78.

Sous eux défilent les forêts et les prairies anglaises parsemées de moutons blancs et de petites maisons. Les trois âmes errantes arrivent dans le village anglais de Larkhill, au sein du comté du Wiltshire, non loin de la ville d’Amesbury.

Conan Doyle indique une maison de deux étages, elle-même prolongée par une longue bande étroite de jardin. Ils s’enfoncent dans le toit pour rejoindre la cuisine, où ils découvrent un homme ventripotent à la barbe et aux longs cheveux blancs. Celui-ci est debout devant le plan de travail, où trône un téléviseur qui diffuse une émission de cuisine. Il tente tant bien que mal de reproduire les gestes de l’animateur.

Je vous présente Michael Plumer. Officiellement, c’est le guide de Stonehenge.

Et officieusement ?

Il est le druide Gutuater, le meilleur de la région.

Les deux Français observent l’homme qui semble passionné par la mise en pratique de son cours de cuisine télévisé.

Et c’est lui qui va nous aider ?

Vu la situation, la nature particulière et l’identité de votre assassin, franchement, en dehors de lui, je ne vois pas qui le pourrait.

Gutuater, tu m’entends ?

Il ne répond pas.

Vous êtes sûr qu’il a des dispositions médiumniques ?

Bien sûr. Mais c’est aussi une tête de mule.

Gutuater, tu m’entends ? GUTUATER !

Je crois que c’est juste un type normal, il ne nous entend pas.

Allez, Gutuater, arrête de faire ton teigneux. Réponds, c’est moi !

Après avoir grommelé plusieurs mots en gaélique, le druide prononce enfin des mots compréhensibles :

– Qui ose me déranger ?

C’est Conan Doyle. Je suis avec deux amis, des Français qui ont besoin de toi.

– Je n’aime pas les Français.

Ce sont des esprits lumineux.

Agacé, Gutuater éteint la télévision et jette tout le plat qu’il a préparé à la poubelle.

– JE N’AIME PAS LES FRANÇAIS ! C’EST À CAUSE D’EUX ET DE LEUR MAUDIT MARQUIS DE LA FAYETTE QU’ON A PERDU L’AMÉRIQUE !

Gutuater, il ne faut pas vivre dans les souvenirs…

– C’est à moi que tu demandes de ne pas vivre dans le passé ? Tu veux que je te rappelle qui est le mort et qui est le vivant entre nous deux ?

Disons, pas « seulement » dans le passé.

Le druide regarde sa montre.

– De toute façon, c’est l’heure, je dois aller au travail.

Il enfile un uniforme bleu marine, met une casquette et quitte sa maisonnette.

Gutuater, s’il te plaît, écoute-moi.

– N’insiste pas, Doyle, je n’aiderai pas tes mangeurs de grenouilles.

Arrivé devant le monument de Stonehenge, l’homme découvre le groupe de touristes chinois qui l’attend.

– Bonjour, dit-il. Je suis votre guide, Michael Plumer, et je vais vous faire découvrir cet endroit magique.

Un traducteur chinois s’active pour transmettre ses propos.

– Je vous demanderai de ne pas jeter d’ordures, de ne pas cracher, de ne pas voler de pierres, de ne pas graver vos initiales dans des cœurs et de ne pas jeter vos mégots par terre.

Les touristes avancent et, sur un ton monocorde mais dans un anglais très bien articulé, Michael Plumer, alias Gutuater, explique :

– Stonehenge signifie « pierre suspendue » en vieil anglais. L’ensemble de cet alignement a été construit entre l’an 3000 et l’an 1000 avant Jésus-Christ. Il a été découvert par le professeur Gowland en 1901 et, depuis, tout le monde essaie d’expliquer ce temple de pierres. C’est l’un des plus grands mystères de la création.

Ils arrivent devant une pierre plate.

– On a baptisé ce rocher Heel Stone, la « pierre-talon ».

Les Chinois prennent des photos. Le guide attend, puis fait avancer son troupeau de touristes comme un berger son troupeau de moutons.

– Il y a deux cercles de trente trous. À l’intérieur se situe le cercle des mégalithes de grès, qu’on appelle « pierres de sarsen ». Et le cercle extérieur, dit « des pierres bleues ».

Les Asiatiques sont ravis et poussent des « oh ! » émerveillés à chaque terme technique, puis ils se photographient devant les monolithes.

– Au centre, la pierre d’autel. C’est un roc de grès vert de six tonnes auquel on n’a pas prêté attention au début des fouilles. Actuellement, il est considéré comme le centre de gravité du système.

De nouveau les « oh ! » émerveillés résonnent à l’unisson.

– Suivez-moi. C’est là qu’on a retrouvé le squelette d’un homme, l’« Archer de Stonehenge ». On a déduit qu’il était archer de son bracelet de silex et des flèches typiques des tireurs à l’arc qu’il avait avec lui. L’homme devait avoir 30 ans ; il est mort en 2300 avant Jésus-Christ, selon la datation au carbone 14.

– Qu’y avait-il ici aux autres époques ? demande un touriste chinois directement en anglais.

– Il semble qu’à partir de l’an 100 après Jésus-Christ, les Romains se soient donné du mal pour essayer de détruire ce lieu de rassemblement des insurgés contre l’Empire. Par la suite, les prêtres et les différents rois ont tout fait pour ensevelir ou briser ce lieu considéré comme « diabolique ».

– Et avant ? insiste le même touriste chinois.

– Ah tiens, c’est rare qu’on me pose cette question ! Les plus anciennes traces humaines qu’on ait retrouvées ici remontent à 8000 ans avant Jésus-Christ. Il semble qu’existait alors un temple similaire, en bois toutefois, et, à la place des menhirs, on trouvait des arbres.

– Nous avons aussi des temples comme cela chez nous, dit un Chinois.

– Mais en plus petit, évidemment, croit bon d’ajouter un de ses comparses qui a peur que le guide perde la face.

Celui-ci hausse les épaules et explique d’une traite :

– Récemment, une mesure au magnétomètre a révélé que les cercles de ces pierres concentrent un champ de force géomagnétique évoluant en spirale vers le ciel. Cela influe sur le fer du sang, et notamment la magnétite flottant dans nos oreilles.

Il désigne un dessin de serpent gravé dans la roche.

– Ce signe, qu’on a retrouvé dans la plupart des temples égyptiens, représente cette énergie tellurique maîtrisée par les hommes qui pratiquent le chamanisme.

Le traducteur chinois, complètement dépassé, n’ose pas essayer de transmettre des informations aussi ésotériques.

– Heureux de vous avoir instruits et merci pour vos pourboires, conclut le guide d’un ton désabusé.

Les Chinois s’empressent de poser pour leurs dernières photos, puis ils laissent de généreux pourboires au guide qui les remercie en baissant furtivement la tête.

Après ça, Michael va directement à la buvette transformer une partie de cet argent en pintes de Guinness. Conan Doyle et les deux Français le rejoignent.

Gutuater, s’il te plaît, aide-nous.

– Qu’êtes-vous prêts à me donner en échange ?

Gabriel Wells répond :

Vous comprenez qu’étant une âme errante, je ne peux rien vous donner de matériel, cher monsieur Gutuater.

– Cherchez et trouvez une monnaie d’échange.

Moi, j’agis pour rendre service à des êtres qui ne m’offrent rien en retour, rappelle Conan Doyle.

– C’est quand même sidérant de constater que dès que les gens sont morts, ils acquièrent automatiquement toutes les qualités qu’ils n’avaient pas de leur vivant ! ironise le guide.

Attendez, dit Gabriel, j’ai peut-être une proposition à vous faire : si vous nous aidez, si vous me permettez de retrouver mon assassin, je vous tiendrai informé de tout ce que je serai amené à découvrir.

L’homme recrache sa bière.

– Et vous pensez découvrir quoi ?

Nous sommes des âmes errantes, nous pouvons aller là où vous ne pouvez aller en tant que vivant.

– Ça ne m’intéresse pas.

C’est Lucy qui prend le relais.

Monsieur Gutuater, Conan Doyle nous a affirmé qu’il n’y a que vous qui puissiez nous aider, ici avec vos amis.

L’homme se renfrogne.

– C’est au tour de la flatterie ? Vous ne m’aurez pas avec des compliments. Personne n’est indispensable, personne n’est irremplaçable.

Les trois âmes errantes ne trouvent plus aucun argument à avancer. C’est Gutuater qui reprend :

– Vous seriez vraiment capable de m’informer de ce que vous allez découvrir… grâce à moi !?

Je vous ferai le compte rendu le plus détaillé possible, je suis écrivain, répond Gabriel, reprenant espoir.

– Ah ? Comme M. Doyle. Écrivain… cela m’a toujours semblé un métier de fainéant. Dire qu’on paye certaines personnes à rester assises devant une machine à écrire et inventer des histoires, ça me sidère.

J’ai écrit un livre sur le sujet qui vous intéresserait. Cela s’appelle Nous les morts.

– Ah, c’est de vous ? Figurez-vous que j’en ai lu une version en anglais. J’ignorais même que vous étiez français.

Il n’a pas eu beaucoup de succès chez vous.

– Ce qui m’a déplu, c’est l’histoire d’amour entre le héros et le personnage féminin. Pas assez de sexe. On a l’impression que vous n’osez pas écrire de scènes érotiques. Pourtant, il y avait des critiques dithyrambiques de votre livre dans les journaux anglais.

Lucy perd patience.

Vous croyez vraiment que c’est le moment de parler littérature ? Si nous sommes là, c’est parce qu’on a un problème urgent à régler. Et je vous rappelle que moi j’ai un corps « vide » qui m’attend, surveillé uniquement par mes chats. Lorsqu’ils auront faim et qu’ils verront qu’il n’y a pas d’âme dans ce corps pour aller leur chercher des croquettes, ils risquent de m’abandonner à la première âme parasite venue. Ou même de me manger !

– Elle est en colère la petite dame…

Alors, pouvons-nous compter sur vous, monsieur Gutuater ? insiste Conan Doyle.

Le guide de Stonehenge demande une autre bière avec très peu de mousse.

– Vous savez, mon nom vient d’un druide gaulois qui vivait à l’époque de César. « Gutu » en celte signifie « parole » et a donné « guth » en irlandais, « gott » en allemand et « god » en anglais : Dieu. Gutuater, l’homme le plus proche de Dieu, le druide le plus respecté des Carnutes ; c’est lui qui a initié la révolte contre les Romains. César l’a fait condamner au supplice des verges ; il a été battu à mort puis achevé à la hache. Avec son nom, j’ai hérité de son énergie, de ses talents de meneur et aussi de sa colère. Je peux vous aider. Mais il faudrait pour cela que je réunisse les autres druides du coin.

C’est compliqué ?

– Quand on s’en donne les moyens, rien n’est compliqué. Je vais célébrer pour vous une Samonios ; c’est une cérémonie qui favorise les contacts avec l’autre monde. Normalement, elle se déroule le 1er novembre, mais je vais faire une exception.

Cela consiste en quoi exactement, votre Samonios ? demande Lucy, soudain curieuse de ce rituel.

– À manger des sangliers, boire de la cervoise et de l’hydromel. Le problème, c’est que tout cela coûte cher. Vous avez de quoi payer ?

Nous sommes dans l’immatériel, nous ne pouvons pas vous donner la moindre pièce.

Le druide Gutuater fait la moue.

– Pas d’argent, pas de Samonios. Les autres druides n’accepteront jamais que le rituel ne soit pas respecté.

Vous saouler à la cervoise et vous régaler de sangliers ? Mais je croyais que l’alcool était préjudiciable à l’étanchéité et à la maîtrise de l’esprit ! se révolte Lucy.

– Pas chez nous. Nous utilisons ces deux substances pour ouvrir les portes de notre esprit.

Il boit sa bière et ferme les yeux comme pour prouver qu’il maîtrise les effets de cette substance sur son esprit.

Conan Doyle sort sa pipe virtuelle et la tète plusieurs fois pour réfléchir.

Lucy, votre crise de migraine doit être terminée, non ?

Je l’espère. Ce n’est jamais agréable d’entrer dans une maison en feu.

Dans ce cas, vous allez réintégrer votre corps et vous ferez un virement à ce monsieur dont je dois avouer que la vénalité me déçoit, propose Conan Doyle.

– Pour être druide, je n’en suis pas moins homme. Dès que j’aurai reçu l’argent, croyez bien que le Samonios démarrera. Et alors vous pourrez trouver votre assassin, monsieur Wells.

Lucy s’envole sans plus tarder vers la France pour débloquer la situation. Gutuater, satisfait, essuie la mousse sur sa barbe et se retrousse les manches.


79. ENCYCLOPÉDIE : DRUIDISME

Le druidisme trouve son origine chez les Partholoniens, peuple qui doit son nom à leur chef, Partholon.

Les Partholoniens vivaient en Irlande il y a 5 000 ans, mais un cataclysme les fit disparaître en une semaine. Il n’y eut qu’un seul survivant, le neveu de Partholon, nommé Tuan, dont le nom signifie en irlandais « Le Silencieux ». Alors âgé de 100 ans, il échappa à la mort en se transformant en cerf. Il vécut incarné dans cet animal pendant 300 ans, puis devint un sanglier pendant 200 ans, un aigle pendant 300 ans, et enfin un saumon pendant 100 ans. C’est sous cette dernière forme qu’il fut pêché par un homme et offert à la reine Cairill, femme du roi celte Muinderg.

La reine dévora le saumon et donna naissance à un humain imprégné de son esprit, qu’elle nomma Tuan Mac Cairill. Celui-ci possédait en mémoire toute la sagesse et le savoir du peuple partholonien, qu’il transmit sous forme d’enseignement druidique, le mot « druide » signifiant « initié ». Il fut donc le premier druide de l’Histoire. Les autres druides eurent pour seule fonction de transmettre son savoir. Ils avaient pour particularité de ne pas se fier au savoir écrit mais de lui préférer le savoir oral. La connaissance se transmettait donc de bouche à oreille, de maître à disciple, et n’était consignée nulle part.

Les fonctions des druides étaient très variées, à en juger par ce qu’on a retrouvé dans les habitations censées leur avoir appartenu : scalpels, scies, pinces, os ressoudés et crânes trépanés qui laissent à penser qu’ils avaient des connaissances en médecine et même en chirurgie du cerveau.

Jules César accentua par la suite le rôle juridique des druides, qui devinrent les gardiens de la signature des contrats et infligeaient des punitions à ceux qui manquaient à leurs devoirs. Aucune décision des rois celtes n’était prise sans l’avis de leur druide attitré.

Les druides connaissaient avec précision l’histoire de leur communauté et pouvaient narrer la généalogie de chaque individu de la tribu. Ils voyageaient beaucoup et parlaient plusieurs langues. Ils fabriquaient aussi des prothèses pour les soldats blessés – notamment pour le roi Nuada qui avait eu le bras arraché lors d’une bataille –, connaissaient l’astronomie et avaient leur propre calendrier, comme l’atteste le calendrier de Coligny, qui date de l’époque gauloise, une des rares traces écrites que l’on ait retrouvées du druidisme gaulois.

Parmi les nombreux pouvoirs magiques qu’on leur attribuait, on peut citer la Fontaine de Santé, un bain qui guérit les blessés et sauve les mourants, l’Élixir d’Oubli, qui a le pouvoir, versé dans une boisson, de faire tout oublier à celui qui la consomme, la Pomme de Savoir, qui accroît l’intelligence, le Glam Dicinn, une malédiction qu’il suffit de prononcer pour entraîner la mort à distance d’un individu, ou encore l’Imbas Forosnai, une incantation qui permet d’atteindre l’illumination.

Leur principale fête, le Samonios, a perduré dans le monde anglo-saxon sous le nom d’Halloween. À l’époque, on se déguisait en morts pour tromper les démons et éviter qu’ils soient tentés d’emporter des vivants.

Pour autant, selon les druides, la mort n’était pas la pire chose qui puisse arriver, puisque les âmes étaient immortelles. Lorsqu’un individu mourait, il allait au Sidh, terme gaélique qui signifie « autre monde ». Ils visualisaient le Sidh comme un somptueux palais en cristal situé au-dessus des nuages.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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