57.
– Le suspense a assez duré. Nous allons maintenant vous révéler ce que vous attendez tous.
Le public et les journalistes se taisent.
– Eh bien, le lauréat de cette nouvelle édition du prix Alain Rotte-Vrillet est…
Le présentateur laisse passer un moment avant d’annoncer :
– … Jean Moisi ! Pour son dernier roman, Nombril.
L’écrivain s’approche de l’estrade sous les applaudissements de la petite foule réunie dans ce grand restaurant de Saint-Germain-des-Prés.
– Avouons-le : pour tous les jurés, que ce soit votre ouvrage qu’il fallait couronner était une évidence, et nous avons pris cette décision à l’unanimité, sans même qu’il y ait de réel débat. Voici notre humble récompense pour saluer votre précieux travail : un chèque de 20 000 euros qui vous permettra, je l’espère, d’écrire une suite à Nombril.
Jean Moisi reçoit le chèque géant en carton et remercie chaleureusement le présentateur. Il prend ensuite la parole :
– Je ne m’attendais pas à recevoir ce prix et lorsqu’on a dit mon nom, j’ai cru à une erreur.
Quelques rires fusent dans la salle.
– 1500 pages d’un texte essentiellement fondé sur le souvenir des moments difficiles de ma propre enfance, ce n’est pas forcément « grand public ». Je crois que mon livre est une sorte de grande claque nécessaire pour réveiller les foules endormies. Dans ce nouvel opus, je parle de mon dégoût pour mon propre père, qui m’a fait tant de mal. Ce n’est pas le premier roman où je le dénonce, mais cela me semble vital que tous les jeunes sachent qu’on peut honnir ses propres parents. Il faut libérer la parole sur ce sujet tabou.
Plusieurs personnes approuvent et toute la salle applaudit. Jean Moisi attend que le silence se fasse pour reprendre :
– J’ai milité jadis dans des groupuscules où l’on croyait qu’on allait changer le monde par la violence. Maintenant je le sais, on peut être beaucoup plus efficace par la culture.
La salle lui fait un triomphe, tandis que les photographes bombardent de leurs flashs l’heureux lauréat qui brandit son chèque comme un trophée.
Le présentateur, considérant que Moisi a terminé son discours de remerciement, propose aux journalistes de poser des questions. Il désigne une jeune femme qui lève la main.
– Alain Rotte-Vrillet racontait dans son dernier ouvrage, Donjon, l’histoire d’une jeune fille mineure torturée dans un château par un vieux pervers. Est-ce que ces sujets sadomasochistes à tendance pédophile sont en phase avec votre vision de la littérature ?
– En tant que provocateur assumé, j’aime la provocation, et Rotte-Vrillet était lui aussi un maître dans cet art. Une autre question ?
– On dit que vous et vos amis mettez le système littéraire germanopratin en coupe réglée en influant sur tous les supports médiatiques et sur les éditeurs.
– Mes amis et moi nous battons pour que la littérature pour adolescents ne devienne pas la littérature de référence des adultes.
Quelques rires approbateurs se font jour.
– Mais ne croyez-vous pas qu’il faut laisser le public choisir ? demande une journaliste.
– La triste réalité est la suivante : les lecteurs sont bien souvent un peu stupides. Si on les laisse choisir librement, ils se tournent le plus souvent vers la facilité. D’où le succès des auteurs les plus minables, comme Wells. C’est pour les aider qu’il faut empêcher une trop grande diversité littéraire, afin qu’ils n’aient le choix qu’entre du bon et du bon. Heureusement que nous, les critiques, sommes là. Nous créons le goût, nous créons l’opinion. C’est nous qui décidons ce que doit être la littérature du futur.
– Soit une copie de la littérature du passé ? ironise la journaliste.
– Il faudrait interdire tout ce qui est faux ou issu des délires des auteurs pour ne privilégier que la vérité vraie renvoyant à des problématiques sociologiques, politiques ou psychologiques.
– Mais l’imagination alors ?
– L’imagination, on s’en fiche. Le lecteur éduqué doit exiger l’authentique. Nombril, c’est du vécu, du réel, du tangible. Je ne parle que de ce que je connais : mon père, les femmes que j’ai rencontrées, les soirées auxquelles j’ai été convié, mes amis.
Jean Moisi descend de l’estrade sous les applaudissements, signe des autographes, serre des mains, embrasse des joues puis se dirige vers les toilettes.
Il se place face à un lavabo, s’observe dans la glace, se sourit et ne voit pas, debout juste derrière lui, le fantôme de Gabriel Wells.
Le critique dispose sur un miroir de poche trois lignes de poudre blanche dont il fait des petits tas avec une lame de rasoir. Il sort ensuite un tube doré qu’il utilise pour en inspirer un rail.
Gabriel l’examine. Lorsque Moisi intègre les cristaux de cocaïne dans son sang, son aura se gonfle comme un ballon et devient plus fine. Sa couleur se modifie aussi, passant du jaune au vert.
L’heureux lauréat se sent submergé par un sentiment de toute-puissance. Il s’observe avec admiration dans le miroir, puis replonge pour sniffer le deuxième rail.
Gabriel se souvient d’avoir lu que c’étaient les chimistes nazis qui avaient mis au point la formule du raffinement de la feuille de coca pour en faire de la cocaïne afin de rendre les soldats allemands plus féroces. Ces mêmes chimistes avaient aussi inventé l’héroïne pour redonner le moral aux soldats blessés. Moisi inspire la troisième ligne de cocaïne.
Or, à force de s’élargir et de s’étirer, son aura finit par se déchirer par endroits. Elle n’est plus protégée. Gabriel n’a dès lors aucune difficulté à enfoncer son doigt dans le crâne de son ennemi et ainsi entrer en contact direct avec son esprit :
– Est-ce que tu as tué Gabriel Wells ?
Le critique sursaute.
– Qui me parle !?
– C’est moi, Alain Rotte-Vrillet. Si c’est le cas, tu as bien fait, moi aussi je déteste cet auteur. Tu peux tout me dire. Je serais si fier de toi si tu avais eu ce courage.
– J’aurais bien aimé le faire. Je l’ai toujours détesté.
– Donc tu ne l’as pas fait ?
Moisi cherche d’où vient cette voix dans sa tête. Estimant que cela doit être un délire produit par les cristaux, il boit au robinet comme s’il espérait se laver le sang. Il s’asperge le visage.
Gabriel veut continuer à l’interroger, mais une voix résonne au-dessus de lui.
– Arrêtez !
Il se retourne et reconnaît celui qui lui parle.
– Arrêtez tout de suite de vous faire passer pour moi !
C’est le vrai Alain Rotte-Vrillet dans son uniforme de membre de l’Académie française, avec son habit et son épée dont le pommeau représente des corps nus de femmes entrelacés. Gabriel franchit le plafond mais l’autre le poursuit au-dessus du toit.
– Comment osez-vous parler en mon nom le jour de la remise de mon prix ? Je ne laisserai jamais l’un de mes lauréats se faire manipuler par une âme errante ! Moisi n’a peut-être pas détruit votre enveloppe charnelle, mais moi je vais vous détruire ici et maintenant.
Il dégaine son épée d’académicien. Gabriel Wells hausse les épaules :
– Vous ne pouvez pas me faire de mal, je suis un pur esprit.
– Tu crois ça, petit écrivaillon ? Souviens-toi, quand tu étais enfant, tes plus grandes douleurs, tes plus grandes frayeurs ont-elles été causées par des blessures physiques ou psychiques ?
L’académicien, dans un grand geste de sa cape verte, fait apparaître un personnage avec un large chapeau noir, des lunettes noires et une barbe noire qui tient un paquet ouvert.
– Tu veux un bonbon, petit ? Vas-y, goûte mes bonbons !
Surpris, Gabriel a un mouvement de recul.
– Mon métier d’écrivain m’a permis de développer un sens aigu de la psychologie, dit Rotte-Vrillet. J’ai par exemple le don de sentir, quand je vois un adulte, ce qui lui faisait peur quand il était jeune. Et je sens que toi, tu avais peur de te faire kidnapper ! Regarde qui est avec nous. Tu reconnais ce monsieur avec son grand manteau, ses lunettes de soleil et son chapeau noir ? C’est le croque-mitaine !
– Allez, prends un bonbon mon petit, tu vas voir, ils sont délicieux ! insiste le personnage.
– NON, JE NE VEUX PAS DE VOS BONBONS ! hurle Gabriel.
Le croque-mitaine s’avance.
– Allez, prends un bonbon, je te promets qu’ils ne sont pas empoisonnés. En tout cas, ils ne tuent pas. Tout au plus ils te feront dormir. Et après, tu feras de jolis rêves. Tranquille. Dans ma cave. Avec tous les autres enfants que j’ai déjà attrapés.
– Non !
Gabriel tremble. Rotte-Vrillet triomphe.
– Voilà un adversaire à ta hauteur.
Le croque-mitaine ne cesse de se rapprocher.
Gabriel comprend que, comme son corps prend l’apparence correspondant à l’idée qu’il s’en fait, il est en train de redevenir un petit garçon. Il regarde ses mains potelées d’enfant, ses vêtements qui indiquent qu’il a tout au plus six ans.
– Le croque-mitaine fait souffrir ton esprit, hein ? Pourtant, tu sais qu’il ne peut pas vraiment te nuire. Seule ton imagination est responsable de cette torture. Or, comme tu es un auteur plein d’imagination, tu souffres beaucoup plus que les autres.
– FAITES-LE PARTIR ! crie Gabriel.
– En fait, ça a toujours été lui qui te faisait peur, le croque-mitaine kidnappeur. C’est pour cela que tu as écrit des articles à charge sur les réseaux pédophiles belges, et puis contre tous ceux qui aimaient les fêtes libertines un peu corsées. Quel intérêt y a-t-il à s’amuser si c’est autorisé ? Être puissant, c’est précisément oser faire ce qui est interdit. Tous les hommes de pouvoir font ce qui est interdit. C’est pour cela qu’ils se battent. Ce n’est pas pour l’argent, ni par désir de puissance, mais pour les orgies réprouvées par la morale.
– Faites-le partir !
– Dans mes livres, je n’ai fait que révéler cette vérité. La motivation des politiciens et des journalistes, ce sont ces petites fêtes très spéciales. Celles auxquels le vulgum pecus n’a pas accès. Et toi qui voulais… les dénoncer !!!
Il éclate de rire alors que Gabriel ne cesse de rajeunir et que le croque-mitaine lui tend des bonbons.
– Le directeur du comité de surveillance morale ou l’animateur de télé ? C’étaient mes amis. Pur hasard. Comme Moisi. Et toi, quelles sont tes perversions, Wells ? Sabrina ? Es-tu sûr que ce genre de sexualité conventionnelle te suffit ? Tu n’as pas au fond de ta tête, toi aussi, des fantasmes inavouables ? À quoi penses-tu durant l’amour ?
Rotte-Vrillet ricane et le croque-mitaine continue de répéter :
– Allez, prends un bonbon, cela te fera du bien. Tout ira mieux avec un petit bonbon !
Gabriel n’arrive plus à réfléchir ni à parler. Cette peur enfantine dépasse sa raison.
Il se sent de plus en plus petit, de plus en plus fragile.
C’est alors qu’un mot enfantin s’échappe de sa bouche :
– Au secours, papi !