62.
L’appareil à dialoguer avec les morts ressemble à une fleur aux larges pétales noirs arrondis avec en son centre une tige jaune en guise de pistil.
– Bon sang, il a continué à travailler sur le nécrophone de notre enfance !
– Cela n’a pas été difficile pour lui de prendre la relève, j’avais déjà bien balisé le terrain. Il faut dire qu’entre « Thomas », nous sommes connectés.
Gabriel l’observe. Il reconnaît ce long visage, ces lèvres fines, cette longue mèche blanche qui lui barre le front, et même son attribut, un petit nœud papillon.
– Thomas… Vous êtes « l’autre » Thomas ?
– Pas saint Thomas le sceptique, mais Thomas Edison le croyant. Votre frère est l’homme le plus avancé dans la poursuite de mes recherches. Le moment de jeter la passerelle entre le monde des vivants et celui des morts approche à grands pas. Je le sens. Vous le sentez. De plus en plus de gens le sentent, de ce côté-ci comme de l’autre. Et lui, votre formidable frère, il fonce. Je ne voulais rater cela pour rien au monde. C’est un instant historique. Après le premier pas sur la Lune de Neil Armstrong, nous allons maintenant assister à la première connexion avec le monde des morts de Thomas Edison et son assistant vivant : Thomas Wells ! Comme le voulait la formule de ces autres bricoleurs qui ont accompli un joli travail après ma mort : « Un petit pas pour les vivants et un grand pas pour les morts. »
Gabriel voltige sous le dôme astronomique au-dessus de son frère.
– Mais personne n’est au courant des recherches qui sont effectuées ici, relève-t-il prudemment.
– Je préfère que personne ne sache rien pour l’instant. Et pour être tout à fait honnête, j’aurais même préféré que vous ne soyez pas là.
Pas de doute, l’homme en face de lui est bien l’âme errante de Thomas Edison.
En dessous d’eux, Thomas Wells semble pris d’une frénésie extrême, il règle l’intensité de sa fleur réceptrice d’ondes, puis enfile un casque audio équipé d’un micro.
– Allô ? Est-ce que quelqu’un m’entend ?
Le physicien effectue d’autres réglages.
– Allô ? Allô ? Quelqu’un me reçoit ? Y a-t-il une âme errante dans les parages ? Un esprit ? Allô ? Allô ? Si vous m’entendez, répondez-moi.
Au-dessus de lui, les deux ectoplasmes l’observent, hésitant sur la conduite à tenir.
– Vous y allez ou j’y vais ? demande Gabriel.
– Je vous en prie, faites donc.
– Non, vous d’abord.
– Je n’en ferai rien.
– Moi non plus.
C’est finalement Edison qui se lance :
– Oui. Allô, allô ? Je vous reçois cinq sur cinq.
Thomas Wells tombe à la renverse. Mais bientôt il se relève, hilare.
– Vous êtes encore là ?
– Oui.
– Qui me parle ?
Le vivant, totalement fébrile, effectue plusieurs mouvements maladroits, fait tomber des objets, fouille dans un tiroir, sort une caméra et lance l’enregistrement.
– C’est moi, Gabriel, enchaîne aussitôt l’écrivain.
– C’est toi mon frère ? Tu es là, Gaby ? Je t’ai senti. J’ai perçu ta présence avant de te parler, mais je ne croyais pas qu’on allait y arriver !
– Je ne suis pas seul, je suis avec Thomas… Edison.
– LE Thomas Edison ?
– En personne.
– Maintenant on a la preuve que cela marche ! déclare l’Américain. Vous n’avez plus qu’à faire breveter cette machine et bientôt tout le monde pourra parler avec ses chers défunts. Bravo, monsieur Wells, vous avez développé mon idée et l’avez rendue opérationnelle. Moi j’ai manqué de temps…
Thomas Wells effectue d’autres réglages pour améliorer la qualité de la réception quand, tout à coup, la grille du ventilateur de la machine dégage une épaisse fumée blanche. Soudain, les plaques électroniques projettent des gerbes d’étincelles et s’enflamment. L’antenne réceptrice explose. Les flammes caressent le rideau qui s’embrase. Thomas a tout juste le temps de saisir l’extincteur et de projeter une poudre blanche sur le feu qui commence à se répandre. Dans son élan, il percute le pied de la caméra qui tombe et se brise d’un coup.
– Je crois que la TransCommunication est interrompue, lâche Gabriel, dépité.
– Les plaques électroniques ont dû être soumises à une tension trop forte. Ce n’est qu’un problème technique. Il va réparer ça.
Les deux hommes observent Thomas, qui est à la fois surexcité et déçu.
Il répète en boucle : « Ça a marché ! », « Ça a marché ! »
Thomas Edison murmure :
– J’aurais bien aimé lui dire que je restais là en attendant qu’il répare la machine, mais il ne nous entend plus.
C’est alors que surgit l’âme errante d’une jeune femme très maquillée et chaussée de talons hauts.
– Lequel de vous deux est Gabriel Wells ?
– Moi, pourquoi ?
– Vous n’avez rien à faire ici, mademoiselle, tranche Edison, agacé de voir sa découverte éventée avant qu’elle ait parfaitement abouti. Partez tout de suite.
– Lucy est en grand danger. Je vous ai cherché partout ! Heureusement, Doyle m’a dit où vous étiez. Il faut que vous veniez immédiatement, Gabriel !
– Lucy Filipini ?
– Elle vient d’être kidnappée. C’est elle qui m’a chargée de vous retrouver.
Gabriel regarde avec regret le nécrophone toujours fumant de son frère, qui s’affaire à le réparer.
– Vous pouvez y aller, Gabriel, votre présence ici n’a rien d’indispensable. Je reste là pour m’assurer de la mise au point et de l’amélioration de ce prototype.
L’écrivain hésite entre l’envie de voir le nécrophone fonctionner et celle de sauver son amie. De nouveau lui revient à l’esprit cette phrase terriblement vraie : « Choisir, c’est renoncer. »