9.

Arrivée à l’hôpital Pompidou, Lucy n’est pas autorisée à suivre l’équipe médicale pour l’intervention. Plus loin, dans la salle de réanimation, le corps pâle de Gabriel Wells reçoit des chocs électriques et des piqûres d’adrénaline directement dans le thorax. Malgré tous les efforts, il ne réagit pas.

– On n’arrivera plus à le récupérer, lâche un médecin.

Non, continuez, ne me laissez pas tomber ! s’écrie en vain l’écrivain.

– Il faut encore essayer, insiste l’un des deux hommes en blouse blanche comme s’il l’avait entendu.

Bravo ! Bonne décision. Toi, je t’aime bien.

Les médecins continuent de s’affairer, mais n’y croient plus vraiment.

– Je t’assure qu’il est fichu. On perd notre temps et l’argent du contribuable.

Bon sang, restez concentrés !

– Pas la moindre chance qu’on y arrive…

– Vas-y, choque-le au maximum, et si ça ne marche pas je t’offre un café et un muffin à la cafétéria avant de passer au suivant.

La décharge ne provoque aucune réaction, et c’est ainsi que l’enveloppe charnelle de Gabriel Wells devient définitivement hors d’usage.

Cette fois-ci c’est plié. Je suis bel et bien foutu, songe l’écrivain.

Une question envahit alors son esprit : « Qu’ai-je fait de ma vie ? »

À 42 ans, alors qu’il a atteint le chapitre final de son existence, une sorte de bilan s’impose à lui de manière fulgurante.

Je n’en ai pas fait assez. Certes, j’ai écrit des romans, mais j’aurais pu en produire le double si je n’avais pas été aussi fainéant. Deux par an, c’était mon rythme naturel, mais je me suis restreint à un parce que je savais que cela ne fait pas sérieux d’en sortir plus.

J’aurais dû me battre pour que mes livres soient traduits aux États-Unis. J’aurais dû me battre pour que mes romans soient adaptés au cinéma. J’aurais dû participer à des ateliers d’écriture pour expliquer comment je fabriquais mes histoires.

J’aurais aussi dû voyager davantage. Pourquoi ne suis-je jamais allé en Australie, alors que ça a toujours été mon rêve ?

En fait, je suis passé à côté de ma vie parce que je croyais qu’il me restait du temps. Mais là, la mort me tombe dessus, et je m’aperçois que j’ai trop attendu pour accomplir des choses importantes.

J’aurais dû m’occuper davantage de mes parents. J’ai connu plusieurs femmes, mais j’aurais dû me fixer avec une. Pourquoi ne me suis-je jamais marié ? J’attendais la femme parfaite et je ne voulais pas renoncer au plaisir de la nouveauté. J’avais peur de l’engagement.

Pourquoi n’ai-je pas eu d’enfant ? Je me rendais compte qu’il faudrait m’investir dans son éducation et j’ai eu peur d’être un mauvais père.

Je suis mort et j’ai l’impression d’avoir raté ma vie.

On dit : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ». On devrait ajouter : « Si les morts pouvaient continuer à vivre encore un peu en profitant de ce qu’ils ont compris à leurs derniers instants »…

Si ces incapables de réanimateurs avaient réussi, j’aurais épousé la première femme qui aurait voulu de moi, je lui aurais fait un enfant dans la foulée, puis nous serions partis faire un tour du monde et j’aurais écrit trois fois plus de livres !

Quelle tragédie de mourir si jeune.

Des infirmiers viennent prendre le relais des réanimateurs. Ils déshabillent son corps, le manipulent et le retournent.

– Tu sais pourquoi on parle de « croque-mort » ? demande l’un d’eux. Parce qu’autrefois, quand on avait un cadavre, on mordait le gros orteil pour vérifier que la personne était bien morte et pas seulement endormie.

– Ben vas-y ! Essaye de lui mordre à celui-là, il a l’air raide.

Maladroit, l’un des infirmiers le laisse tomber. La chute de son enveloppe charnelle produit en tombant le son mat d’un sac de viande.

– Fais gaffe !

– C’est pas comme si ça allait lui faire mal !

Gabriel Wells distingue son dos nu et repère de nouveaux éléments qui le troublent.

Eh ! Regardez par là, on dirait des taches suspectes ! Il faut faire une autopsie ! crie l’écrivain, qui plane au-dessus de la scène.

Mais les vivants ne peuvent pas l’entendre, et les infirmiers sont déjà en train d’envelopper son corps dans une housse, bientôt enfermée dans une armoire réfrigérée.

Mentalement, il dresse une liste :

Indice numéro 1 : pétéchies violettes sur les paumes de main.

Indice numéro 2 : larges taches rondes violacées dans le dos.

Gabriel rejoint Lucy qui est dans la salle d’attente et patiente les yeux fermés.

C’est pas le moment de dormir, mademoiselle, ça y est, je suis complètement mort et j’ai vu dans mon dos des traces typiques d’un empoisonnement. Il faut vite faire une autopsie !

Lucy rouvre lentement les yeux.

– Ne me dérangez jamais quand vous voyez que j’ai les yeux fermés.

Mais…

– Il n’y a pas de « mais ». Vous ne saviez même pas ce que je faisais.

Une sieste ?

– Non, je « déparasitais ». Je vous expliquerai plus tard. Bon, qu’est-ce que vous disiez ?

Je veux une autopsie. Les pétéchies violettes que j’avais déjà repérées sur mes paumes, plus les grosses taches que j’ai vues sur mon dos, tout ça ce sont des indices évidents d’empoisonnement. Il faut à tout prix effectuer une autopsie pour le vérifier. Lucy, je vous en prie, exigez ça pour moi !

La jeune femme soupire, puis se lève pour aller faire la queue devant un guichet surmonté de l’inscription « Réclamations/Contentieux ». Après une longue attente, une grosse dame lui répond :

– Seul un membre de la famille peut faire une telle demande. Vous êtes de la famille ?

– Non, je suis juste une… amie.

– Dans ce cas…

Voilà justement mon frère ! s’exclame alors l’écrivain.

En effet, un homme nerveux, vêtu d’un pardessus chic, entre d’un pas pressé et demande à voir Gabriel Wells.

– Mais c’est votre jumeau ! Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous en aviez un ? chuchote Lucy.

Elle l’observe de plus près et reconnaît le visage rond des quatrièmes de couverture des romans de Gabriel, le nez terminé par une petite boule, les lèvres fines, les cheveux bruns coupés court.

En effet, Thomas et moi sommes jumeaux, confirme Gabriel. On est absolument pareils physiquement, mais opposés psychologiquement.

Le frère de l’écrivain apprend par une femme de l’accueil où il doit se rendre. Lucy veut l’intercepter, mais Gabriel la retient.

Attendez ! Il faut d’abord que Thomas surmonte le choc de ma mort, ensuite ce sera plus facile de le convaincre.

Il suit son frère qui court de service en service avant d’arriver à la morgue. Le tiroir contenant le cadavre de Gabriel coulisse dans un feulement.

Thomas Wells se penche et enlace le corps de son défunt frère jumeau. Il reste longtemps dans cette fusion intime, puis il se relève.

– C’est bien lui, dit-il enfin.

Le médecin légiste demande à Thomas de remplir et signer un formulaire d’identification. Ce dernier essuie une larme et s’exécute. Une fois qu’il a quitté l’hôpital, il sort son téléphone pour appeler ses parents depuis le parking et leur annoncer la nouvelle.

Lucy s’avance pour se placer face à lui.

– Thomas Wells ?

Il ne lui accorde pas la moindre attention, et se contente de murmurer :

– Ce n’est vraiment pas le moment.

– J’ai quelque chose de très important à vous dire à propos de votre frère.

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

– Il faut demander que le corps de votre frère soit autopsié.

Intrigué, il la regarde pour la première fois.

– Vous ne m’avez pas dit qui vous êtes, mademoiselle…

– Une amie très proche.

– Sa dernière maîtresse en date ? J’aurais dû m’en douter, vous êtes exactement son genre de femme.

– Juste une amie, mais…

– S’il vous plaît, j’aimerais être seul.

– Je suis désolée de vous embêter mais Gabriel m’a, enfin m’avait, dit que s’il mourait, il souhaitait qu’on procède à une autopsie.

– Quelle drôle d’idée. Et pourquoi donc ?

Dites-lui que j’avais de bonnes raisons de croire qu’on allait m’assassiner, suggère Gabriel.

– Euh… Il pensait qu’on cherchait à l’assassiner.

Dites-lui que j’avais reçu des lettres de menaces.

– Il avait reçu des lettres de menaces… Il savait que quelqu’un voulait l’éliminer, improvise-t-elle.

– Je sais qui est ce « quelqu’un », répond Thomas.

– Ah oui ? Qui donc ?

– Son cœur.

– Pardon ?

– Gabriel avait un grave problème cardiaque : une coronaire bouchée à 75 % par un athérome de cholestérol. Je le sais, car il m’a montré une radio. Il aurait dû faire un pontage, mais il a eu peur de cette opération à cœur ouvert, alors il a préféré écouter ce bon docteur Langman, qui, à mon humble avis, est toujours un peu trop optimiste. Langman lui a dit de faire 45 minutes de sport tous les jours, alors Gabriel s’est mis au sport. Il lui a dit de prendre 0,75 milligramme d’aspirine tous les jours, alors il a pris de l’aspirine. Et voilà le résultat. Ce n’était que du bricolage. Il aurait dû se faire opérer et prendre des médicaments contre le cholestérol. Aux grands maux les grands remèdes. Mais non… Mon cher frère a préféré suivre les conseils de son ami. Cette confiance aveugle lui a coûté cher. Je l’avais pourtant averti. Donc pas de crime, pas de menace, pas d’ennemi caché, seulement un accident cardiovasculaire comme il en arrive à tant de gens.

Je vous en prie, insistez, Lucy ! continue Gabriel. Dites n’importe quoi ! Il faut le convaincre de demander une autopsie.

– Il avait reçu des menaces de mort très précises. Vous ne devriez pas prendre cela à la légère.

– Je suis désolé de vous l’apprendre, mais Gabriel avait un sérieux problème de paranoïa. Comme beaucoup d’auteurs de polars, d’ailleurs. Alors il imaginait des crimes, des complots, des assassinats, bref, tout ce qui lui servait de matière première pour son travail – simple déformation professionnelle. Le problème, c’est qu’il finissait par croire réellement à ses délires. C’était la grande différence entre nous. Il vivait dans le rêve, moi dans la réalité. Et la réalité, c’est qu’il avait une coronaire bouchée, ce qui a entraîné un infarctus durant son sommeil. Et une fois qu’on est mort, on termine dévoré par les vers (quoique, de nos jours, on soit enfermé dans un cercueil hermétique. Il paraît qu’on ne pourrit même plus, parce qu’il y a trop de conservateurs, d’antibiotiques et de traces de métaux dans la nourriture moderne). Vous voyez, la vérité est toujours décevante. Mais maintenant que j’y pense, je crois que ce serait quand même plus hygiénique de l’incinérer.

Non ! crie Gabriel. Ne le laissez pas m’incinérer, cela rendrait toute autopsie impossible ! Il faut le convaincre à tout prix.

Lucy prend une profonde inspiration et finit par lâcher :

– Je suis sa médium.

Thomas Wells est visiblement surpris. Il la fixe longuement en se demandant s’il s’agit d’une blague et, dans le doute, étouffe une envie de rire.

– Je ne suis pas comme mon frère, réplique-t-il finalement, je suis un vrai scientifique, moi. Je ne crois pas à toutes ces foutaises.

Gabriel fulmine.

Qui m’a fichu un frère aussi prétentieux ? Il est hors de question qu’il me transforme en tas de cendres alors que mon corps est une mine d’indices !

– Je suis médium et Gabriel me parle. Il me signale, enfin son esprit me signale, qu’il ne veut surtout pas être incinéré.

Thomas soulève son sourcil droit :

– Vous prétendez qu’il est là maintenant avec nous ?

Elle hoche la tête lentement.

– Et il vous demande de me parler, c’est bien ça ?

– Exactement.

– C’est absurde.

– C’est pourtant la vérité.

– C’est « votre » vérité. Mais on ne me la fait pas. Les gens de votre espèce ne font que profiter de la naïveté des autres. Vous ne vous rendez pas compte du mal que vous faites en répandant vos mensonges.

– Ce ne sont pas des…, s’offusque Lucy.

– Je suis non seulement très cartésien, mais aussi, comme mon saint patron, je ne crois que ce que je vois. Déjà, enfant, je ne croyais pas au Père Noël, au Père Fouettard, à la petite souris et tout le tralala.

– Vous devez m’écouter car…

– Je ne crois pas aux fantômes, à Dieu, au diable, aux anges. Je ne crois pas au paradis, ou à l’enfer, à la vie après la mort, à la réincarnation. Je ne crois ni aux extraterrestres, ni aux fées, ni aux lutins, ni aux gnomes, ni aux horoscopes, ni aux tarots, ni aux astrologues, ni aux homéopathes, ni aux énergéticiens, ni aux cartomanciens, même pas aux graphologues ni aux psychanalystes, alors les médiums qui parlent aux morts, autant vous dire que ça me fait doucement ricaner…

– Vous…

– Je suis un scientifique. Je crois à l’expérimentation, qui est source de suffisamment d’émerveillements. Ce monde est simplement ce qu’il a l’air d’être : un monde gouverné par des lois physiques et biologiques incontestables. Il n’y a rien de surnaturel ici-bas. Juste des gens superstitieux par ignorance, qui ont besoin d’imaginer des choses et de croire dans leurs propres délires pour se rassurer, car ils ont peur de la mort. Pourtant les faits sont là. Vérifiables. Indéniables. Connus. Ces faits, les voici : on naît, on grandit, on meurt, on pourrit, on se transforme en poussière et puis, un jour, tout le monde finit par vous oublier. Et c’est très bien comme ça. On n’encombre pas la planète de sa présence. Le seul domaine magique qui nous reste, et c’est déjà bien assez, c’est le rêve : il suffit de fermer les yeux, et en plus ça ne coûte rien.

Lucy ouvre la bouche mais, devant le visage buté et narquois de son interlocuteur, elle ne trouve rien à rétorquer.

– Alors écoutez, ma petite demoiselle, vous êtes ravissante, vraiment ravissante… Vous avez la chance de gagner votre vie avec un métier pas trop fatigant qui rapporte beaucoup en exploitant la crédulité des imbéciles, mais respectez ce moment difficile pour moi qu’est la mort de mon frère jumeau.

Tellement de mots se bousculent dans la tête de Lucy que tous restent bloqués dans sa gorge. Alors elle renonce et se contente de soupirer. Puis, tournant le dos à Thomas, elle s’éloigne d’un pas résolu. Gabriel se précipite à sa suite.

Je vous en prie, mademoiselle Filipini, n’abandonnez pas si vite. Faites quelque chose. Il ne faut pas que je sois incinéré, il faut qu’on m’autopsie !

Elle ne répond pas.

Mon frère est un crétin imbu de lui-même.

Elle marche plus vite.

Ne me laissez pas tomber. Je vous en supplie. C’est la première fois que je meurs et je ne sais pas quoi faire !

– Il faut que j’aille nourrir mes chats.

Elle a déjà rejoint sa voiture, démarre et se dirige vers la sortie du parking de l’hôpital.

Ayez pitié d’un mort complètement paumé qui veut savoir pourquoi il est décédé !

Elle affiche un air buté.

– Arrêtez de faire votre victime.

De faire ma victime ? Mais j’ai été assassiné ! C’est normal que je veuille en savoir plus !

– Nous avons tous nos petits problèmes personnels, ce n’est pas une raison pour enquiquiner les autres avec. Vous imaginez, si tous les gens qui se font assassiner voulaient savoir comment ils ont été tués ? Vous voulez que je vous dise ? C’est de la curiosité malsaine.

Elle klaxonne pour inciter une voiture à dégager de son chemin. Comme Gabriel Wells sent bien qu’elle est agacée, il n’ose plus lui adresser la parole. Pourtant, il veut à tout prix avoir la réponse à cette question par laquelle il hésitait à ouvrir son roman et qui hante désormais son esprit :

Pourquoi suis-je mort ?

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