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Après avoir découvert les joies du vol acrobatique, Gabriel Wells s’initie avec son grand-père au vol longue distance à grande vitesse. Il a été moineau, il a été épervier, il a été mouette, et le voici désormais albatros, planant visage en avant pour fendre l’air, qui ne provoque pour lui ni vent ni frottements. Pour ne pas se perdre, ils suivent la ligne TGV Paris-Lyon.

À cet instant, on vole à plus de 300 kilomètres-heure, signale Ignace Wells.

C’est quoi notre limite de vitesse, papi ?

Il n’y en a pas. Quand on est une âme errante, on voyage à la vitesse de la pensée. Rien ne nous freine.

Alors pourquoi on ne pratique pas le voyage instantané ?

Pour l’instant, notre pensée n’est pas prête à accepter cela. Aller d’un point A à un point B doit, pour nous, se concrétiser par un déplacement géographique.

On risquerait sinon de disjoncter ?

Probablement. En tout cas, je n’ai jamais vu aucun fantôme tenter l’expérience.

Ils voient défiler sous leur ventre villes, villages et bourgades.

Donc théoriquement on peut aller encore plus vite ? lance Gabriel en accélérant, son grand-père à sa suite.

Le plaisir du vol est décuplé par le fait qu’il n’y a pas le moindre risque d’accident ou de chute.

J’adore voler, papi, j’adore vraiment ça !

Ils franchissent les Alpes en suivant le train dans un tunnel et arrivent au-dessus de Genève qui grouille de piétons et d’embouteillages.

Et maintenant, comment faire pour retrouver la trace de Samy Daoudi ? On cherche encore un alcoolique ?

Ils repèrent le commissariat central de Genève et, après avoir visité plusieurs bureaux, identifient le secteur informatique. Gabriel et son grand-père partent alors à la recherche des vivants aux auras les plus trouées.

Ils en trouvent un.

Et voilà la faille dans la citadelle. Celui-ci a une enveloppe gazeuse ; une vraie passoire !

Comment ça se fait ?

C’est un schizophrène. À toi de jouer !

Gabriel examine de plus près l’individu, scrutant chaque tache, chaque perforation, chaque défaut d’étanchéité dans le nuage de vapeur lumineuse qui l’entoure. Il choisit l’orifice le plus proche du sommet du crâne et y introduit un doigt.

Lorsqu’il sent l’esprit de l’homme, cela lui procure une impression étrange, comme s’il se connectait à une source de courant électrique instable.

Ignace lui fait signe de se dépêcher. Alors, à la manière dont il a vu son grand-père opérer, Gabriel incite le policier suisse à allumer son ordinateur, tout en ayant l’impression de tenir par la main un enfant à qui il aurait demandé de lui montrer ses jouets.

Gabriel se concentre et lui suggère de rechercher dans les fichiers le nom de Samy Daoudi. Apparaît alors un fichier. Sur la photo est inscrit le mot « DISPARU ». Quelques lignes signalent que cet individu fait partie d’une liste de Français entrés sur le territoire mais jamais ressortis et absents de tous les fichiers administratifs ou bancaires.

La dernière trace de Samy Daoudi est à la clinique des Edelweiss, à Genève, où il s’est installé le soir même de son arrivée en Suisse. Comme il n’a pas commis de délit et que personne n’a lancé de recherches à l’époque pour le retrouver, il n’y a pas davantage d’informations.

Tu as déjà entendu parler de la clinique des Edelweiss, papi ?

Bien sûr. C’est là où toutes les stars font de la chirurgie esthétique. Je sais même où elle est. Viens, suis-moi.

Ils quittent le commissariat central et volent le long de la rive nord du lac Léman pour arriver dans un hôtel du siècle dernier entouré d’un grand parc. Le parc est lui-même ceinturé par un mur surmonté de barbelés, gardé par des maîtres-chiens et protégé par des panneaux « Accès interdit ».

Ils franchissent le mur d’enceinte et arrivent au seuil de la clinique dont la porte est ornée de la fleur blanche qui lui donne son nom. Une autre inscription, « ANONYMAT GARANTI », semble être là pour rassurer les pensionnaires.

Nous allons avoir du mal à retrouver la trace de Samy Daoudi ici, s’inquiète Gabriel.

C’est une clinique, il doit donc y avoir des morts qui pourront nous informer.

Ils repèrent la morgue. Une vingtaine d’âmes errantes tournoient sous le plafond comme des moustiques autour d’une lampe.

Pardon de vous déranger, messieurs-dames. Y en a-t-il un parmi vous qui était vivant il y a neuf ans et se rappellerait un homme qui serait arrivé un vendredi 13 avril ? Il était grand, avec des cheveux noirs, l’allure un peu timide, lance Ignace.

Tu crois vraiment que cela va suffire à ce qu’on le reconnaisse ? ironise un des ectoplasmes.

Il disait souvent « Si cela ne vous dérange pas ».

Pourquoi on t’aiderait, d’abord ?

Parce que nous avons un contact privilégié avec une médium.

Et elle fait quoi, ta médium ?

Elle a accès à des propositions de réincarnation dans des fœtus haut de gamme.

Les autres ne semblent pas intéressés.

Ça n’a pas l’air de les motiver, constate Gabriel, déçu qu’il n’y ait pas plus de solidarité entre âmes errantes.

Un jeune homme s’avance.

Moi je me souviens d’un type qui peut correspondre à votre description. Il s’est fait refaire le visage. Il a aussi changé de nom. Il s’est mis à porter la barbe. Un type gentil, un peu réservé. En effet il disait tout le temps « Si cela ne vous dérange pas ». Mais je ne vous donnerai son nom qu’à une condition : je veux que vous utilisiez votre amie médium pour intercéder, non pas au-dessus, mais en dessous.

Les trois ectoplasmes s’isolent pour parler sans être entendus par les autres. Le jeune reprend :

Il faut d’abord que je vous raconte comment je suis arrivé ici. J’avais 19 ans et je roulais tranquillement sur une départementale, quand un véhicule a surgi en zigzaguant pour me doubler, avant de me faire une queue-de-poisson et de me percuter. Ma voiture a basculé dans le ravin, a fait plusieurs tonneaux et s’est enflammée. Comme j’étais coincé par ma ceinture de sécurité, j’ai brûlé vif. Les secours sont arrivés suffisamment vite pour me sauver et ils m’ont amené dans cette clinique qui comporte un service pour grands brûlés. J’ai tenu huit mois. Mes douleurs ont été atténuées à grand renfort de morphine, mais j’avais des périodes de lucidité. C’est là que j’ai croisé votre ami. À cette époque je ne faisais qu’agoniser lentement, je souffrais terriblement.

Ils ont fait de l’acharnement thérapeutique ? Ah, les salauds ! compatit Ignace.

Le jeune homme hoche la tête et poursuit :

Le chauffard qui m’a percuté, par contre, n’a pas eu une égratignure. Il a été arrêté, les gendarmes l’ont fait souffler dans le ballon et ont constaté qu’il était ivre au moment de l’accident. C’était un récidiviste, il avait déjà écrasé un piéton en état d’ivresse. Mais son avocat a été très fort : il s’en est tiré avec une peine de trois mois de prison avec sursis et un retrait de permis de conduire de six mois qu’il n’a même pas respecté.

Vous voulez qu’on vous venge ?

Ce n’est pas ce qui m’importe. Après ma mort, ma mère a monté un comité de soutien pour qu’il écope d’une peine plus conséquente et surtout qu’on l’empêche de recommencer. Elle a mobilisé une dizaine de bénévoles qui continuent aujourd’hui encore à distribuer des tracts, elle multiplie les pétitions, elle passe son temps à essayer de rencontrer des politiciens pour obtenir gain de cause.

C’est bien, non ?

Non, ma mère est malheureuse. Et moi je l’aime. Ce qu’elle appelle mon « assassinat par un fou dangereux » la ronge. Elle est obsédée par ce chauffard, elle y pense sans cesse, elle ne dort plus. Les trois quarts de son temps sont consacrés à cette affaire. Mon père a craqué et l’a quittée. Beaucoup la considèrent comme une extrémiste de la lutte contre l’alcool au volant. Je ne veux plus qu’elle soit tourmentée par ma mort. Je vais vous donner son nom et son adresse. J’aimerais que votre médium aille lui dire que j’ai pardonné à mon assassin et que je souhaiterais qu’elle fasse de même, afin qu’elle bâtisse son propre bonheur plutôt que de vouloir réparer l’irréparable.

Je vous promets que ce sera fait ! déclare aussitôt Gabriel.

Il vous faudra lui fournir des « clefs d’authenticité » pour qu’elle sache que c’est bien moi. En voici trois, retenez-les bien : 1) mon surnom était « Loulou », 2) mon doudou était une girafe nommée Albertine, 3) mon meilleur copain à la maternelle s’appelait Vincent. Cela devrait suffire à la convaincre. Si ce n’est pas le cas, ajoutez que je détestais les tomates.

Accessoirement, vous pourriez aussi nous donner comme clef le nouveau nom de Samy Daoudi, rappelle Ignace. C’est quand même pour ça qu’on est venus…

Bien sûr. Excusez-moi, je n’y pensais plus. Il s’appelle désormais Serge Darlan. Et je crois qu’après l’opération il est retourné à Paris.

Les deux enquêteurs s’envolent déjà pour franchir les Alpes et regagner la capitale.

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