76.

Elle se débat. Elle est prisonnière des Indiens qui l’ont attachée à un poteau. Leur chef arrive avec un grand couteau et approche la pointe de son arme du chemisier de sa jolie prisonnière ; cette dernière respire plus amplement en gonflant sa poitrine, jusqu’à ce qu’un bouton du corsage soit arraché.

– Coupez ! On la garde, lance la voix du réalisateur. Détachez Sabrina, s’il vous plaît.

Ses assistants libèrent l’actrice qui exige aussitôt une coupe de champagne pour se remettre de ses émotions, alors que l’acteur qui joue le chef indien profite de ce répit pour lui demander un autographe.

Parmi les gens présents, Sabrina reconnaît la silhouette de Lucy.

– Vous me trouvez chaque fois dans une situation délicate, fait remarquer l’actrice avec ironie. La dernière fois, j’étais sur le point de me faire torturer par les méchants juges de Louis XIV et, cette fois-ci, je suis capturée par des Indiens non moins lubriques.

– La vie n’est-elle pas un scénario qui se répète à l’infini ?

– Tiens, c’est marrant, vous parlez comme Gabriel Wells. C’est tout à fait le genre de phrase qu’il aurait pu dire. Vous en êtes où, d’ailleurs, dans l’enquête sur sa mort ?

– J’avance.

Autour d’eux, les équipes de techniciens – accessoiristes, ingénieurs du son, maquilleuses – s’activent et s’énervent.

– Sabrina, dix minutes de pause, ça te va ? propose le réalisateur.

L’actrice referme son chemisier.

– Non, vingt. Et vous, mademoiselle Filipini, suivez-moi dans ma loge, nous serons plus tranquilles pour discuter.

Elle l’invite dans un spacieux mobile home de luxe décoré de fausses boiseries.

– Merci de m’accorder à nouveau un peu de temps, dit Gabriel-femme.

– Je ne sais pas pourquoi, mademoiselle Filipini, mais j’aime bien votre façon d’être.

Et, avant qu’elle ait eu le temps de réagir, Sabrina s’approche à quelques centimètres de son visage.

– Allez, ne faites pas l’étonnée, vous savez bien que vous me plaisez…, dit-elle.

Gabriel-femme ne s’attendait pas à être désiré par une femme. A fortiori par son ex-fiancée.

– Ça me touche, mais…

Il recule, tandis que Sabrina avance inexorablement.

Dragué par son propre frère, puis par son éditeur, puis par son ex, Gabriel-femme n’avait décidément pas prévu que son enquête prendrait une telle tournure. Il comprend pourquoi Lucy a eu tant de difficultés à interroger les suspects…

– Dès que je vous ai vue, j’ai eu l’impression que nous étions connectées de manière invisible, vous et moi.

L’actrice approche ses lèvres.

– Nous avons peu de temps, dit-elle, embrassez-moi.

– C’est-à-dire… Je viens pour l’enquête…

– Je ne vous plais pas ? Tous les hommes rêvent de moi, et on trouve des posters de moi en petite tenue dans la chambre de tous les…

– … adolescents et camionneurs, je sais, mais je ne suis ni l’un ni l’autre, précise Gabriel-femme.

– Ne jouez pas les saintes-nitouches. Allez, embrassez-moi !

Et avant que Gabriel ait compris ce qu’il se passait, il sent les lèvres pulpeuses de l’actrice sur les siennes. Il reconnaît cette bouche, mais la sensation est différente maintenant qu’il est une femme.

Une idée lui traverse l’esprit.

Finalement, j’ai refait la même enquête que Lucy, interrogé les mêmes suspects, et je n’ai rien trouvé de probant, aucune autre information qu’elle. Je ne suis pas meilleur qu’elle dans son corps. La seule différence est qu’elle sait visiblement mieux tenir les gens à distance.

De guerre lasse, il consent à entrouvrir la bouche et reçoit un baiser qui lui chauffe les pommettes.

– Vous êtes timide, mademoiselle ?

– Je mène… une enquête pour savoir qui a tué Gabriel Wells.

– Je vous ai déjà répondu que c’était Moisi, pourquoi venez-vous me reposer la même question ? Allez, laissez-vous faire, je vous promets que ça va vous plaire.

Alors que Sabrina resserre son étreinte, Gabriel-femme s’aperçoit que les muscles du corps qu’il habite ne lui permettent pas de se dégager. Il serait dans un corps d’homme, assurément, il aurait pu s’échapper, mais l’aurait-il souhaité ? Là, Sabrina a facilement le dessus. Elle le renverse sur le dos, lui bloque les bras avec ses genoux.

– Nous avons tous envie de la même chose. C’est ce qui motive chacun de nos actes. Nous voulons des baisers, nous voulons faire l’amour.

Gabriel-femme se débat maladroitement, alors que l’autre lui caresse la poitrine à travers ses vêtements et commence à le déshabiller.

Je ne vais quand même pas me faire violer par mon ex !

Il tente de se dérober, tourne la tête, se protège avec son avant-bras, mais, soudain, il ressent une douleur terrible. Cette fois-ci ce n’est plus son ventre mais sa tête. Une migraine fulgurante lui vrille le cerveau. Il ouvre la bouche dans un cri de douleur contenu. Tout son corps est comme électrifié.

– Qu’est-ce qui vous arrive ? Ça ne va pas ?

– Migraine ! balbutie-t-il.

L’actrice interrompt aussitôt son assaut pour aller chercher un comprimé.

– Cela m’arrive aussi ! C’est un cauchemar, je compatis.

Gabriel-femme a l’impression qu’un marteau-piqueur s’agite à l’intérieur de son crâne. Il happe plusieurs médicaments et les fait passer avec un verre d’eau.

– Je dois rentrer. Excusez-moi pour le dérangement.

– Vous êtes sûre que vous pouvez vous déplacer ?

– Ça ira, merci.

Il se relève avec difficulté et, porté par le bras solide de Sabrina, quitte le mobile home en titubant. Il rejoint la Smart de Lucy. Le médicament a peu d’effet, et Gabriel a le sentiment que de la lave en fusion coule dans ses tempes. Il roule en fermant parfois les yeux sous l’effet de la douleur. Avoir un corps, c’est aussi ça. Il arrive finalement chez la médium et s’effondre, alors que les chats viennent ronronner près de sa tête.

Une onde apaisante lui est envoyée par les félins, mais cela ne suffit pas à réduire sa souffrance. Il se relève donc pour tirer les rideaux et éteindre les lumières, puis il se couche sur le lit, toujours suivi par les chats. Il se dit que c’est peut-être ce qu’on appelle une migraine ophtalmique : le moindre bruit, la moindre lueur lui font mal. Autant il savait interpréter les signaux d’alerte de son corps précédent, autant il ne comprend rien à celui de Lucy.

J’espère que vous n’avez pas abîmé mon enveloppe charnelle ! intervient la médium qui lévite sous le plafond, au plus grand ravissement des chats qui viennent de la repérer.

– Je suis prêt à vous le rendre. Dites-moi comment faire, je l’évacue quand vous voulez ! articule Gabriel en grimaçant de douleur.

Je n’ai pas envie d’entrer dans un corps en état de crise migraineuse, vous vous en doutez.

– Ce n’est pas mon corps !

Je crois que, pour l’instant, l’idéal serait que nous soyons tous les deux de purs esprits.

– Mais vous ne pouvez pas laisser votre corps sans esprit ! Une âme errante pourrait vous le voler.

Autour d’eux, les chats sont de plus en plus nerveux.

Ne vous inquiétez pas, je sais ce que je fais. Quoi qu’il en soit, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, dit Lucy. Laquelle voulez-vous en premier ?

– La bonne ! Je n’ai vraiment pas l’esprit aux mauvaises nouvelles.

Je sais qui vous a assassiné.

– C’est vrai ?? J’aurais aimé l’apprendre dans de meilleures conditions… Et la mauvaise ?

Je ne peux pas vous le dire pour l’instant parce qu’à ce stade vous ne pourriez même pas comprendre.

– Vous vous fichez de moi ?

De nouveau la douleur vrille son cerveau et le fait gémir.

Non, croyez-moi, je fais tout pour vous aider. Mais je crois quand même que si vous voulez poursuivre votre enquête, il vaudrait mieux que vous soyez un pur esprit.

– Alors on fait quoi, là tout de suite ?

Mes migraines sont très douloureuses, je ne veux pas réintégrer mon corps maintenant. Alors je vous propose de le quitter vous aussi et de me rejoindre dans les limbes.

Il ressent une nouvelle fois une décharge électrique fulgurante à l’intérieur de son crâne.

– Dites-moi comment faire ! Mais dépêchez-vous, je n’en peux plus.

Écoutez-moi et faites exactement ce que je dis. Vous allez tout d’abord vous installer en position du lotus sur mon coussin de méditation.

Il se traîne jusqu’au coussin rouge.

Votre colonne vertébrale doit être la plus droite possible et votre crâne tendu vers le haut.

Il essaie d’appliquer les conseils tout en surmontant la douleur.

Laissez une sorte de torpeur gagner vos extrémités, vos pieds, vos doigts et remonter lentement dans votre corps, transformant votre chair en mousse molle, puis en bois.

Il se concentre et hoche la tête.

Tout votre corps se transforme en une sorte d’arbre insensible. La sève remonte le long de vos jambes et de vos bras, puis atteint votre bassin, votre thorax, et anesthésie tout. Votre rythme cardiaque ralentit. Le sang bat moins fort dans vos veines. Votre respiration devient légère. Vous ne ressentez plus rien.

Il détend son visage.

Maintenant, visualisez un hublot lumineux au sommet de votre crâne. Ouvrez-le et laissez sortir votre esprit.

Les chats approchent.

– Vous êtes sûre qu’il n’y a pas la moindre âme errante aux alentours ?

Je suis au contraire sûre qu’il y en a.

– Mais alors elles vont profiter de l’occasion…

N’ayez pas peur. Mes chats protégeront mon enveloppe et tant qu’il sera migraineux, personne ne voudra entrer dans ce corps douloureux.

Rassuré, Gabriel visualise le hublot lumineux au sommet de son crâne et son âme s’échappe par cette issue. Il voit avec son esprit et, simultanément, ne ressent plus la migraine. Un immense sentiment de douceur et de fluidité l’envahit.

Il voit Lucy.

Lucy le voit.

Il aperçoit aussi quelques âmes errantes parasites qui s’installent en cercle au-dessus d’eux et qui s’approchent.

J’ai changé d’avis, j’ai trop peur de me faire voler mon corps, je vais le réintégrer. Après tout, la migraine va finir par passer, déclare-t-elle.

Profitant de ce que le sommet de son crâne est accessible, elle s’y enfonce comme si elle entrait dans un sous-marin.

Mais à peine la jeune femme a-t-elle pénétré dans sa chair qu’elle ressent une décharge électrique dans sa tête. Alors elle se lève, s’étend de tout son long sur le lit, tire le drap jusqu’à son menton, pour finalement faire ressortir son esprit de son corps.

En fait vous ne savez pas ce que vous voulez, Lucy, lui dit Gabriel, narquois.

Je suis une femme, j’ai le droit de changer d’avis, répond-elle, mutine. Et puis j’avais oublié que c’était aussi douloureux… J’espérais pouvoir tenir, mais le fait d’avoir goûté au statut de pur esprit me rend plus douillette.

Donc on va vraiment laisser votre enveloppe charnelle vide d’esprit ?

Je pense qu’on peut la laisser dans cet état comateux, à condition qu’elle soit surveillée par mes treize chats. En tout cas je suis prête à prendre le risque.

N’y tenant plus, Gabriel pose la question qui lui brûle les lèvres :

Maintenant que nous sommes dans le même « état d’esprit », pouvez-vous me révéler qui est mon assassin ?

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