15.

Durant tout le temps qu’a duré son récit, Lucy n’a pas quitté des yeux la poupée de clown qui ne s’est pas départie de son sourire hilare figé. Quelques secondes passent.

C’est… vraiment une très belle vie, mademoiselle Filipini.

– Je ne peux pas comparer, je n’en ai pas connu d’autre. Ou, du moins, je ne me souviens plus des précédentes.

Cela confirme cette théorie de la pronoïa que j’ai lue dans l’encyclopédie de mon grand-oncle Edmond.

– La pronoïa ? Jamais entendu cette expression…

C’est l’exact contraire de la paranoïa. Au lieu de considérer que tout le monde vous en veut et tente de vous nuire, quand vous êtes pronoïaque, vous êtes persuadé que l’univers et les gens conspirent en secret pour vous rendre encore plus heureux.

Elle redresse la poupée qui glissait doucement sur le flanc.

– Votre frère pense justement que vous êtes, enfin que vous étiez, paranoïaque de manière maladive.

Je ne peux pas lui donner complètement tort sur ce point. Mais être paranoïaque n’empêche pas d’avoir de vrais ennemis, tout comme être pessimiste n’empêche pas de connaître de vrais malheurs.

Votre réaction par rapport à votre mort est finalement un peu exagérée.

Vous plaisantez, j’espère ?

– Je crois que vous souffrez d’une déformation due à votre métier d’écrivain qui fait que vous voyez du drame partout. Soyez pronoïaque à votre tour, et considérez qu’après tout, votre « fin » n’est pas si ratée que ça.

Mais j’ai été victime d’un meurtre !

– Et alors ? Pensez à votre postérité. On se souvient mieux de John Lennon assassiné d’un coup de revolver dans une rue de Manhattan que de George Harrison mort d’un long cancer à l’hôpital. Marilyn Monroe, décédée à 36 ans, probablement empoisonnée par les services secrets de Kennedy, est davantage ancrée dans notre mémoire que votre Hedy Lamarr, qui a vécu jusqu’à 85 ans abîmée par la chirurgie esthétique par peur de vieillir, pour finir par mourir de maladie dans la misère et l’oubli.

Ce que vous dites est ignoble !

– J’essaie de vous aider à voir le bon côté des choses.

Il y a des sujets sur lesquels je préfère ne pas plaisanter ; ma mort, comme celle de Hedy Lamarr, en fait partie.

Lucy s’immobilise et ferme les yeux.

Qu’est-ce qu’il se passe ? demande Gabriel.

– Ils me disent qu’ils ont une proposition à vous faire, monsieur Wells.

Qui ça, « ILS » ?

– Ma Hiérarchie.

Elle fronce les sourcils tout en gardant les paupières closes.

– C’est une offre exceptionnelle à saisir.

Ses longs cils frémissent.

– Un fœtus est disponible dans une famille bourgeoise qui vit dans une villa tout confort avec vue sur la mer près de Nice. Vous recevrez de l’amour et une bonne éducation. Vous n’aurez aucun problème de santé congénital. Vous serez entouré de frères et sœurs qui feront d’excellents compagnons de jeu. Il y a même un chien à poil long.

Hors de question que je me réincarne alors que je ne sais pas comment je suis mort ! À ma place, je suis sûr que vous réagiriez pareil.

À voir ses cils frémir encore, Gabriel comprend qu’elle reçoit un nouveau message.

– Dracon me dit que la Hiérarchie insiste. Apparemment, votre réincarnation imminente fait partie du Plan cosmique.

C’est quoi encore ça, le « Plan cosmique » ?

– Le grand roman dont nous sommes tous les personnages.

Et c’est quoi le sujet de ce grand roman ?

– Un jour, lors d’une discussion plus intime que d’ordinaire, Dracon me l’a vaguement expliqué. Je crois que ça a à voir avec l’évolution des consciences.

De nouveau, ses pupilles s’agitent sous la fine peau de ses paupières. Elle semble rêver.

– Dracon me dit que si vous n’acceptez pas de renaître dans ce fœtus, vous le regretterez toute votre vi… toujours. Vous devez vraiment vous réincarner le plus vite possible. C’est important. Cela participe au bien-être général.

Mais j’ai mon libre arbitre, n’est-ce pas ?

– Bien sûr.

Et, si j’ai bien compris, mon libre arbitre est plus fort que tout ?

– En effet.

Donc je vous le dis officiellement : je me réincarnerai quand je saurai la vérité sur ma mort.

Elle ouvre les yeux, fixe le clown puis soupire.

– Dracon me dit qu’« ils » sont très déçus par votre comportement, qu’ils qualifient d’égoïste et d’étriqué.

Je ne demande pourtant pas grand-chose ! Vouloir connaître le dernier chapitre du roman de ma propre vie, cela me semble légitime, non ? Je veux savoir qui m’a tué ! Avec votre don, votre fougue et les indications que je vous donnerai sur ma vie et mon entourage, je suis sûr que vous saurez résoudre cette énigme. Après tout, les enquêtes criminelles, c’était ma spécialité. Je vous piloterai depuis l’invisible.

Elle secoue la tête, baisse sa main, et un chat vient se frotter contre sa paume en miaulant.

– Si j’y consens, vous me promettez de vous réincarner ensuite ?

Je vous le promets.

– Je dois quand même vous avertir qu’il est inconcevable pour moi de prendre des risques, pour quelque raison que ce soit. Je tiens trop à ma santé.

Ses chats l’entourent, comme s’ils comprenaient ce qui se joue et souhaitaient l’empêcher d’aider Gabriel, lequel, soulagé, se sent soudain plus léger.


16. ENCYCLOPÉDIE : LE POIDS DE L’ÂME

Le docteur Duncan MacDougall, un Américain, fut le premier médecin à vouloir prouver l’existence matérielle de l’âme.

En 1900, il s’entendit avec un centre pour tuberculeux de Boston et mit au point une procédure qui consistait à placer sur une balance le lit d’un patient, qu’il pesait une première fois quand celui-ci était sur le point de mourir, puis une seconde fois après son trépas.

Il trouva avec ce premier patient une différence de poids d’exactement 21 grammes.

Il reproduisit l’expérience sur cinq autres malades et affirma qu’il retrouvait systématiquement cette même différence d’exactement 21 grammes après que les sujets avaient rendu leur dernier souffle.

Il en conclut que c’était là le poids de l’âme.

Il appliqua le même protocole à quinze chiens. Ne constatant aucune variation, il en déduisit que seul l’homme possédait une âme.

Ses travaux furent publiés en 1907 et provoquèrent l’émoi des médias, qui évoquaient tous la « théorie des 21 grammes du docteur MacDougall ». Mais les scientifiques, eux, restaient dubitatifs. Ils contestaient les conditions de l’expérience, considérant qu’une étude portant sur six patients seulement ne pouvait être significative. En outre, dans l’un des cas, il avait fallu attendre plus d’une minute après le décès pour constater la diminution de poids. Mais MacDougall avait une explication à ce retard : pour lui, l’âme avait tout simplement « hésité » à sortir.

Cette justification acheva de le décrédibiliser. MacDougall mourut en 1920 sans que personne se donne la peine de peser son corps avant et après son décès.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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