34.
Le ciel doucement s’apaise. Les âmes errantes et les lecteurs anonymes se dispersent, alors que, plus loin, les membres du cortège boivent pour se détendre. Seules deux âmes errantes stagnent au-dessus de la tombe.
– Mais tu pleures, papi ! Je ne savais pas qu’un fantôme pouvait pleurer.
– Tu peux tout faire : pleurer, fumer, cracher, postillonner, souffler… du moment que tu t’imagines le faire ! Et j’ai trouvé la cérémonie tellement émouvante, reconnaît le vieil homme, que je n’ai pu retenir mes larmes.
– Je n’ai pas aimé le discours de Thomas.
Les deux hommes observent la plaque de marbre et son étrange inscription.
– Tu veux que je te dise, Gabriel ? L’opinion commune considère la mort comme un échec et la naissance comme une victoire. La mort est associée à tout ce qui est négatif, et la naissance au positif. Mais, si on regarde objectivement, c’est tout le contraire. Mourir nous libère de toutes les douleurs de la chair. On devient pur esprit. On devient léger. À l’inverse, si on réfléchit bien, naître n’est pas si formidable que ça. Tu quittes ta famille spirituelle pour débarquer dans une famille charnelle de purs étrangers, dont tu ignores tout. Les premières années, tu ne peux pas t’exprimer, tu ne peux même pas tenir debout. Tu dépends de tes parents pour être changé, nourri, pour te déplacer. Tu ne pourras jamais avoir la garantie que tes parents ne sont pas des fanatiques religieux bornés qui te punissent lorsque tu remets en question leur obscurantisme, et qui te lavent le cerveau. Tu peux être forcé d’ingérer des choses que tu refuses pour des raisons d’ordre spirituel, comme la viande rouge ou l’alcool. Des substances qu’on te force à mettre dans ton corps alors que tu sais intuitivement qu’elles te sont nocives. Naître, même avec des parents aimants, cela implique au moins treize ans au cours desquels ton esprit sera formaté par les autres, que ce soient tes proches, tes professeurs ou tes camarades.
– Tiens, je n’y avais jamais pensé sous cet angle…
– Plus je découvre ma vie dans l’au-delà, plus j’en suis convaincu. La mort est une libération, alors que la vie est une entrée dans un monde coercitif où il est difficile de s’épanouir. Et le risque est grand de passer à côté de celui qu’on est vraiment, et donc de rater sa vie.
– C’est ton point de vue, je n’en suis pas encore là, mais je l’entends.
– En tout cas c’est la raison pour laquelle jusqu’à présent j’ai refusé de me réincarner. Ici je ne suis pas si mal après tout. Bref, cessons de philosopher. Tu as entendu des phrases intéressantes au bistrot ?
– Mon frère a détruit mon dernier livre.
– Cela te chagrine ?
– Non, pas vraiment. J’avais beaucoup de doutes sur la qualité de ce dernier opus.
– Tu doutes de ton propre travail ?
– Bien sûr, papi. J’ai le trac avant d’écrire, j’ai peur de faire de mauvais choix durant la rédaction proprement dite, et en général, vers la fin, j’éprouve comme une sorte de rejet de mon propre travail, l’impression que ce qui est sorti de moi n’est pas assez bon et est indigne d’être présenté au grand public.
– Je te croyais plus fort que ça !
– Je ne vois pas le fait de douter de soi-même comme une faiblesse. En tout cas, pour L’Homme de 1000 ans, en toute honnêteté, je me demandais si je n’avais pas raté mon projet. Donc, qu’il ait disparu ne me chagrine pas plus que cela. Ce qui me préoccupe, en revanche, c’est que je ne comprends pas pourquoi mon frère, qui ignorait ce que valait le livre, l’a détruit.
Tous deux fixent la tombe.
– Tu en es où de l’enquête sur mon assassinat ? reprend Gabriel après un temps.
– J’ai profité de la nuit pour aller voir un de mes meilleurs indicateurs. Il y a une rumeur qui court dans l’invisible et qui nous ramène à l’une des règles les plus importantes de toute enquête.
– Laquelle ?
– « Cherchez la femme. »
– Sois plus explicite.
– Selon cette rumeur, une femme serait à l’origine de ton décès. Ceux qui font circuler cette information n’en disent pas plus et, à mon avis, ils n’en savent pas davantage.
– Mais ils la tiennent d’où, cette information ?
– Je n’en sais rien ; mon indic me l’a livrée comme je te la livre. Cela permet en tout cas d’envisager autrement l’enquête. Tu sais ce que je pense des femmes : il faut s’en méfier comme des serpents, et ce depuis l’épisode d’Ève et de la pomme. Je dois bien avouer que ta grand-mère n’a pas contribué à me faire changer d’avis.
– Je vais transmettre l’information à Lucy.
– En plus, l’arme du crime est un poison, dont nous savons tous deux que c’est une arme typique des femmes. Les hommes privilégient le poignard et le revolver, mais les femmes préfèrent verser discrètement un petit sachet de poudre quand leur victime a le dos tourné.
– Une femme ? Pour l’instant il n’y en a qu’une qui me vient à l’esprit.
Le ciel s’éclaircit soudain pour laisser la place à un soleil resplendissant et un arc-en-ciel.
Un corbeau se pose sur la pierre tombale de Gabriel. Et, en réponse aux humains qui ont soustrait ce cadavre qu’il aurait pourtant bien aimé déguster, il y dépose une fiente.