38.
Lucy Filipini bat des paupières pour montrer son approbation.
– Je viens te voir car je ne comprends pas pourquoi les gens ne me disent plus bonjour, lui dit l’homme en face d’elle.
– Cela fait combien de temps ?
– Trois jours.
– Et qu’est-ce qu’il s’est passé il y a trois jours ?
– Je suis sorti de l’hôpital.
– Pourquoi étais-tu à l’hôpital ?
– Une opération des yeux. Mais cela s’est bien passé.
– Je ne crois pas, non.
– Ah, alors je suis encore à l’hôpital sous sédatif et je rêve ?
– Non, tu es mort.
L’homme en boubou et lunettes semble décontenancé.
– Tu es sûre, Lucy ?
– Oui, Mamadou. Tu veux que je t’aide à monter ou tu penses pouvoir y arriver seul ?
– Je… tu… enfin, je suis désolé, mais je ne te crois pas. Je sais que tu me fais une blague. Sacrée Lucy ! Allez, je rentre chez moi, j’ai du travail.
Il enfile son manteau imaginaire et déguerpit par la porte, en mimant le geste de l’ouvrir et de la fermer.
Lucy secoue la tête. Elle est émue et lâche un petit sanglot avant de pleurer carrément. Un chat noir vient lécher les larmes sur sa joue.
– Bonjour Lucy, dit alors Gabriel en s’approchant doucement. Je ne vous dérange pas ?
La médium, qui arrange sa coiffure et tâche de se redonner une contenance, reste silencieuse.
– C’était votre bienfaiteur sénégalais ?
– Il n’aurait pas dû tenter l’opération des yeux. Il a dû y avoir un problème avec l’anesthésie.
Elle essaie de sourire.
– Vous voyez : vous n’êtes pas le seul à ne pas vous être aperçu tout de suite de votre état. Selon mes estimations, un tiers des morts se croient vivants.
Elle installe la poupée de clown, comme ils en ont désormais l’habitude.
– Un tiers ?
– Parmi eux, beaucoup pensent que ce sont eux qui sont vivants et que c’est nous qui sommes morts.
Gabriel affiche une moue dubitative.
– C’est logique, aucune machine ne peut vous informer de votre état « physique ». Alors chacun, subjectivement, considère qu’être vivant c’est « être comme lui ».
– C’est pour cela que l’inscription sur votre pierre tombale m’a semblé pertinente, je pense qu’elle s’applique réellement à beaucoup de gens.
– Et vous vous faites souvent déranger par des morts ?
– Le pire c’est quand cela se produit en pleine nuit. Ça m’est arrivé pas plus tard que la semaine dernière. Une dame m’aborde vers 4 heures du matin et me dit : « Je veux parler à ma fille. » Je consens à me relever sur un coude et je m’aperçois que mon interlocutrice est en chemise de nuit, pieds nus, qu’elle a un visage très ridé, des cheveux blancs filasse. C’est mauvais signe. Normalement, les gens choisissent de reprendre l’apparence qu’ils avaient à 30 ans et veillent à se visualiser bien habillés. Quand je l’interroge sur son nom, elle me dit qu’elle ne s’en souvient plus. Je lui demande alors où elle vit et elle ne se souvient toujours pas. Elle souffrait en fait de la maladie d’Alzheimer. Quand les gens meurent avec cette affliction, ils mettent parfois des mois à retrouver la mémoire.
– Maintenant que vous me le dites, la nuit où nous sommes allés prélever du sang sur mon cadavre, j’ai vu dans l’hôpital quelques ectoplasmes sans visage…
– Ce sont ceux qui ne se souviennent même pas de la forme de leur propre visage.
– C’était assez impressionnant : leur tête était parfaitement lisse, comme un ballon gonflable.
Lucy se lève et va vers la fenêtre.
– Je suis allée voir votre première suspecte, lance-t-elle de but en blanc : Sabrina. Sacrée femme ! Je l’ai trouvée non seulement très belle, mais très impressionnante. Vous avez franchement beaucoup de chance d’avoir pu vivre avec une femme aussi charismatique.
– Les actrices sont vraiment des êtres à part. Elles vivent dans la séduction permanente. Au quotidien ce n’est pas toujours simple, mais vu de l’extérieur je comprends que cela puisse faire forte impression.
– Ce qui était un peu spécial, c’est que je l’ai vue se préparer à être torturée pour avoir empoisonné des gens.
– Et elle a avoué ?
– Dans le film, je ne sais pas, mais lors de notre rencontre elle m’a dit qu’elle vous adorait et qu’elle n’aurait jamais voulu vous causer le moindre tort. Je crois que dans le fond elle espérait que vous finiriez par vous remettre ensemble. Elle pense que vous êtes l’homme de sa vie. Moi, à votre place, je n’aurais pas hésité, j’aurais tout fait pour épouser une femme aussi sublime.
Gabriel n’ose pas lui dire que, pour obtenir le résultat qu’elle a vu, il a fallu des heures de maquillage et de coiffure, doublées d’onéreuses séances de chirurgie esthétique. Lucy, au contraire, a une beauté naturelle qui la surpasse de loin.
– Elle soupçonne votre frère.
– Vraiment ?
– Elle dit que Thomas voulait tout ce que vous aviez, à commencer par elle.
Les chats viennent se frotter à ses mollets pour être caressés. Gabriel regrette de ne pas pouvoir lui-même ressentir ce contact si particulier avec la fourrure des félins.
– C’est elle qui m’a quitté. Et ce n’est que lorsque Sabrina a appris que j’étais heureux avec une autre femme qu’elle a manifesté son envie de revenir avec moi.
– Moi, je ne suis pas comme ça, l’interrompt Lucy. J’ai un amour, Samy, un seul, et cela ne changera jamais. Vous devez penser que je suis quelqu’un de très solitaire, et peut-être aussi que ma fidélité au souvenir de Samy a quelque chose d’absurde…
Il ne répond pas. Après un silence, Lucy reprend :
– C’est étrange, mais je crois que la plupart des vrais médiums ne peuvent pas jouir d’une vie normale. J’ai d’autres amies qui parlent avec les morts, et très peu sont socialement adaptées. Soit elles vivent seules avec des chats, comme moi, soit elles vivent à la campagne, isolées. Très peu ont une vie sexuelle active. Comme si l’énergie nécessaire pour se brancher sur celle des morts empêchait de se brancher sur celle des vivants.
– Cela me rappelle les contes pour enfants. La petite sirène d’Andersen, par exemple, perd ses pouvoirs si elle fait l’amour avec un homme.
– C’est peut-être aussi pour cela que je n’ai jamais cherché à rencontrer d’autres hommes. D’ailleurs, vous en êtes où de l’enquête ?
– Daoudi ? On a retrouvé sa trace. Il est allé à Genève. Demain nous irons poursuivre nos investigations là-bas.
– « Nous » ?
– J’enquête avec mon grand-père Ignace.
Elle hausse les épaules.
– Votre pourvoyeur en blagues ? Bon, du moment que vous réussissez, libre à vous d’enquêter avec qui vous voulez.
La nuit est maintenant bien avancée. Après avoir effectué sa séance de déparasitage et médité une vingtaine de minutes, Lucy s’apprête à aller se coucher.
– Bonne nuit, Gabriel, dit-elle.
– Bonne nuit, Lucy.
Un chat ronronne. Elle se relève sur un coude.
– Je n’aime pas que vous m’épiiez pendant que je dors.
– Comment vous le savez ?
– Mes chats me servent de sentinelles. N’oubliez pas qu’eux, ils vous voient.
L’écrivain s’élève au-dessus du lit, tournoie telle une danseuse d’opéra, traverse le toit. Il étend ses bras, plane sur la ville et se sent heureux. Pendant quelques instants, la question de savoir qui l’a tué ne l’obsède plus.
Ce qu’il voudrait vraiment savoir, c’est quels sont les rouages cachés qui font tourner l’univers…