51.

Lucy, de retour chez elle, s’installe face à son ordinateur et lance le replay de l’émission de télévision Du goudron et des plumes. Le thème, « La littérature de l’avenir », s’affiche en plein écran. Le générique montre des livres qui dansent sur une majestueuse musique symphonique. Trois invités en costume sont assis dans des fauteuils et l’animateur commence à interroger le premier écrivain, mais Lucy a déjà appuyé sur le bouton avance rapide pour parvenir à la fin de l’émission, au moment où Gabriel Wells rejoint le fauteuil des interviewés, « sur le gril ». Il ne semble pas très à l’aise. L’animateur, enjoué, manipule ses fiches et se tourne vers ses chroniqueurs :

– Et maintenant place au sniper, place au tueur, place à celui que tous les auteurs redoutent : Jean Moisi. Alors, Jean, qu’avez-vous pensé du dernier opus de notre invité ?

– Couverture nulle. Titre nul. Et surtout, absence totale de style. Pour moi, le style fait tout, or le sien est tout simplement inexistant. Wells est le pire auteur que je connaisse, il est la honte de la profession. On devrait interdire ses livres.

– Mais il a quand même beaucoup de lecteurs ! Et il touche en priorité les jeunes, un public que la littérature peine à intéresser…

– Il a beaucoup de lecteurs parce que le public en général ne connaît rien à la bonne littérature, et les jeunes le lisent parce qu’ils sont incultes et ne savent pas reconnaître un livre de qualité.

– Il attire aussi les gens dans les librairies.

– Parce que les libraires qui se compromettent en vendant ses ouvrages ne sont motivés que par l’appât du gain et ont perdu de vue l’esthétique et le style !

– Wells, que pensez-vous de l’avis de Moisi sur votre travail ?

– Tout d’abord, je tiens à le remercier. Je suis très honoré que mon travail ne trouve pas grâce aux yeux de M. Moisi. C’est un doux plaisir que de déplaire aux critiques qui n’aiment que les livres ennuyeux. Si je regarde bien, tous les livres qu’il a adorés ont, comme par hasard, été oubliés, et ceux qu’il a bannis ont connu le succès. Avoir une mauvaise critique de Moisi, c’est comme marcher du pied gauche dans un excrément de chien, cela porte bonheur.

– Comment osez-vous ? demande Moisi, offusqué.

– La seule chose qui me navre, c’est que l’opinion de M. Moisi ne s’appuie pas sur la lecture effective de mon ouvrage. Il a parlé de la couverture et du titre car ce sont les seuls éléments qu’il connaît de mon travail. Je vois à son aspect que l’exemplaire qui est devant lui n’a même pas été ouvert, je ne comprends donc pas très bien sur quoi se fonde l’opinion qu’il a de mon style.

– Je sais lire sans abîmer les livres. Vous essayez de faire diversion, mais je profite de cette tribune pour exprimer tout haut ce que tous mes collègues pensent tout bas. Vous êtes un écrivain médiocre.

– Mon seul adversaire ici est votre manque de curiosité. Je reconnais que vous n’êtes pas le seul à n’avoir jamais ouvert mes ouvrages. Mais ce n’est pas parce que vous êtes nombreux à avoir tort que cela vous donne raison.

– Et alors comment sont censés faire les lecteurs pour connaître les nouveautés en librairie si vous remettez en question toute une profession dont le rôle est de les informer ?

– D’abord, je ne remets pas en question toute la profession. Il y a des critiques formidables. Et puis il existe d’autres sources d’informations pour les lecteurs : les libraires, le bouche-à-oreille, les blogs tenus par des passionnés, les professeurs de français ou les parents qui veulent donner envie de lire à leurs enfants.

– C’est un peu facile de remettre en question tout un système qui a fait ses preuves…

– Je ne reconnais qu’un seul critique : le temps. Le temps donne leur vraie valeur aux œuvres. Il fait oublier les auteurs anodins et immortalise les écrivains novateurs.

L’animateur, qui souhaite soutenir son chroniqueur, décide de revenir à la charge :

– Et qu’avez-vous à répondre à Moisi quand il vous reproche votre absence de style ? demande-t-il.

– La littérature qu’il aime est essentiellement cosmétique. C’est du maquillage qui sert à cacher les rides et les boutons. La forme est mise en valeur pour dissimuler la faiblesse du fond. Ou, pour utiliser une autre image, le style est la sauce d’un plat. On met beaucoup de sauce, bien grasse et bien salée, de la sauce au beurre ou de l’huile de friture, quand on veut saturer les papilles pour cacher le goût de la viande. Or, pour moi, la viande, c’est l’intrigue. Si elle est bonne, elle n’a pas besoin de sauce.

Moisi reprend la parole :

– Marguerite Duras disait que pour faire un bon roman il n’y a pas besoin d’intrigue. C’est là toute l’innovation et la modernité du Nouveau Roman. On se débarrasse de l’intrigue, prétexte inutile, pour privilégier le raffinement du style. Point à la ligne. Vous n’allez quand même pas contredire la grande Marguerite Duras !

– Donc, Jean, insiste l’animateur, vous pensez que Gabriel Wells ne sera pas un auteur marquant dans les années à venir ?

– M. Wells n’est pas un auteur tout court. Il n’est rien. Sa présence sur ce plateau et dans le monde littéraire en général est en soi un problème. Le fait de vouloir plaire au plus grand nombre n’est rien d’autre que de la démagogie. Et le fait d’invoquer le temps comme seul critique est de la prétention. Il croit quoi ? Qu’on le lira encore dans cent ans ? Vouloir plaire aux générations futures est utopique. Pour ma part, je défendrai toujours la littérature classique qui, à mon avis, est la seule de qualité. Soyons sérieux : la littérature fantastique, l’heroic fantasy, la science-fiction, les polars, les thrillers, les romans d’horreur, la bande dessinée, ou encore les romans érotiques, qui inondent les rayons des supermarchés, ne sont pas de la « vraie » littérature puisqu’ils sont le produit de l’imaginaire. Un bon roman parle forcément du réel et du présent ; il est alimenté par l’expérience de l’écrivain qui ne doit parler que de ce qu’il connaît personnellement et non de ce qu’il fantasme.

– Vous en pensez quoi, Wells ? demande l’animateur.

– L’autofiction, qui est en effet l’unique littérature à la mode actuellement en France (ou plutôt à Paris), n’est qu’une thérapie déguisée. L’auteur qui raconte par exemple son enfance n’a rien inventé : il se contente d’observer. Ce n’est pas lui qui crée ses parents, son cadre de vie, ceux qui participent à sa vie. Ces écrivains ne sont rien d’autre que des autobiographes, et ils devraient indiquer « Dieu » comme co-auteur puisque c’est lui qui a inventé les acteurs, le décor et même les situations qu’ils décrivent.

– Comment expliquez-vous ce rejet systématique de votre travail de la part de célèbres critiques comme Moisi ?

– Ils vivent dans un monde parallèle avec leurs propres valeurs. Je les respecte, mais elles me semblent incomplètes. C’est comme de faire écouter du rock and roll à un critique de musique classique : il trouverait forcément cela sans style, simpliste, et démagogique. Pourtant, le rock a survécu à l’épreuve du temps et a touché les jeunes parce qu’ils sont en général plus ouverts.

– Et vous aimez la musique classique, Wells ? poursuit l’animateur.

– Bien sûr. Et j’aime aussi le rock, car les deux ne sont pas incompatibles. De la même manière, je lis à la fois des auteurs de polars et les grands stylistes comme Proust ou Flaubert. Ce qui est étonnant, c’est qu’il y ait dans le domaine musical des journaux consacrés à la musique classique et d’autres au rock ; en littérature, il n’y a que des médias qui aiment exactement les mêmes livres. Ils sont comme des moutons qui broutent tous ensemble la même herbe au même moment. Dommage pour les lecteurs, qui ont peut-être envie de nouveauté et de diversité. Ils ne sont même pas tenus au courant du fait que certains explorent de nouvelles voies. Selon moi, ce qu’il faut préserver c’est précisément la diversité de la littérature. Il n’y a pas de mauvais genre littéraire en soi, il y a de bons et de mauvais ouvrages dans tous les genres.

– Et que pensez-vous du fait qu’on trouve vos livres dans les supermarchés ?

– Ce n’est pas moi qui décide des lieux de distribution de mes romans. Et pour moi, le seul objectif des auteurs est d’augmenter le nombre de lecteurs en général.

– Moisi vous a quand même clairement refusé le titre d’écrivain. Qu’avez-vous à répondre à ça ?

– Mon ennemi n’est pas Moisi, mon adversaire c’est l’attrait des séries américaines, du cinéma, des jeux vidéo et de la télévision qui font recevoir les histoires de manière complètement passive, alors que les romans incitent les lecteurs à créer leurs propres images et les transforment en réalisateurs de cinéma. Moisi est aussi un écrivain, donc je pense qu’il doit me percevoir comme un concurrent. Pourtant, le soleil brille pour tout le monde. Entre auteurs, nous ne sommes pas rivaux, nous ne nous volons pas des lecteurs. Car, je le répète, selon moi notre seul objectif est d’amener de plus en plus de gens à lire. Et plus il y aura de gens qui lisent, plus il y aura de gens intelligents.

– Démagogie ! Démagogie ! peste Moisi. Ce que Wells appelle « augmentation du nombre de lecteurs », moi j’appelle cela « nivellement par le bas ». Il ne suffit pas de défendre les livres, il faut aussi inciter les lecteurs à consommer de la qualité ! Wells fait de la sous-culture.

– Je crois qu’en voulant défendre l’intégrité de ce que vous nommez la bonne littérature, vous risquez d’en devenir le fossoyeur, réplique Gabriel.

– Vous n’êtes pas un professionnel de l’écriture, monsieur Wells, vous n’êtes qu’un amateur qui a eu de la chance et qui n’existe que grâce à des thèmes racoleurs. Je suis docteur en littérature du XXe siècle. Avouez-le, vous, vous n’avez même pas fait d’études !

– C’est exact. Et j’en suis fier. Le Titanic a été construit par des ingénieurs qui avaient fait des études et l’Arche de Noé par un autodidacte. On a vu lequel a coulé et lequel a survécu au Déluge.

Quelques rires dans le public attisent la colère du critique qui se lève en tapant du poing sur la table. Il darde son index vers son bouc émissaire et articule lentement :

– J’espère que vous allez mourir vite, Wells, et enfin débarrasser la littérature de votre encombrante présence.

– Quant à moi, j’espère que vous allez être heureux et que vous serez ainsi moins tenté de vous élever en dénigrant vos confrères.

– Je me sens suffisamment investi dans mon devoir de sauvegarde de la bonne littérature pour imaginer un jour vous éliminer purement et simplement. Et je dirai pour finir qu’un bon écrivain de science-fiction est un écrivain mort. Ainsi, il peut au moins visiter les mondes imaginaires.

L’animateur rit de la formule, le public rit aussi et applaudit. La caméra se tourne vers Gabriel Wells dont on s’attend à entendre une dernière repartie, mais il reste silencieux, comme s’il n’avait plus envie de se battre. Il a l’air blessé, comme si la haine assumée de Moisi avait fini par transpercer sa carapace.

L’animateur poursuit l’émission en présentant une série d’autres livres qui lui semblent passionnants. Lucy voit bien que Gabriel est absent, impatient de pouvoir quitter le plateau. Touchée de le voir si mal à l’aise, la jeune femme éteint son écran. Elle ne se doutait pas que la littérature pouvait créer autant de hargne entre critiques et écrivains, tout comme elle ignorait que les premiers puissent être des concurrents des auteurs. Elle imagine cela comme une compétition sportive, de patinage artistique par exemple, où le juge concourrait dans la même compétition. Ce ne serait pas équitable.

Déterminée à confronter le journaliste, elle cherche sur Internet les coordonnées de l’éditeur de Moisi, et réussit à obtenir l’adresse du critique.

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