14.

« Je suis née en Savoie. Mon père tenait un abattoir de volailles. Ma mère l’aidait à faire sa comptabilité, préparait les repas et tenait la maison. J’étais enfant unique.

À partir de l’âge de 8 ans, j’ai commencé à avoir des migraines à répétition. Je me recroquevillais sur moi-même, je devais rester immobile, enfermée dans l’obscurité, parfois deux jours de suite. Le moindre bruit, la moindre lueur me faisaient sursauter et provoquaient chez moi un terrible mal de crâne. J’entrais dans des phases d’hypersensibilité insupportables.

On m’a emmenée voir tous les médecins des alentours, j’ai testé tous les médicaments possibles et imaginables, mais il n’y avait aucun remède connu efficace, et mes absences répétées à l’école m’ont fait prendre du retard dans mes études. J’étais toujours la dernière de la classe et, dans le village, j’étais vue comme une sorte d’infirme, sans que les gens sachent vraiment quel était mon problème. On me parlait comme à une handicapée mentale.

Un jour, j’ai dit à mon père que je voulais quitter ce village où personne ne m’appréciait. Il m’a alors raconté l’histoire de la chèvre de M. Seguin. Je m’en souviens encore : “Blanquette disait qu’elle s’ennuyait et en avait assez de la ferme. Alors un soir elle s’échappa pour rejoindre la montagne, où elle rencontra un jeune chamois. Ils s’amusèrent pendant plusieurs heures. La nuit tomba et M. Seguin l’appela avec sa trompe, mais elle ne voulait pas se retrouver à nouveau dans l’espace exigu de son enclos, alors elle resta dans la montagne et fut attaquée par un loup. Elle se battit vaillamment toute la nuit et, au matin, épuisée, elle se laissa dévorer.” Mon père a conclu son récit en me disant de ne pas m’en faire pour mon avenir, que je pourrais reprendre la direction de l’entreprise familiale.

Cette fable m’a beaucoup marquée, mais je détestais l’abattoir à volailles, dont l’odeur ignoble imprégnait les vêtements et les cheveux. Alors je suis passée outre ma peur du loup, et dès que j’ai été majeure, je suis partie pour Paris. J’ai trouvé un premier emploi comme serveuse dans un petit restaurant végétarien et une chambre de bonne sous les toits près de la gare de l’Est, au septième étage sans ascenseur avec les toilettes sur le palier.

Le travail était épuisant, mais les clients, généralement des habitués, laissaient de bons pourboires. Un jour s’est présenté un très bel homme, distingué et élégamment vêtu, qui semblait un peu timide. Il était seul, et c’était la première fois qu’il venait dans un restaurant végétarien. Je l’ai initié à cette alimentation différente dans le cadre de laquelle on ne consomme pas de “cadavres”. Cette expression l’a fait rire, nous avons sympathisé et nous nous sommes revus en dehors de mes heures de service. Il travaillait dans la finance, une activité très lucrative mais qui lui posait parfois des problèmes éthiques car il doutait de la probité de son patron.

Il s’appelait Samy Daoudi. C’est moi qui ai pris l’initiative de lui prendre la main pour la première fois. Ensuite, nous avons échangé notre premier baiser. À l’époque, je n’avais que 18 ans et j’étais encore vierge. Nous nous sommes vus une dizaine de fois avant d’oser dormir ensemble. Et encore une dizaine de fois avant qu’il n’ose me proposer de faire l’amour. Ce fut un instant extraordinaire, j’avais l’impression qu’il réveillait mon corps engourdi en l’éclairant de l’intérieur. Sa timidité m’amusait beaucoup, il demandait constamment : “Cela ne vous dérange pas ?”, comme s’il avait tout le temps peur d’importuner les gens.

Ensuite, tout s’est déroulé comme dans un rêve. Samy m’offrait des fleurs chaque fois qu’on se voyait. Il était attentionné, prévenant, poli, respectueux. Il me répétait « Je t’aime » toute la journée. Il m’a présentée à ses quatre sœurs, avec lesquelles il vivait (sa mère et son père étaient décédés). Pour moi qui étais enfant unique, c’était comme si une nouvelle famille m’adoptait, et j’ai trouvé de vraies amies dans les sœurs de Samy. On s’amusait, on faisait la cuisine, on organisait des dimanches pyjama. Nous sommes partis en vacances tous les six, puis tous les deux. J’étais heureuse et très vite nous avons parlé de vivre ensemble chez lui. Il me tardait de quitter ma petite chambre de bonne. Il disait qu’il comptait m’épouser, qu’il voulait que nous ayons trois enfants, et qu’il ferait tout pour que je puisse arrêter de travailler au restaurant. Lui devait courber l’échine face à son terrible patron encore quelque temps, mais il avait pour projet, dès qu’il aurait réuni suffisamment d’argent, de monter sa propre entreprise de conseil en finance.

À ma connaissance, il n’avait qu’une blessure : l’absence de ses parents. Son père les avait abandonnés après sa naissance. Sa mère, Mounia, était morte alors qu’il avait 14 ans, et il ne s’en était jamais vraiment remis. Il me disait qu’il la revoyait toutes les nuits dans ses songes et qu’il espérait un jour arriver à lui parler, car il croyait aux esprits. Il m’assurait aussi que j’étais exactement le genre de femme qu’elle aurait été fière d’avoir pour belle-fille. Il me parlait tout le temps d’elle. Il disait qu’on aime en fonction de l’amour qu’on a eu dans son enfance, que chaque baiser est comme un jeton que l’on reçoit et que l’on peut utiliser, plus grand, pour jouer au poker de l’amour, et que plus on a de jetons, plus on a de chances de gagner. Lui, il avait reçu énormément d’amour de la part de sa mère, et donc il pouvait en donner en retour.

Un soir, Samy est arrivé avec un air particulièrement soucieux ; il parlait vite, m’a expliqué que son entreprise allait subir un contrôle fiscal qui risquait de les ruiner. Son patron lui avait demandé de dissimuler une valise remplie de documents compromettants. Comme il craignait une perquisition chez lui, il m’a demandé de cacher la valise chez moi. Les jours suivants, la tension est montée. Samy était nerveux, il me parlait de son abominable patron qui allait tous les faire plonger. Puis il a dû partir en voyage précipitamment. Je me rappelle encore la date, c’était un vendredi 13 avril. Il m’a juste dit qu’il y aurait une période où nous ne pourrions pas communiquer, mais qu’il me rappellerait dès son retour. En attendant je devais patienter. Et c’est ce que j’ai fait.

Trois jours plus tard, j’ai été réveillée à 8 heures du matin par des coups à ma porte. C’était la police. Ils se sont précipités à l’intérieur et ont commencé à fouiller jusqu’à ce qu’ils trouvent la valise, que j’avais cachée sous le lit. Ils ont forcé les serrures et découvert dedans des sachets de poudre blanche.

J’ai aussitôt été emmenée dans un fourgon et conduite au commissariat.

Toutes les preuves étaient contre moi, et nous vivions une période de forte répression de la drogue à la suite de la mort par overdose d’un célèbre chanteur de rock. J’ai donc écopé de la peine maximale : huit ans ferme.

“Avec votre air de sainte-nitouche, vous êtes encore plus pernicieuse que les autres, et c’est pourquoi votre sanction doit servir d’exemple”, a déclaré le juge. À l’annonce du verdict, mes parents se sont effondrés en larmes. Bien sûr, j’avais essayé de nombreuses fois de joindre Samy, mais j’étais toujours tombée sur son répondeur.

C’est là que j’ai eu ma première rechute de migraine, qui m’a valu de passer une soirée à l’hôpital. Une fois sortie de là, j’ai été enfermée à la prison pour femmes de Rennes. Au début, on me traitait avec respect car les autres détenues voyaient bien que j’étais différente. La seule chose qui m’inquiétait, c’était que le soir on entendait des hurlements au loin. Je ne savais pas si c’étaient des cris de rage, de folie ou de douleur, mais cela faisait courir mon imagination. En discutant avec les autres filles, j’ai appris que se trouvaient parmi mes compagnes de détention une cannibale, une femme qui avait congelé ses enfants mort-nés, et une veuve noire qui avait tué huit de ses maris avec de la mort-aux-rats. Je ne savais pas de qui il s’agissait car toutes, lorsqu’on leur demandait les raisons de leur détention, répondaient : “Trafic de drogue.” C’était le seul délit considéré comme “honorable”. J’ai pour ma part tenté de faire valoir que j’étais innocente, mais on m’a rétorqué que toutes les détenues ici étaient innocentes, car, je cite, “les vraies coupables ne se font jamais attraper”.

Plusieurs filles m’ont appris comment gagner de l’argent à l’atelier de jouets (je fabriquais précisément de grandes poupées de clowns comme celle-ci), comment trouver des bouchons d’oreilles pour ne plus entendre les cris la nuit, mais le conseil le plus important restait de faire du sport pour ne pas devenir folle. Ce qui n’empêchait malheureusement pas mes crises de migraine d’être de plus en plus douloureuses…

Comme les autres filles voyaient bien que j’avais de gros problèmes de santé, j’avais droit à des rations supplémentaires à la cantine, tandis que d’autres me prêtaient du shampooing, du maquillage et du vernis, qu’elles faisaient entrer clandestinement en corrompant les gardiennes. Une codétenue m’avait un jour mise en garde en me disant de veiller à ne pas être trop belle, car cela pouvait m’attirer des ennuis. J’ai d’abord cru à une blague, avant de comprendre que c’était un sage avertissement : d’autres filles s’étaient fait défigurer simplement pour avoir mis un peu trop de rouge à lèvres, ce qui avait créé des jalousies.

Toujours est-il que, progressivement, l’ambiance s’est détériorée, et une bande s’en est prise à moi. Elles se faisaient appeler “Les Hyènes” et leur devise était : “Là où il y a de la Hyène, il y a du plaisir”.

La chef des Hyènes, qui répondait au nom de Dolorès, était la plus grande, la plus musclée et la plus charismatique. Elle m’a expliqué que son nom signifiait “douleur” en espagnol et que ce n’était peut-être pas un hasard. J’ai été prise comme bouc émissaire par trois de ses comparses qui comptaient me faire passer l’envie de rester indépendante. Je me sentais comme la chèvre de M. Seguin au milieu d’un troupeau de louves. Traquée dans les couloirs, j’ai cherché un sanctuaire et j’en ai trouvé un dans la bibliothèque. Il n’y avait jamais personne là-bas en dehors d’une gardienne. Pour donner le change, j’ai saisi un ouvrage au hasard sur une étagère. C’était Nous les morts.

Moi qui ne m’étais jamais intéressée à la littérature et avais accumulé les mauvaises notes en cours de français, j’avais pour la première fois la sensation que lire était une question de survie. Je n’avais plus le choix, et sous le regard méfiant de la surveillante, je me suis mise à lire vraiment.

Alors que pour moi un livre était forcément ennuyeux, j’ai enfin réussi à franchir le cap des lettres, des mots et des phrases, et soudain est apparu dans ma tête un écran de cinéma sur lequel les personnages du roman se mirent à s’animer et à discuter. J’avais l’impression de basculer dans un monde parallèle. J’entendais les voix des personnages, le bruit du vent, les voitures, les coups de feu, l’orage ; je voyais les visages, je sentais les odeurs, bref tout ce qui était décrit dans votre récit. Si bien que, lorsque la surveillante est venue me signaler qu’il était tard et que la bibliothèque fermait, j’ai regardé la pendule et constaté que deux heures venaient de s’écouler. Deux heures de lecture en continu sans même que je m’en aperçoive ! Deux heures où j’ai vécu accrochée à vos personnages comme un naufragé s’agrippe à une planche !

Je ne voulais plus penser à rien d’autre qu’à votre histoire. J’ai donc demandé si je pouvais rapporter le livre dans ma cellule, et la gardienne a accepté, ravie que l’une d’entre nous lise. J’ai terminé la lecture de votre roman le soir même, en sautant le dîner.

J’ai adoré l’idée de départ de Nous les morts, cette équipe scientifique qui cherche à fabriquer un “nécrophone”, une machine pour communiquer avec les morts. Vos héros repèrent les infrasons émis par les âmes errantes et arrivent à parler avec les morts de la même manière qu’on tente de communiquer avec les dauphins ou les oiseaux. Plus exactement, ils parlent avec les morts de la manière dont, jadis, on voulait parler avec les extraterrestres.

J’ai appréhendé votre roman comme un récit d’anticipation, avec la certitude que cela allait se réaliser dans les années à venir. En fait, même si vous aviez mis le mot “roman” sur la couverture, il était évident pour moi que vous aviez, sans le savoir, découvert quelque chose de déterminant. Tout cela me semblait en phase avec mes propres intuitions. Si bien que, le lendemain, alors que Dolorès et ses hyènes m’encerclaient pour me brutaliser, j’ai pointé leur chef du doigt et lui ai déclaré :

“L’âme errante de ta sœur Francesca est là, et elle me dit qu’elle peut communiquer avec toi en m’utilisant comme médium.”

J’avais appris par une autre fille qu’elle avait perdu sa sœur suite à une guerre entre bandes rivales des cités. Pour le reste, j’avais reproduit mot à mot un dialogue de votre roman.

Ensuite je suis restée vague, j’ai expliqué que Francesca veillait sur elle, qu’elle l’aimait, qu’elle était fière d’elle. Bref, j’ai improvisé en gardant en tête une règle d’or : dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre et leur donner l’impression qu’ils ne sont pas seuls car, dans l’invisible, quelqu’un les protège. Tout le monde a envie d’entendre ça. Je n’ai donné aucune information précise, et… cela a fonctionné !

Dès lors, Dolorès m’a prise sous sa protection en échange d’un dialogue quotidien avec Francesca, ce qui m’a permis d’améliorer ma méthode de communication avec l’au-delà. J’ai commencé à jouer un peu la comédie : je fermais les yeux, grimaçais en faisant semblant d’entendre un esprit. J’ai compris que Dolorès détestait son père, se sentait victime d’une injustice de la vie, qu’elle méprisait les êtres faibles. Je me suis mise à adapter plus précisément mon discours, car je voyais bien que ses comparses restaient sceptiques et je craignais que l’une d’elles la fasse définitivement douter de mes talents de médium. Une fois assurée de la protection de ma pire ennemie, j’ai eu d’autres consultations avec d’autres détenues qui cherchaient à dialoguer avec les morts. J’ai compris que toutes ces filles avaient des envies simples : être complimentées, être écoutées, être rassurées sur leur avenir. Pour ne pas répéter à toutes les mêmes phrases, je construisais mon discours à partir de la manière dont la personne se tenait face à moi, jouait avec ses mains, souriait, se recoiffait. Puis j’ai tenté dans un deuxième temps de percevoir l’inconscient de cette personne. Au début, cela n’a pas fonctionné, et j’ai failli plusieurs fois être démasquée ou me contredire, mais j’ai toujours réussi à sauver les apparences.

Après avoir séduit Dolorès puis toutes les Hyènes, ma réputation s’est étendue aux filles des autres bandes. J’ai alors pris conscience que toutes avaient en commun d’avoir volé, blessé ou tué pour essayer de réaliser leurs rêves. Tout ce que j’avais à faire, c’était remettre un peu d’enchantement dans leur vie. Ma mission était simple : apaiser, offrir un peu de sérénité et aider à accepter le passé.

Plus je pratiquais mes séances de spiritisme et plus j’étais douée. Je réunissais le dimanche soir une vingtaine de filles pour faire tourner les tables. Après les détenues est venu le tour des gardiennes, avec toujours les mêmes histoires d’amour impossible, de sentiment d’être victime ou incomprise. Je tempérais leur colère, les rassurais, leur annonçais de “bonnes surprises à venir”, sans donner de date précise, improvisais des discours de soutien. Bref, je leur donnais enfin l’impression que quelqu’un les comprenait. Sans le savoir, j’apprenais un métier.

Et puis, un jour, une parole est arrivée directement dans ma tête comme si quelqu’un de l’extérieur me parlait : “Dis à Carolina qu’il faut qu’elle renonce à sa vengeance car c’est cela qui la rend malheureuse. Et, pour la faire renoncer, tu vas lui donner une information qu’elle n’a pas : sa mère est toujours vivante, elle habite à Annecy au 12, rue des Récollets, 3e étage, porte droite. Son numéro de téléphone est dans l’annuaire au nom de Bercail.”

L’adresse était si précise que c’était quitte ou double, car si je me trompais, je risquais de perdre tout crédit, mais par chance, la fille a appelé et est tombée sur sa mère qu’elle croyait morte. Ma réputation était définitivement établie et le dernier bastion de sceptiques céda pour venir me consulter.

J’ai encore reçu par la suite deux ou trois messages extérieurs précis, et donc des communications qui me faisaient prendre des risques, mais, chaque fois, les informations se révélèrent justes.

Un soir, la directrice de la prison me convoqua et m’expliqua que cela faisait des mois qu’elle n’arrivait pas à dormir, malgré tous les remèdes qu’elle avait essayés. J’ai remarqué beaucoup de croix, de statues d’anges et de signes de religion dans son bureau, et j’ai improvisé. Je lui ai dit qu’il fallait demander de l’aide aux anges. Un véritable dialogue s’est instauré, elle s’est détendue et a bien dormi la nuit qui suivit notre séance.

Pour me remercier, elle m’a permis de bénéficier d’une cellule individuelle de luxe qui était normalement réservée aux VIP. Tout le confort de l’extérieur était fourni : télévision, ordinateur, ainsi qu’une pièce à part pour mes “consultations”. Et au fur et à mesure que mes conditions de vie s’amélioraient, les migraines se sont faites plus rares.

Ainsi, j’ai compris, moi qui suis en effet un peu hypocondriaque, que le meilleur moyen d’avoir une bonne santé, c’est le bonheur. Le malheur, lui, attire la maladie ; c’est un peu comme les banques, qui ne prêtent qu’aux riches et refusent les crédits aux pauvres : une réalité injuste qui, comme une règle secrète, régit tous les destins.

On m’a aussi fourni un téléphone portable avec lequel j’ai tenté de contacter Samy, mais il restait injoignable. Et puis, un matin, lors d’une énième tentative, j’ai entendu : “Le numéro que vous demandez n’est pas attribué.” Ce message a provoqué une nouvelle crise de migraine.

À ma grande surprise, ce jour-là, toutes ces filles que j’avais toujours perçues comme des menaces se sont révélées être des soutiens. Comme si cette horde de femmes sauvages avait senti que l’une des leurs était blessée et qu’elles considéraient de leur devoir de me venir en aide. La prison entière, avec ses 878 détenues, était devenue ma vraie famille.

En plus du confort, j’ai pu profiter de multiples services de la part de cette communauté fermée de femmes : ménage, cuisine, massages, coiffure. Toutes étaient aux petits soins pour moi afin d’obtenir des séances de spiritisme. Je n’ai toutefois jamais abusé de mon pouvoir.

Je m’habituais en même temps à recevoir des messages de plus en plus précis venus de l’au-delà. En fait, la difficulté au début était d’entendre correctement, car les morts n’articulent pas forcément bien : ils marmonnent, ou murmurent, sans penser au confort de réception de la médium. Il m’est ainsi arrivé de confondre des mots aux sonorités proches, mais il est toujours difficile d’expliquer à un vivant que le mort qui communique avec lui ne se donne pas la peine de parler avec clarté.

Un jour, j’ai été contactée par une entité qui prétendait “faire partie de la Hiérarchie”. Il se nommait Dracon. C’est lui qui m’a expliqué le principe des deux administrations parallèles dans l’au-delà : une qui gère les âmes qui montent se faire réincarner et une qui s’occupe des âmes qui veulent rester sur Terre. Les deux administrations, selon Dracon, marchent de manière similaire avec des “fonctionnaires célestes” qui aident à gérer, filtrer, guider les âmes des humains. Et il m’a proposé de devenir une sorte d’ambassadrice de cette Hiérarchie sur Terre. Ce que j’ai accepté sans hésitation.

Il me demandait parfois de discuter avec une âme errante pour la convaincre de se réincarner. Pour ce faire, il me soumettait des propositions de fœtus devant naître au sein de familles aisées, ce qui m’aidait à argumenter auprès des morts pour qu’ils abandonnent leur ancienne individualité humaine.

Quand j’échouais, Dracon ne me faisait pas de reproches, et il me répétait que chacun garde son libre arbitre et que rien ne peut forcer les esprits à faire quoi que soit contre leur volonté. La peur de l’inconnu est puissante chez eux et l’envie d’évoluer souvent étouffée. Dracon me rappelait que ce que je leur demandais était quand même de renoncer à tout ce qui les définissait, pour être “autre chose, ailleurs, autrement”. Cela a constitué pour moi une grande leçon d’humilité : accepter le libre arbitre des esprits et ne pas les juger.

Je me suis donc appliquée à accomplir au mieux ma mission et, en retour, Dracon me donnait toutes les informations que je souhaitais pour avoir prise sur mes “clients” vivants. C’est aussi lui qui m’a appris à déparasiter.

Évidemment, j’ai essayé d’obtenir par Dracon des informations sur mon Samy, mais il ne m’a jamais répondu, ni pour me dire où il se trouvait ni même pour me signaler s’il était vivant ou mort. Il se contentait de dire que c’était en dehors de ses “attributions”.

Quoi qu’il en soit, ma coopération avec la Hiérarchie par l’entremise de Dracon marchait bien, presque trop bien.

Normalement, j’aurais dû bénéficier d’une remise de peine pour bonne conduite et ne passer que trois ans en prison (au nom de la politique de désengorgement des prisons surpeuplées), mais la directrice tenait trop à moi et à mes talents, qui l’aidaient toujours à dormir. Elle a donc préféré octroyer des réductions de peine à plusieurs criminelles multirécidivistes plutôt que de me laisser partir. Ce n’est que lorsqu’elle a eu épuisé tous les recours qu’elle a finalement consenti à me libérer par une belle matinée d’août.

Mon départ a été un déchirement pour toutes les filles de la prison. Pour l’occasion, elles m’ont organisé, avec l’accord de la direction, une grande fête dans les murs de la centrale. Certaines détenues ont alors annoncé qu’elles allaient se comporter de manière exemplaire pour sortir plus vite et me retrouver à l’extérieur. Plusieurs filles m’ont remis des cadeaux, des pulls qu’elles avaient tricotés elles-mêmes, des gâteaux, des bijoux confectionnés par leurs soins, des petits tableaux où elles m’avaient représentée en sainte. C’était un peu Noël. Gardiennes comme détenues m’ont embrassée les unes après les autres. C’est Dolorès qui m’a étreinte en dernier en me chuchotant à l’oreille : “Viens quand même nous voir de temps en temps, et si tu ne peux pas, passe-nous au moins un coup de fil, on a toutes besoin de toi, tu sais.”

Au moment où j’ai franchi la porte de la prison, beaucoup se sont mises à pleurer. J’avais le fol espoir que Samy serait là, à m’attendre dehors pour me faire une surprise, mais il n’y avait personne. Je suis allée dans le bistrot le plus proche et j’ai essayé de lui téléphoner, m’étant souvent demandé si le téléphone de la prison n’avait pas été spécialement trafiqué pour m’empêcher de contacter mon amoureux. J’ai de nouveau entendu : “Le numéro que vous demandez n’est pas attribué.”

Je suis retournée à son adresse, le 19, boulevard de Strasbourg, mais le concierge m’a appris que M. Daoudi n’était jamais revenu depuis ce fameux vendredi 13 avril, huit ans auparavant. Ses sœurs non plus d’ailleurs. Il n’avait même pas laissé d’adresse pour faire suivre le courrier. Je me suis dit que c’était sans doute lié à son patron véreux et je me suis sentie soulagée d’avoir été arrêtée à sa place.

À ma sortie de prison, on m’avait donné l’argent que j’avais gagné en travaillant à l’atelier de jouets, mais je savais qu’il me fallait vite retrouver un emploi. Le restaurant végétarien n’a pas voulu me reprendre : cela n’était pas bon pour leur image d’employer une ex-prisonnière. Dans tous les autres endroits où j’ai postulé, on m’a aussi fait comprendre que mon passé de détenue jouait en ma défaveur. Ce fut la même chose pour trouver un lieu de vie, tous les bailleurs réclamant un casier judiciaire vierge. Sans abri et sans travail, je ne voyais pas comment j’allais pouvoir m’en sortir. J’ai passé ma première nuit sous un pont et échappé de justesse à une agression de la part d’un groupe de clochards alcoolisés. Puis j’ai trouvé le lendemain un abri près de la gare de l’Est et, là encore, j’ai failli être détroussée par d’autres SDF. Des proxénètes m’ont alors offert de me “protéger”. Le troisième jour, il s’est mis à neiger ; j’avais froid et je commençais presque à regretter la prison : au moins là-bas j’avais un logement chauffé, des repas corrects, des amies, tandis que désormais, ma liberté m’exposait aux caprices de la météo et aux agressions en tous genres. J’ai donc envoyé un message à Dracon et décidé que le premier élément insolite que je verrais me donnerait la clé pour m’en sortir. C’est à cet instant précis que j’ai aperçu un prospectus sur un pare-brise. Dessus était inscrit, je me le rappellerai toujours :

PROFESSEUR MAMADOU M’BA.


GRAND MÉDIUM DIPLÔMÉ


DE L’UNIVERSITÉ DE DAKAR.


30 ANS D’EXPÉRIENCE. 100 % DE RÉUSSITE.

Vous souffrez de timidité, d’impuissance sexuelle, de surpoids ? Vous ne gagnez jamais aux jeux de hasard ? Vous voulez vous faire aimer comme l’enfant de sa mère ? Examen du sexe pour avoir de la force en amour. Mamadou M’Ba connaît des potions magiques. Protège contre les ennemis, contre la folie, contre les accidents de voiture, contre les mauvais esprits. Récupère les fiancées qui se sont enfuies avec d’autres hommes, les chiens et les chats égarés. Parle avec des proches disparus. Obtient des augmentations de salaire. Guérit le sida par téléphone. Répare les motos russes. Satisfait ou remboursé. Je prête serment sur l’honneur de ne pas trahir mes clients. Tarifs spéciaux pour les chômeurs, les étudiants, les syndicalistes, les veuves et les invalides de guerre.

Une fois que j’ai eu surmonté mes premières réserves, j’ai contacté ce professeur M’Ba si polyvalent, qui a accepté de me recevoir sur-le-champ. C’était un très vieux monsieur sénégalais aux cheveux crépus grisonnants, habillé en boubou orange, mauve et vert, dont le torse arborait des colliers dorés et des médailles militaires. Son visage était à moitié caché sous de grosses lunettes aussi épaisses que des culs de bouteille. Quand il souriait, on voyait ses dents en or.

Au lieu de lui demander de m’aider, je lui ai proposé mes services en lui expliquant mon “talent”. Il s’est tout de suite montré enthousiaste et m’a engagée comme assistante sans m’interroger ni sur mon casier judiciaire, ni sur mes diplômes, proposant même de m’héberger et de me nourrir.

J’ai appris par la suite qu’au moment de notre rencontre, il venait de se faire cambrioler par un de ses clients et que sa quasi-cécité ne lui permettait plus d’assurer sa propre sécurité. C’est pour cette raison que ma présence lui a paru non seulement agréable mais aussi indispensable. D’ailleurs, le client qui l’avait dévalisé est revenu ce jour-là avec deux acolytes pour terminer son pillage. Mais le revolver factice que j’ai alors brandi (prêté par Mamadou) a suffi à leur faire rebrousser chemin.

Il ne m’a pas fallu travailler longtemps avec ce marabout sénégalais pour constater qu’il n’en était qu’à ce que je nommais le “premier stade” : celui de la psychologie par l’observation et l’écoute. Il offrait à ses clients des amulettes avec un rouleau de papier où étaient inscrites des formules dans sa langue maternelle : “passion amoureuse”, “richesse”, “santé de fer”… Grâce à ces petites formules rassurantes, il obtenait des résultats qui satisfaisaient ses clients, souvent naïfs et superstitieux – un mélange d’effet placebo et de méthode Coué.

J’ai rapidement pris le relais pour ses clients les plus exigeants, et lui ai proposé d’organiser des séances de spiritisme qui ont très vite eu beaucoup de succès.

Mamadou me laissait 50 % des bénéfices pour le traitement des clients que je recevais individuellement et 100 % pour les séances collectives de spiritisme. C’était un homme très sympathique, et nous n’avions pas besoin de beaucoup parler pour nous comprendre. Nous étions convenus d’un code un peu particulier ; la même phrase, en fonction de nos intonations, revêtait mille significations différentes. Ainsi, sa formule “Vous ne trouvez pas qu’il fait froid dans ce pays ?” pouvait vouloir dire soit que le client était sinistre, soit qu’il faudrait penser à préparer le repas. Quant à la mienne : “Vous devriez mieux vous couvrir”, elle signifiait aussi bien “Fichez-le dehors très vite”, “Vous pouvez vous reposer, je m’occupe de tout”, ou “Je vais chercher de l’aide”.

Quand j’ai eu mis suffisamment d’argent de côté, j’ai remercié le vieux marabout et lui ai dit que je souhaitais désormais travailler à mon compte, non sans lui avoir au préalable trouvé une remplaçante qui, pensais-je, assurerait le boulot aussi bien que moi. Il n’a pas essayé de me retenir, a enlevé ses lunettes pour me serrer dans ses bras et, pour la première fois, j’ai pu voir que ses yeux étaient remplis de vers parasites, comme des bocaux transparents remplis de limaces. Je l’ai embrassé et remercié pour tout ce qu’il avait fait pour moi.

J’ai alors pu louer un appartement à mon nom, et j’ai diffusé des prospectus un peu partout, plus sobres que ceux de mon ancien mentor :

Lucy FILIPINI. Médium.

Ne reçoit que l’après-midi.

Au début, j’avais juste assez de clients pour payer mon loyer et m’acheter de quoi me nourrir. Puis Mamadou est venu me rendre visite et m’a dit que je lui devais de l’argent car ma remplaçante était “incompétente”.

Après mon marabout, ça a été au tour du fisc de me tomber dessus : ils ne voyaient aucun inconvénient à la pratique de mon “art” tant que je versais la moitié de mes gains à l’État. J’ai bien sûr obtempéré sans rechigner. Puis une autre médium est venue me voir un jour. C’était une femme âgée, aux vêtements voyants et au maquillage très appuyé, telle que vous vous figuriez les gens de mon milieu, en somme. Elle m’a expliqué qu’il n’y avait de la place dans le quartier que pour une seule médium et qu’elle était là avant moi. Elle m’a menacée de faire appel à ses “serviteurs de l’invisible” pour me punir si je ne déguerpissais pas rapidement. Elle s’est même mise à vociférer : “Tu vas perdre tes cheveux, tu vas prendre du poids, tu auras mauvaise haleine, les hommes ne voudront plus t’embrasser, tu vas puer des pieds, tu seras prématurément ménopausée et tu ne pourras donc pas avoir d’enfants, et même quand tu feras une mayonnaise cela ne prendra pas.”

C’est ainsi que j’ai découvert les joies de la libre entreprise et de la concurrence… Mais, là encore, j’ai rencontré une main secourable : une de mes clientes, une petite vieille dame charmante et très élégante aux cheveux teints en gris bleuté, qui avait travaillé comme avocate d’affaires et était très fortunée. Elle n’avait pas d’héritier et venait d’apprendre qu’elle allait bientôt mourir. Alors, pour me remercier de lui avoir permis de parler à tous ses ex-maris, elle m’a couchée sur son testament.

La roue a recommencé à tourner : après les problèmes venaient les solutions. Ainsi, après des années de difficultés, j’ai reçu ce cadeau du ciel, ou de la Hiérarchie : l’héritage de la vieille dame comprenait un petit hôtel particulier dans le 16e arrondissement de Paris de 200 mètres carrés avec jardin, et 1 million d’euros. J’avais enfin un nid et la sécurité financière nécessaire pour faire le point. J’ai commencé par utiliser cet argent pour engager un détective privé afin qu’il retrouve Samy. Mais après plusieurs semaines d’enquête, tout ce qu’il a pu me révéler, c’était “que M. Daoudi n’avait jamais donné signe de vie depuis ce fameux vendredi 13 avril”. On ne retrouvait sa trace dans aucune administration ni aucun service juridique. Cette information déprimante m’a coûté cher, mais je restais convaincue au fond de moi qu’il était encore vivant.

Ensuite, le bouche-à-oreille m’a amené de plus en plus de clients, de plus en plus riches et célèbres. Je proposais une séance collective une fois par semaine durant laquelle quatre personnes se mettaient autour d’une table pour consulter à tour de rôle le défunt de leur choix. Et par la suite, ma politique de réduction volontaire de clientèle ne fit qu’accroître mon prestige.

Un jour, le ministre de l’Intérieur Valladier est venu me consulter. C’est rapidement devenu un ami. Je lui ai donc demandé d’enquêter sur Samy et, quelques jours plus tard, il m’a annoncé que, selon ses services, le dénommé Daoudi avait disparu non seulement de France mais de la surface de la Terre. Évaporé. Il en a conclu que l’homme d’affaires véreux pour qui il travaillait avait certainement donné l’ordre de le tuer et de faire disparaître son corps.

Aujourd’hui j’ai trouvé un équilibre. Je vis de ma médiumnité et j’en suis fière. Je n’ai qu’une peur, celle de mourir. Je me sens privilégiée d’avoir accès aux mondes immatériels et je suis bien dans le monde matériel. La seule chose qui manque pour que mon bonheur soit complet, c’est l’amour de ma vie : Samy Daoudi. »

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