87.

L’écrivain la fixe, encore sous le choc.

Je crois que tu vas rater ton excipit, mon cher Gabriel.

Silence.

Et tu sais pourquoi ? Parce que ton incipit était un défi impossible à relever.

Il n’arrive pas à la quitter des yeux et balbutie :

Si… si… si j’avais su que c’était vous !

J’ai tout fait pour que tu n’y penses même pas.

Il l’observe dans les moindres détails et n’en revient pas. Pourtant, c’est bien elle. Il la reconnaît. C’est la petite vieille au bonnet péruvien à pompons roses qui promenait son caniche en laisse le matin de sa mort. L’animal dort d’ailleurs sur ses genoux en ronflant.

Elle a, derrière ses lunettes épaisses, un regard malicieux.

Gabriel se dit que, pour avoir choisi cette apparence, elle doit avoir le sens de l’humour. Lui qui voyait le monde du dessus peuplé d’anges sérieux aux longues ailes… Quel manque d’imagination de sa part !

Relève-toi, Gabriel. Pour commencer, il faut que tu saches deux choses : je me nomme Métraton et je suis fan de la Terre. Le concept, le lieu, la forme, l’emplacement, la couleur… Cette planète, c’est mon truc.

Elle caresse son chien.

Moi aussi j’ai une jumelle. C’est elle qui a créé le chemin de la réincarnation. J’ai pour ma part mis en place le système de gestion des âmes qui ne veulent pas encore se réincarner. Le Bas Astral, le Moyen Astral, le Haut Astral, le Purgatoire… Tout ça, c’est moi.

Elle esquisse une révérence.

Au début, la plupart des âmes voulaient renaître. Seuls les suicidaires et les amoureux voulaient stagner près de leur ancienne enveloppe charnelle. Ils représentaient tout au plus…

10 % ?

Exact. 10 % d’âmes errantes et 90 % de réincarnations.

Alors j’avais raison.

C’était ainsi au début, mais cela a vite évolué.

Gabriel est soulagé de ne pas s’être trompé en donnant ce chiffre dans Nous les morts, même si cette donnée date un peu.

Métraton confirme :

Maintenant, c’est plutôt l’inverse, dit-elle sur un ton attristé. 90 % des morts restent des âmes errantes et seulement 10 % veulent se réincarner. Par conséquent, nous avons rapidement été dépassés. J’ai dû engager du personnel.

Elle se lève et lévite au-dessus des cristaux en forme de pointes.

J’ai lu tous tes livres, Gabriel. Mais je dois avouer que je suis loin de les aimer tous. Certains me semblent, comment dire, « bâclés ». D’autres m’ont déçue par leur dénouement, mais comme tu en as publié beaucoup, j’ai forcément mes préférences. De toute façon, j’ai du temps maintenant, et lire est un de mes passe-temps favoris.

Elle baisse ses lunettes d’un doigt.

Je dois quand même admettre que tu n’es pas mon auteur fétiche. Loin de là. Je n’aime pas ton style, il est trop sec. Tes phrases sont trop courtes. Tu vas à l’essentiel sans laisser le temps au lecteur de se promener dans tes scènes. Tu n’utilises pas assez de métaphores. Pas assez de poésie. Et puis tes fins ! Bon sang, Gabriel ! Il fallait soigner tes scènes finales ! L’imagination est ton point fort et pourtant tes fins manquent souvent d’audace. On les voit venir ! Il n’y a pas un seul de tes romans dont je n’aurais pu décrire précisément la scène finale, avec ses prétendues révélations.

Gabriel ne sait pas quoi répondre, alors il encaisse, en mimant un signe d’excuse.

Cela dit, tu n’es pas le seul à rater tes fins ; la plupart des auteurs de romans à suspense se plantent avec leurs chutes. Le finale est pourtant déterminant, Gabriel. Comme l’instant où le magicien sort le lapin du chapeau : il ne faut surtout pas se louper !

Désolé. Si j’avais su que j’étais lu par quelqu’un d’aussi prestigieux que vous, j’aurais évidemment soigné davantage mes sorties…

Bon, je reconnais que je suis un peu dure avec toi. Ne vois en moi qu’une lectrice exigeante. Et puis je dois bien avouer qu’il y a quand même dans certains de tes romans des fins correctes. Ce que j’aime, c’est quand la solution a été donnée dès les premières pages, mais que les lecteurs sont passés devant sans y prêter attention. C’est tout le principe de diversion des magiciens.

Elle pose son chien sur son trône et glisse en lévitation dans sa cathédrale de cristaux d’améthystes. Elle se dirige vers une zone où se reflètent des pages imprimées.

Il faut que je te parle encore de mes impressions de lectrice « céleste ». Je dois dire que parmi toutes tes qualités, celle que j’apprécie le plus chez toi, c’est que… tu m’amuses. La première fois que j’ai ri en te lisant, c’est quand le lieutenant Le Cygne se demande s’il n’est pas un personnage de roman. Comment ça s’appelle déjà ?

Une mise en abyme.

Métraton rit encore au souvenir de la lecture de ce passage. Elle touche un quartz dont la surface ressemble à un écran recouvert de pages.

J’ai aussi beaucoup aimé, dans le deuxième volume, quand la fiancée du lieutenant Le Cygne le quitte parce qu’au bout d’un an elle vient d’avoir son premier orgasme et lui en veut pour cela. C’est si… « humain ». Tu as compris des éléments fondamentaux de l’esprit de tes contemporains : ils sont paradoxaux, ils sont le contraire de ce qu’ils prétendent être. C’est amusant à observer d’ici, mais c’est encore plus drôle quand je le lis chez toi.

Merci.

Dès que mes « employés de l’invisible » ont su que je m’intéressais à ton cas, ils n’ont cessé de m’abreuver d’informations sur ton compte. Ta vie devenait un feuilleton. Tu sais, comme ces séries à suspense qui deviennent addictives. Tes décisions étaient si surprenantes, si originales, si… bizarres.

Métraton se rassoit sur son trône de cristal, et son caniche reprend sa position favorite sur ses genoux.

Pourquoi as-tu développé ton talent ? Parce que tu as souffert de la gémellité avec ton frère Thomas, tu as souffert de l’acharnement thérapeutique sur ton grand-père, tu as souffert de voir que tes révélations en tant que journaliste étaient méprisées, allant jusqu’à te valoir un licenciement, et que ton travail de romancier était dénigré. C’est tout ça qui t’a rendu rebelle et inspiré.

Cela signifierait donc qu’on ne peut pas créer sans souffrance ?

Si, mais c’est plus rare. L’un de mes peintres préférés, l’Anglais William Turner, était heureux en couple, riche, célèbre, et pourtant tout le temps en quête de renouvellement, original, inspiré.

Si je dois renaître, c’est cela que je veux : créer sans douleur.

La petite dame au bonnet à pompons roses laisse s’écouler un long silence pendant lequel elle fixe son vis-à-vis.

Qui m’a assassiné ? demande enfin Gabriel.

Ah, enfin… Je me demandais quand tu allais te décider à me poser la question. Après tout, c’est pour cela que je t’ai autorisé à me rendre visite.

Qui ?

Elle caresse son caniche.

Moi.

Gabriel n’en croit pas ses oreilles. Métraton laisse à nouveau un long silence s’écouler avant de reprendre :

L’idée de t’assassiner m’est venue de la lecture d’une de tes nouvelles. Celle qui s’intitule « Et à la fin on découvre que c’est moi l’assassin ». Pour une fois, j’ai trouvé non seulement ton titre mais surtout ta chute excellents. Quand je l’ai lue, je me suis dit : Et si c’était moi qui le tuais ?

Métraton éclate de rire.

Tu te souviens de l’intrigue ? Un meurtre dans une chambre close, où il était impossible d’entrer de quelque manière que ce soit : pas de faux murs, pas de faux plafond ou de faux plancher. Et dans ta nouvelle, à la fin, on découvrait que l’assassin était un ange. C’est-à-dire quelqu’un comme moi. J’ai alors considéré la possibilité de m’adonner à cette petite activité typique des vivants : le meurtre.

Métraton semble amusée par son récit.

Sache que je ne l’ai fait que pour toi. Tu pourrais considérer cela comme un privilège ; que quelqu’un du Haut Astral s’abaisse à agir sur un vivant est un événement unique et c’est toi qui en as bénéficié.

Mais pourquoi ??

J’ai dû t’assassiner à cause de ton dernier manuscrit, L’Homme de 1000 ans. Il a été repéré par mes administrateurs et je l’ai lu avant que tu ne le publies car il s’avère que tu as trouvé par hasard des idées qui sont un peu trop… avant-gardistes. En fait, dans ce roman, tu imagines qu’un scientifique crée un centre où il arrive à prolonger la vie en utilisant les gènes de trois animaux : le rat-taupe nu, pour vaincre le cancer et les infections ; l’axolotl, pour permettre les greffes et le remplacement de tous les organes abîmés ; la tortue des Galápagos, pour empêcher le vieillissement. Tu t’en souviens ?

Bien sûr.

Le problème est que tes inspirations du moment étaient un peu trop justes. Tu as actuellement un public potentiel d’1 million de lecteurs par roman. Or, sur 1 million, il y a forcément des scientifiques. Et il suffirait que l’un d’entre eux teste la formule telle que tu l’as décrite pour s’apercevoir que… cela marche ! Tu as cru faire de la science-fiction, mais rien qu’avec ton imagination et ta documentation tu as trouvé des réponses là où les vrais scientifiques cantonnés à leur domaine manquent de perspective.

C’est la fonction de la science-fiction : anticiper le monde avant qu’il ne change. Jules Verne a décrit le voyage sur la Lune un siècle avant qu’il n’ait lieu !

Oui, mais cela ne changeait pas fondamentalement l’aventure de son espèce, il n’a fait qu’accompagner un mouvement déjà amorcé, alors que toi tu es allé trop loin. Actuellement, l’espérance de vie en Europe est en moyenne de 80 ans. Il y a de plus en plus de centenaires, et l’humanité s’achemine doucement vers les 10 milliards d’individus. C’est la tendance naturelle que nous cherchons à freiner. Et toi tu proposes carrément de prolonger la vieillesse !

Ce n’est qu’un roman, une fiction.

Oui, mais je le répète : si quelqu’un teste ta formule, il s’apercevra que cela marche et il créera vraiment le centre de « Fontaine de jouvence » que tu décris. Alors, le nombre de centenaires augmentera, d’abord chez les plus riches, puis cela se démocratisera. Et de 80 ans on passera à une espérance de vie moyenne de 100 ans. Puis de 200 ans. Dès lors, en quelques dizaines d’années à peine, on passera de 10 à 20 milliards d’humains. Or la planète n’est pas extensible et ses richesses ne sont pas illimitées. 20 milliards d’êtres humains, cela signifie 20 milliards de bouches à nourrir, 20 milliards de consommateurs compulsifs. Il faudra plus de plastique, plus de pétrole, plus d’uranium, plus de bois, plus d’air, plus d’eau. Cela signifie qu’on gaspillera les ressources naturelles : les océans seront pollués, l’atmosphère irrespirable, les forêts dévastées, toutes les formes de vie sauvage éliminées, et la Terre sera bientôt une planète exsangue.

À cause de mon roman !!!?

À cause de tes idées qui arrivent trop tôt…

Elle lâche un soupir désabusé.

Quand il y a trop d’humains sur Terre, nous devons « compenser ». Cela signifie encourager les guerres mondiales, les épidémies, les tremblements de terre. Tout cela s’avère indispensable pour clairsemer un peu ce troupeau humain devenu trop abondant.

Vous appelez cela « clairsemer » !?

Nous seuls ici semblons avoir pris conscience que la surpopulation est le pire danger qui guette l’humanité et la planète. Et toi, inconscient, en croyant faire un simple roman, tu étais sur le point de proposer une méthode pour l’accélérer !

Je n’avais jamais pensé à cela.

Heureusement que nous avons pu intervenir à temps.

Et vous avez manigancé mon élimination…

Il ne fallait surtout pas que L’Homme de 1000 ans soit publié.

Comment avez-vous procédé pour m’assassiner ?

La vieille dame au bonnet péruvien replace son chien sur ses genoux.

Tu avais déclaré au docteur Langman que tu ne voulais surtout pas mourir comme ton grand-père et que, si tu avais le choix, tu souhaitais partir sans douleur durant ton sommeil. Nous avons donc réalisé ton souhait.

Et de manière pratique ?

Première étape, nous avons repéré que Ghislaine était somnambule, ce qui pour nous signifiait influençable.

Ghislaine ? Vous voulez dire l’assistante de Krausz ? C’est pour cela que mon grand-père Ignace a entendu dire qu’il y avait une femme à l’origine de mon exécution…

Deuxième étape, Ghislaine, que nous avons manipulée, s’est levée dans la nuit pour se connecter avec son ordinateur aux fiches des patients. Elle a ouvert la tienne et en a modifié les données. Elle a inscrit un taux de marqueurs tumoraux qui signifiait que tu avais un cancer fulgurant incurable. Le document a été livré à Krausz qui ne l’a pas lu mais l’a transmis au docteur Langman. Lui l’a lu. Dès qu’il a compris combien ta maladie était grave, il a pris la décision que j’espérais : mettre fin à tes jours avant que tu ne connaisses les affres d’une longue agonie. Comme il a accès à des produits chimiques complexes, il les a combinés pour t’apporter la mort la plus confortable possible : durant ton sommeil, sans même que tu t’en aperçoives.

Quand a-t-il agi ?

Il a versé le cocktail létal dans ton champagne le soir de ton anniversaire. Tu as bu la coupe en même temps que tu plantais tes dents dans la première bouchée de ton gâteau. Ensuite, le produit a progressivement pénétré dans ton organisme, t’a fatigué, t’a donné envie de te coucher ; tu as dormi, tu as rêvé, ton cœur s’est progressivement arrêté et tu ne t’es jamais réveillé. Voilà comment « je » t’ai assassiné.

Gabriel Wells hoche la tête, tâchant de digérer toutes ces informations.

Mais alors pourquoi vous ai-je croisée le lendemain matin dans la rue avant de découvrir que j’étais mort ?

Je suis fan de cinéma. C’était juste un clin d’œil à Hitchcock, qui fait toujours une petite apparition dans ses films. J’ai choisi cette apparence car j’ai lu dans ton esprit que c’était celle qui te semblerait la plus anodine. Qui va penser que la petite dame au bonnet péruvien et au caniche est… la clef ?

Il s’approche.

Et la destruction du manuscrit ?

Nous avons agi sur ton frère par les rêves. Cela a marché. Heureusement, ton frère a beau se prétendre scientifique et cartésien, il est très influencé par ses rêves.

Gabriel Wells ramasse ses jambes en position du lotus et lévite face à Métraton.

Donc, vous m’avez tué parce qu’à cause de moi l’humanité risquait de connaître une dangereuse prolongation de son espérance de vie ?

Et donc une croissance démographique rapide et incontrôlable. Maintenant que tu connais les raisons de ton assassinat, est-ce que tu me comprends ?

Gabriel tourne la tête, observe les cristaux mauves qui tapissent cette grotte étrange au creux d’une planète inconnue. Il plonge son regard dans celui de cette vieille dame qui semble si bienveillante.


88. ENCYCLOPÉDIE : L’HOMME INCONSCIENT

Si le docteur Ignace Semmelweis est, objectivement, l’humain qui a fait le plus de bien à ses congénères en suggérant de se laver les mains avant d’accoucher les femmes, puisque cela a permis d’éviter bien des cas de mortalité infantile, Thomas Midgley est probablement celui qui leur a fait le plus de mal… sans le savoir.

Thomas Midgley était un chimiste américain qui, au départ, ne souhaitait pourtant que le bien de l’humanité. En 1911, il est recruté par les laboratoires de General Motors, qui cherche à l’époque un moyen de réduire le bruit des moteurs à combustion. Midgley découvre qu’en ajoutant du plomb dans l’essence, les moteurs tournent de façon plus fluide. La célèbre multinationale commercialise alors ce nouveau carburant et en inonde le marché avec des millions de litres. Mais ce qu’il ignore, c’est que le produit qu’il vient de mettre au point est hautement toxique. Les fumées des pots d’échappement empoisonnent l’atmosphère. Des milliers de personnes à travers le monde ne tardent pas à en subir les conséquences, à commencer par les ouvriers de General Motors et Midgley lui-même.

Mais le chimiste n’en reste pas là : après l’essence plombée, il décide, à la fin des années 1920, de se pencher sur un autre problème, celui des gaz toxiques contenus dans les réfrigérateurs de l’époque, dont les fuites provoquent de nombreux décès. Pour les remplacer, il met au point le fréon, le premier des chlorofluorocarbures (CFC), et pour prouver que cette substance révolutionnaire est sans danger, le chimiste va même jusqu’à en inhaler en public. On ne connaîtra les réels effets des CFC que dans les années 1970, lorsqu’un grand trou sera découvert dans la couche d’ozone.

Selon l’historien John R. McNeill, Thomas Midgley eut plus d’impact sur l’atmosphère qu’aucun organisme vivant dans l’histoire de l’humanité. Il mourut en 1944, quand son génie involontairement destructeur finit par se retourner contre lui : atteint de poliomyélite, il avait fabriqué un système complexe de poulies pour sortir plus facilement de son lit. On le retrouva étranglé avec ses câbles.

Il faudra attendre le début des années 2000 pour que le carburant au plomb soit retiré du marché, après que sa nocivité catastrophique sur l’environnement aura été mesurée et démontrée.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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