Ils sont tellement certains de leurs courroies que la porte n'est seulement pas fermée à clé.
J'entrouvre à peine, tellement surpris de ne pas rencontrer de résistance.
Le regard qu'il m'est permis d'insinuer capte un couloir luxueux, garni de tapis, avec des appliques Louis quéquechose sur les murs, plus des tableautins représentant des conneries en costumes d'époque.
Je me retourne vers le Gros.
— Tu viens, l'Enflure ?
Aussitôt je regrette ce qualificatif qui ne se voulait que familier.
L'Enflure !
Tu parles !
Ce qui lui arrive, à Alexandrovitch-Benito ! Son appareil génital ressemble à une pièce à longue portée. Figure-toi des roupettes grosses comme des melons et un chibraque aussi long que mon avant-bras, mais d'un diamètre supérieur.
— Nom de Dieu ! bafouille-je.
— Oui, hein ? soupire le cher camarade de misère. Quand j' te disais que ça me tirait à éclater, mec. Tu comprends maintenant que je gémissais pas pour du vent. T'as déjà maté un braque de c' calibre ? Et encore, je gode pas. Tu le vois au repos. Adieu, Berthe, et pourtant elle a pas le genre de chagagatte à décapsuler les bouteilles de Perrier. Elle, c'est le format porte de grange. Mais jamais je pourrais y rendre visite au trésor avec un outil pareil. Même une éléphante se sauverait en l'voyant. Tout ce que je pourrai m'embourber, doré de l'avant, c'est des s'hangars d'avion. En attendant, y a pas mèche d' me reculotter, m' faudrait un brancard à la place de la braguette.
Qu'est-ce j'fais ? Cette histoire est un recommencement, décidément. Deux fois, dans le même polar, v'là que Béru doit s'évader cul nu d'un antre d'alchimiste !
— Noue ta veste autour de ta taille, pour le cas où on croiserait un pensionnat de petites filles en se barrant.
Je me hasarde dans le somptueux couloir. Tout est tranquille, les loupiotes brillent et nulle âme ne se signale à l'horizon. On se croirait dans un hôtel cinq étoiles.
— Mince, fait le Gravos, c'est pas là qu'y m'ont amené quand on est arrivé.
— Ils t'auront transporté pendant que tu étais dans le coltar…
Je m'approche de la plus voisine porte et j'écoute. Le silence, seul, répond à mon tympan aux aguets, comme l'écrirait M. Maurice Schumann, de l'Académie française par contumace. Je tourne le loquet, pour dire de me rendre un peu mieux compte des choses. Le hic, quand tu te retrouves en terrain absolument inconnu, c'est de se faire une idée ! Un peu comme quand tu rencontres un monsieur, dans le train, et que tu le tâtes du bout de l'antenne pour détecter ses opinions avant de lui dire qui tu trouves plus con que les autres dans la politique françouaise.
La porte s'ouvre aussi aisément que celle de notre piaule. Cette seconde pièce est la réplique de l'autre, sauf qu'elle ne comporte qu'une table de supplice au lieu de deux.
L'homme qui y gît est monstrueux. Lui, c'est pas la burnerie qu'on lui a dilatée, mais la tronche. Le plus important hydrocéphale de la planète, à côté de lui, possède une tronche de ouistiti. Son front doit mesurer au moins un mètre de tour de taille, comme dirait toujours M. Maurice Schumann de l'Académie française par excès. Et ce qui est féroce dans le spectacle, c'est que ses yeux et ses dents ont conservé leurs dimensions originales. Il ressemble à une énorme lune avec de tout petits châsses et une denture de souris blanche.
Je prends sur moi (sur qui veux-tu que je prenne ?) pour lui parler, malgré ma formidable répulsion.
— Salut, l'ami, vous êtes en état de marcher ?
Il balbutie des mots en forme de coqueluche, quand le moufflet a le chant du coq. M'explique qu'il est portugais, qu'on l'a kidnappé alors qu'il passait la frontière en fraude, et qu'il est traité dans cette casa depuis plus de huit jours. Je le délivre, l'aide à se lever. Il titube.
— La tête me tourne, explique l'homme.
— Elle peut ! grommelle Bérurier. Et si elle tournerait autour du soleil, t'aurais qu'à la peindre en bleu pour qu'é ressemble à la Terre. Dedieu, quand je vois le potiron que t'as sur les épaules, je me réjouis presque de la courgette qui me pend sur les cuisses. On est bonnard pour monter la traction du siècle à la Foire du Trône, l'ami. Je te réponds qu'on n'a qu'une photo à espédier chez Bamum pour obtenir un engagement à prix d'or.
Je conseille à Grosse-Bouille de reprendre un peu d'aplomb et je passe aux autres pièces. Il y en encore dix. Dans chacune je découvre un ou deux malheureux dont une partie du corps est frappée de ce sauvage éléphantiasisme. Certains ont des pieds d'hippopotame, d'autres un ventre de baleine, certains se trimbalent des roustons plus monstrueux encore que ceux de mon compère ou des têtes aussi incroyables que celle de notre voisin portugais.
En cinq minutes, tout le monde est délivré et compose dans le couloir la caravane la plus ahurissante qui se puisse concevoir. Moi, normal, au milieu de tout ça, j'ai l'air d'un monstre par opposition, la loi du nombre me jouant contre.
Le silence continue de retentir, comme dirait Maurice Schumann, de l'Académie française par inadvertance. Epais. Etrange. Nos tourmenteurs auraient-ils déserté les lieux ?
Je fais signe à mon étrange troupe de rester immobile et m'avance vers l'extrémité du couloir. Une porte métallique coulissante est ouverte, au-delà de cette porte on aperçoit un mur, ce qui semble indiquer que notre corridor se jette dans un autre, comme la Saône dans le Rhône (ou inversement, après tout pourquoi ce serait le Rhône le fleuve et la Saône l'affluent ? Ils sont marrants, les géographes, ils décident comme ça. Moi, je serais au gouvernement, je procéderais à un référendum. Si la Saône était promue fleuve à la place du Rhône, ce fleuve serait entièrement français, alors que le Rhône naît suisse où il passe toute son enfance, et se fait naturaliser français seulement à sa majorité). Soudain, très loin, une sonnerie retentit.
Elle ne me dit rien qui vaille.
D'autant qu'illico, la porte métallique terminant le couloir se ferme silencieusement. Et si rapides que j'arrive trop tard.
Mince, pas d'erreur, l'alerte a été donnée. Doit y avoir des radars ou autres gadgets dans le secteur et ils se sont déclenchés. Le veilleur de noyé a mis sur pied le dispositif d'alarme (à l'œil). P't'être même que ça s'opère tout seul, ce bidule de sécurité, non ? T'en sais rien ? Moi non plus. Tu vois, Landru, on est logés chez le même enseigne, comme disaient des petites pétroleuses de Toulon.
Béru s'avance vers moi, de sa nouvelle démarche dandinante de taureau affligé d'une entrave.
— Y a du pet, hein ?
— Je crois bien.
— Si au moins on aurait une arme. Ce que je voudrais m'en payer deux ou trois. Sainte Vierge !
La caravane des monstres vient à notre rencontre, sinistre troupeau aux difformités hallucinantes (belle phrase, n'est-ce pas ?).
Un qui fait montre d'un sang-froid souverain, c'est ton San-Antonio, camarade. Au lieu de perplexer fébrilement, il croise ses bras et s'adosse au mur afin d'étudier la situation. Oui, le crâne en marmelade, tombant de fatigue, il est là, impassible, l'Antonio chéri. A la hauteur de sa légende. D'une lucidité qui foutrait la colique à un ordinateur. Il, tu sais quoi ?
Pense !
Et il pense bien, sans hâte, sans crainte.
Il se dit que le lieu où il est bouclardé n'est pas banal. Qu'il est hors de portée des investigations policières. Pourquoi ? Parce que les chambres non fermées prouvent que les maîtres de ce sauvage champ d'expérience n'ont rien à redouter de l'extérieur pas plus que de l'intérieur.
Pas de garde de nuit, ni de garde-chiourme.
Alors, Santonio regarde. Et il voit. Les petits tableaux sont peints sur verre, à l'instar comme dira M. Maurice Schumann de l'Académie française par manque d'effectifs lorsqu'il écrira un livre, à l'instar, reprends-je, de certains vitraux[4]. Mais ces dessins masquent des objectifs de vidéo. Ce qui revient à dire que nous sommes surveillés comme je te vois, et même un peu mieux, tu piges, Naveton ?
Je pénètre dans notre chambre en coup de vent. Deux écrous à ailettes maintiennent la potence de fonte fixée au lit du Gros dans ses deux gorges.
Je dévisse, j'arrache.
Reviens au couloir.
Et tu parles d'une partie d'à-cœur-joie, mon neveu.
Bing ! Et bong ! Et vlang ! Et tong !
Les peintures sur verre volent en éclats. Je ne m'étais pas trompé : les œils cyclopéens, bombés et scintillants des lentilles se brisent aussi. Quatre caméras ! Carbonisées ! Les autres me regardent, terrorisés, les pauvres bougres. Juste Béru, dit Grosse-Biroute, qui pige tout.
Je viens d'anéantir le dernier adjectif, pardon : objectif, lorsqu'il pousse un cri. Pas de douleur (depuis qu'il s'est levé on dirait qu'il a plutôt moins mal), mais d'avertissement.
Ainsi procède le guetteur Comanche inca de danger pendant que ses potes comptent leurs sioux.
— Quoi ? lui demande-je le plus brièvement que je le puis afin de gagner du temps.
— Vise, mec !
Il me désigne le plafond.
Tu vas comprendre. Quand on a prévu une installation électrique destinée à un lustre et qu'on ne pose pas de lustre, on obstrue le petit orifice destiné initialement au passage des fils par des capuchons de plastique blanc qui se perdent dans l'étendue plâtreuse du plaftard.
O.K. ? Or, dans le couloir, se trouvent deux cache-trous. Et ces cache-trous sont tombés simultanément du plafond. Un chuintement se fait entendre, comme s'il serait de vapeur.
— Alerte au gaz ! j'égosille. Rentrez dans vos piaules, les gars.
Moi-même je me catapulte dans la mienne en compagnie de mister Super-Zob.
Là, je ne suis pas mieux avantagé car je note que notre carrée, tout comme le couloir, est pourvue d'une arrivée de gaz dont le bouchon de sécurité a voltigé sous l'effet de la pression.
— Ferme la porte, colmate les rainures, Gros !
Je chope ma veste, l'enroule autour de la potence de fonte et plaque le tampon ainsi fait sur le trou d'arrivée. Mais ouate ! Ou watt ! Autant acquérir un Stradivarius pour s'en servir de pissotière. La force irruptive du gaz est telle qu'il se fraie un passage dans l'étoffé. Et il est asphyxiant, le bougre. Je reconnais cette odeur doucereuse et désobligeante pour les narines nationales. Une odeur de CZ20XHBGT4, si tu vois ce que je veux dire ? Foutus, qu'on est. Devant la gravité de la situation, ces charognards ont décidé de nous exterminer.
Alors, comme je suis un mec de ressources thermales, il me vient une idée. Une de plus. C'est follingue ce que ma matière grise peut fabriquer comme traits de génie dans une journée. Tu vois, même en fin de nuit blanche, il est encore d'équerre du cervelet, Tonio.
Je glisse deux doigts dans la petite poche intérieure de mon veston et y cueille une pochette d'allumettes réclame dont le rabat célèbre les mérites d'un restaurant sans étoile où l'on bouffe de la merde. J'espère que ces alloufs comportent plus de phosphore que la raie rance au beurre carbonisé que j'y ai dégustée !
— Risqué ! toussote le Gradu.
— T'aimes mieux une fin à la Chessmann ? Je me juche sur la table-lit du Gros en me retenant de respirer et je gratte une allumette. Pourvu que ce gaz soit inflammable. Seigneur Dieu ! Il l'est !
Un viouff ! d'une puissance de lance-flammes. On est pris dans un tourbillon acre de fumaga. Un torrent de feu. Et puis le gaz déjà emmagasiné ayant brûlé, les choses se régularisent et v'là qu'une espèce de lampe à souder crache de manière continue une longue langue féroce qui darde presque jusqu'au plancher.
Heureusement, le sol est revêtu de carreaux qui ne font que roussir et se craqueler sous l'effet du chalumeau.
— Pas de bobo, Gros ?
Il est plus congestionné que jamais, ses sourcils et ses cils ont roussi, de même que ses tifs, et il ressemble à un goret.
— Ça va, t'as eu la riche idée… Regarde un peu si la porte est assez suffisamment étanchée, moi je peux pas me baisser à cause de mes baloches et de mon zizi qui m'encombrent tout le devant. J'ai l'impression de coltiner un tambour.
J'examine la porte pour contrôler les émanations du couloir. Fort heureusement, elle joint bien. Pas de souci de ce côté-là.
— Dis donc, je pense aux autres, murmure l'Altruiste à bite surdimensionnée, sûr qu'ils sont rectifiés.
Et moi, sans égard pour son anomalie, en vrai étourdi :
— Dans leur état, c'est mieux ainsi.
— Cinq clous very moche, mille or ! renfrogne le pauvre chou, lequel se réfugie dans l'anglais chaque fois qu'il veut mettre du sarcastique dans sa pensée. Avec ce dont je me coltine moi-même personnellement, faudrait sans doute mieux que j'allasse renifler l'air pur purin du corridor pour en finir ?
— Remercie le ciel qu'ils t'aient appliqué leur traitement à la zézette plutôt qu'à la tronche, gars. Un gros gounù n'a jamais déshonoré son homme.
— Même quant y t'faut une voiturette de marchande des quat'-saisons pour l'emmener promener en ville ?
— Tu vas guérir, on te soignera.
— Mouais, et puis tu vas me dire qu'il reste toujours Lourdes, pas vrai, Sana ? Comme si je pourrais aller me tremper le braque dans l'eau miraculeuse. La piscine aux miracles, c'est pas un bidet !
La flamme qui tombe du plafond, se raccourcit et meurt.
L'opération chambre à gaz est terminée.
Et maintenant ? quelqu'un va bien devoir se pointer pour évacuer la viande froide. Et faudra de la main d'œuvre, et pas qu'un peu avec cette colonie d'hydrocéphales et d'hydrocaudals morts à manipuler.
Comment vont-ils procéder, les gus, dans cet air mortel ? Des masques ?
La réponse me vient immédiatement. Y a qu'à penser pour être servi dans cette crèche. Un vrombissement retentit et un puissant aérateur à double orifice se met en mouvement afin de renouveler l'atmosphère viciée. Un courant puissant toumique dans la pièce. L'aspiration du gaz mortel s'opère par le haut et l'admission de l'oxygène par le bas.
— Vachetement organisé, admire Sa Majesté.
Le fort courant rotatif soulève sa veste-pagne, ce qui dévoile le mal cruel qui le frappe. Il me semble que son bec verseur a encore augmenté de volume. Je voudrais rester objectif, l'ami. Pas me laisser entraîner dans des complaisances métaphoriques, si voisines de la poésie qu'un auteur comme moi y résiste peu. Je connais mes défauts, et sais vers quelles voies sinueuses m'entraîne ma verve. Trop d'abondance nuit. Je ne suis pas un géant, mais un obèse de la littérature. Elle est fâcheusement excédentaire, ma prose. C'est ce qu'ils me reprochent, beaucoup, qu'aimeraient me voir écrire avec une plume d'oie ou un poil de cul. Bref, pour une fois, je me tiens par la bride. Eh bien, franchement, une main sur le cœur et l'autre sur la braguette, je peux te dire que mon camarade Bérurier possède un paf d'éléphant. T'as déjà vu triquer des pachydermes, au zoo, quand ils godent mélancoliquement devant leurs grilles. Ça ! Exactement ça. Pas plus, pas moins. Un ringard de quarante centimètres, possédant le diamètre d'un magnum de champ'.
Il a suivi mon regard.
— Tout de même, soupire-t-il, t'admettras que ça fait un peu désordre !