, et si je n'ai que son lit vide à lui montrer…

— Procédons par ordre, docteur. Et soyez gentil, laissez-moi enquêter à ma guise.

Il hausse les épaules.

— Ah, c'est vrai, San-Antonio, ami très cher. Un skieur comme vous ! Excusez mon impatience. Mais maintenant que vous avez vu mon installation, vous comprenez mon désespoir. Bon, bien, faites. Mais vite ! Tout le monde ici va vous aider, se mettre à votre dévotion. Ordonnez ! Je vous délègue mes pouvoirs. Il n'y a plus qu'un seul maître à bord après moi, c'est vous.

Bravo !

Et il se laisse tomber, exténué, dans un fauteuil pivotant.

* * *

C'est la Mme Cordeth, cheftaine émérite, qui me cicéronne. Elle est fougueuse, aboyeuse, mais gentille tout plein, cette personne. Par-derrière son avant-scène bondée de nichons, elle me couve d'un regard chaleureux et intéressé. Chemin faisant, elle m'explique qu'elle adore Paris. Elle y va, tous les cinq six ans, se retremper le mental, faire une cure de folie.

Elle descend dans le dix-huitième : l'Hôtel des Trois Suisses et du Moulin à Vent. C'est modeste, pas coûteux, et plein d'artistes fauchés qui vous baisent pour cinquante francs ou contre un repas à prix fixe.

Elle a son franc-parier.

Le démontre complaisamment. Vaudoise, mais délurée. Parigote, quoi ! Et puis, dans le corps médical, hein ? Ô Surtout lorsqu'on travaille avec des toubibs français qu'il n'y a pas pire salauds, qu'ils te vous culbuteraient sur le billard, au côté du patient, pendant une opération à cœur ouvert si on les laissait faire, les bougres. Elle pense que ça vient du métier. Il porte à la peau. A force de tripoter de la viande humaine, fatal ! De considérer les choses à travers un spéculum… Elle rit. Elle est dégourdoche à outrance. La vraie presse-bites. Tu lui sollicites une petite fantoche, vite fait sur le pouce, elle doit pas rechigner, Charlotte. A se demander si seulement elle porte une culotte. Je lui demande. En guise de réponse, elle se trousse. Non : n'en porte pas pour l'instant. La figouze dodue, petite médème ! Avec la barbichette maurassienne. Du cuisseau à toute épreuve. Le téméraire qui veut s'en confectionner une cravate risque de périr étouffé. Elle se marre, rabat sa blouse après cette belle farce somptueuse qui laisse Béru dans des rêveries abyssales. Pinaud aurait rougi si son sang avait encore la force de grimper plus haut que son thorax. Il a les yeux en forme de 8.

Béru se met à égosiller :

— Moi, je vais vous dire que j'ai déjà maté une quantité gastronomique de culs, mais des aussi bathouzes que votre chaloupe, rarement, chère maâme, j'espère que vous dormez dans l'établissement, à cause que j'eusse beaucoup de plaisir à vous causer de Paris, c't' nuit, à tête reposée.

Elle lui file un coup de battoir sur la braguette, si fort qu'il en gémit, Panoche.

— Dites, c'est pas une raison pour m'assommer le Pollux, proteste l'Enflure. qu'est-ce vous devez donner en pleine batifolade, mon p'tit cœur. Av'c vous, faut drôlement s'arrimer la cargaison, car doit y avoir du tangage dans l'entrepont et du roulis dans la moelle pépinière…

La Charlotte s'extase :

— Un dessalé ! Mon rêve ! Je sens qu'on va bien s'amuser…

C'était un souhait. Ce ne fut pas une prophétie.

— Comment se nomme le premier disparu, chère Charlotte ?

— Charly Bonnus.

— Dans quel état se trouvait-il ?

— Post-comateux.

— Donc, mort ? plaisante-je, parce que si on ne rigolait pas de ces choses-là, on en chialerait.

Bonne file, elle rectifie :

— Post et pré-comateux. Un corps sans âme ni raison. Mathilde, qui s'occupait de lui, va vous expliquer.

Elle ouvre une porte de chambre au-dessus de laquelle une loupiote rouge est allumée, indiquant que l'infirmière de ce secteur se trouve dans la pièce.

Fectivement, on découvre une belle grande brune, piquante, comme disaient nos parents (nos papas surtout). Elle fait le lit d'un gonzier déplumé, lequel se tient agenouillé au centre de la chambre, face à un crucifix.

Extatique, il balance au divin supplicié : des baisers, des signes de croix, des signes de cinq sens, des signes de Zorro, des signes du destin, des signes d'étang, des signes extérieurs de richesse, des signes de vie, des signes avant-coureurs, des signes de fatigue, des signes de ponctuation, des signes du Zodiaque, des signes de reprise économique, des signes que oui et des signes que non.

— C'est un ancien curé, chuchote Charlotte ; sa femme l'a quitté et il nous fait une folie mystique.

Puis elle claque des doigts afin de requérir l'attention de l'infirmière et lui fait signe de nous rejoindre.

La môme, tu la verrais mieux avec une jupette de cuir et une cravache, les seins nus devant un hôtel de passes rapides de la rue Saint-Martin que loquée en infirmière. Ça doit provenir de la choucroute sommant sa tête. Y en a haut commak. Elle s'est peint les lèvres en violet et en forme de violette, et j'aurais grand tort de te passer sous silence ses faux cils de huit centimètres, aussi ne le ferai-je pas.

Dans cette boîte, c'est dingue la manière dont la gent féminine est dessalée. A peine que t'arrives, elle te mesure le chibre, en lisant dans ton z'œil. Iridologues, ces frangines. Ne pensent, d'emblée, qu'à ton raminagrobis.

La terrible œillade dont elle me transperce, madoué ! J'en ai la glotte qui fait du home-trainer.

— Voui ? elle questionne d'une voix de gorge comme une qu'aurait pas recraché après.

— Ces messieurs sont de la police parisienne. Ils viennent pour au sujet de ce dont vous vous doutez, déclare la grosse Charlotte. Ils commencent par le pauvre Bonnus. Si vous voulez vous occuper d'eux…

— D'accord, mais vous me finissez le chanoine, madame Charlotte ? J'ai refait son lit, mais je ne l'ai pas encore masturbé.

La cheftaine soupire.

— Bon, je m'en occupe.

Et, à nous autres, explicative :

— Ce vieux bougre n'est plus capable de s'opérer lui-même, et s'il n'éjacule pas avant de se mettre au lit, il passe une nuit blanche à brailler des cantiques…

Elle entre dans la pièce pour ses fonctions manuelles.

* * *

— Il logeait ici, Charly Bonnus. Près de la section traitements. Le matin, je le levais, lui faisais sa toilette et l'installais dans ce fauteuil roulant. L'après-midi, je le promenais dans le parc et le sortais de son siège pour le forcer à marcher afin d'éviter l'ankylose et faciliter sa circulation sanguine.

— Pouvait-il se déplacer seul ?

— Il aurait pu, mais son cerveau ne pouvait commander à ses jambes. Quand on le tirait, il suivait. Vous comprenez ?

— A quelle heure a-t-il disparu ?

— Pendant la nuit. Au matin, son lit était vide.

— Vous faites aussi la nuit ?

Elle soupire.

— Oui. Formule du docteur Rèche : la particularisation. Je m'occupe de quatre malades mais m'en occupe continuellement. Un système de phonie relie, la nuit, leur chambre à la mienne. S'ils s'agitent, j'entends et je vais voir.

— Il n'avait aucune possibilité d'ouvrir sa porte depuis l'intérieur de sa chambre ?

— Non. Et quand bien même il l'aurait eue, il ne s'en serait pas servi, dans l'état où il se trouvait…

— Alors, votre hypothèse quand vous avez constaté son absence ?

— Eh bien, il existe à la clinique un département de dépressifs, des gens qu'on ne peut qualifier de malades mentaux, mais dont on soigne la neurasthénie. Disons qu'ils se trouvent dans l'antichambre de la folie. La plupart guérissent à peu près, d'autres au contraire basculent du mauvais côté. Les chambres de ces gens-là sont des pièces normales, d'où ils peuvent entrer et sortir, car le côté carcéral aggraverait plutôt leur état mélancolique.

— Et vous pensez que l'un d'eux serait venu chercher Charly Bonnus pendant la nuit et l'aurait emmené à l'extérieur ?

— Cela me semble être l'explication la plus plausible.

Malgré sa choucroute à la con, ses lèvres imprimées et ses cils extravagants, elle paraît pleine de jugeote, la Mathilde pétroleuse.

— A mon avis, reprend-elle, ce serait plutôt l'initiative d'une femme. Car il y a un détail qu'il est peut-être intéressant de signaler : Charly Bonnus était très beau garçon. Un blond aux yeux bleus, avec des traits réguliers. Vous avez vu des films de Jean Marais, lorsqu'il était jeune ? Un garçon dans ce genre… Pourquoi l'une des nos dépressives, tenaillée par la sexualité (son regard se met pleins phares) n'aurait-elle pas agi dans quelque état second ? Elle jette son dévolu sur Charly, va le chercher, ce qui est facile. L'emmène hors de la clinique, ce qui l'est également, le bricole, puis regagne sa chambre en l'abandonnant en pleine nature. Là, le pauvre petit gars se traîne au hasard. Il se noie dans une mare, ou bien il est tué par un jeune automobiliste qui, pris de panique, cache le cadavre. A moins qu'il n'ait été assassiné par celle qui l'aurait entraîné hors de la clinique ?

— Vous pensez à des personnes précises ?

— A trois ou quatre, oui, qui selon moi auraient pu avoir ce comportement.

— Pourquoi, selon vous ?

— Parce qu'elles donnent des signes de frénésie érotique à certains moments, comme vous et moi.

Et la v'là qui me file une bourrade canaille en allumant ses châsses.

— Vous avez fait part de vos doutes à la police ?

— Bien sûr. Mais ça n'a rien donné. Il faut dire qu'on ne peut interroger des malades comme on questionne les gens normaux.

— Quelqu'un s'intéressait-il à Charly Bonnus ?

— Vous voulez dire quelqu'un de l'extérieur ?

— Oui ?

— A part sa famille, qui venait de moins en moins, quelques footballeurs de son ancienne équipe… Non, personne. Il n'était pratiquement plus vivant, comprenez-vous ? Il ne lui restait que le corps. Et hélas un corps en parfait état.

— Très bien ; je vous remercie. J'aimerais rencontrer à présent celle de vos collègues qui s'occupait de la lessive Patemouille.

— Oh, le fils Blumenstein ? Attendez, je vais vous conduire à Angèle.

Elle me chope le bras.

— Vous savez, me dit-elle, lui aussi était très beau garçon.

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