5.

Une fois sa consultation terminée, la jeune femme en jupe à fleurs salue le docteur Langman en virevoltant comme une danseuse et récupère son manteau qu’elle enfile prestement.

Gabriel se lève alors, mais le médecin ne lui prête pas la moindre attention et referme la porte de son cabinet sans même lui proposer d’entrer.

Un peu interloqué, l’écrivain s’approche de la porte close et interpelle son ami :

Eh Fred, tu me fais une blague, c’est ça ? C’est moi, Gabriel, Gabriel Wells !

La jeune femme, qui s’apprêtait à franchir le seuil de la salle d’attente, s’arrête net.

– Vous êtes vraiment Gabriel Wells ? L’écrivain ? demande-t-elle en gardant le dos tourné.

Oui, pourquoi ?

– Cela change tout. Je vais vous aider.

M’aider ? M’aider à quoi ?

Elle revient au centre de la pièce et, toujours sans le regarder, déclare :

– Tout d’abord, il faut que je vous explique votre « maladie ».

Vous êtes médecin ?

Elle sourit d’un air compatissant.

– En quelque sorte. Disons que je suis « médecin des âmes ». Cela a l’avantage de ne pas nécessiter de diplômes. Pour commencer, il faut que vous sachiez que votre problème est plus grave que votre présumée anosmie.

J’ai un cancer ?

– Encore plus grave.

Dites-moi la vérité, je peux tout entendre.

– Hum, c’est encore un peu tôt. Je préfère vous livrer des indices. Ce matin en vous levant, vous n’aviez pas faim, n’est-ce pas ?

En effet.

– Vous êtes rapidement sorti de chez vous, mais vous n’avez parlé à personne, je me trompe ?

Le matin au réveil, je ne suis jamais causant.

– Dehors vous n’avez pas trouvé qu’il faisait froid.

Je ne suis pas frileux. Mais arrêtez avec vos énigmes, à la fin ! Quelle est donc cette si mystérieuse maladie ? demande Gabriel d’un ton de plus en plus impatienté.

Elle regarde ses mains.

– Savez-vous que le mot maladie vient de l’expression « mal à dire » ?

Cessez de tourner autour du pot ! Où voulez-vous en venir, bon sang ?

– Bon, il faut que je m’y prenne différemment. Comment vous expliquer ? En fait… j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Vous préférez que je commence par laquelle ?

La bonne, répond Gabriel, passablement irrité.

– Je vous ai menti, vous n’êtes pas malade.

C’est déjà ça. Et la mauvaise alors ?

– La mauvaise c’est que… vous êtes mort.

Gabriel lève les sourcils, affiche une mine étonnée, contrariée, dubitative, pour finalement éclater de rire.

La jeune femme laisse échapper un soupir de soulagement :

– Je suis contente que vous le preniez comme ça, j’en ai vu beaucoup qui ne réagissaient pas aussi bien.

Si je ris, c’est parce que je ne vous crois pas.

Elle fait quelques pas, semblant chercher une inspiration.

– Alors on va se livrer à une petite expérience. Je vous propose de faire le test du miroir.

Elle lui fait signe de la rejoindre face à la glace de la salle d’attente, et il constate, à sa grande surprise, que seule s’y réfléchit la jeune femme.

– Tiens, on dirait que votre image a disparu. Comme c’est curieux…, lâche-t-elle.

Il tressaille, à nouveau pris de panique, puis se reprend et sourit.

Cela ne prouve rien. Je dois être en train de dormir. Ceci est un rêve. D’ailleurs, cela expliquerait votre présence.

– Un rêve ? Alors pincez-vous.

Il se tord la peau du bras.

Je ne sens rien, tout simplement parce que je rêve que je me pince.

– Passons au deuxième test, aussi connu sous le nom de « test du feu ».

Elle sort un briquet et lui propose de poser sa main au-dessus de la flamme. Il obtempère et s’aperçoit qu’il ne ressent pas la moindre gêne ni la moindre douleur. Chose étrange, son geste ne génère aucune fumée, ni même de déformation de la flamme.

Il regarde sa paume : aucune marque de brûlure. Une sensation désagréable l’envahit, qu’il surmonte crânement.

Dans mes rêves, il m’arrive de ne pas me voir dans les miroirs et de ne pas me brûler en mettant ma main au-dessus d’une flamme. Je fais même ce genre de rêves plusieurs fois par semaine.

Elle hausse les épaules.

– Alors il reste le test ultime, celui de la chute libre. Montez sur le rebord de la fenêtre et jetez-vous dans le vide.

On est quand même au sixième étage…

– Si vous êtes en train de rêver, cela ne devrait pas poser de problème. Au pire, cela vous réveillera.

Elle ouvre la fenêtre en grand et le vent s’engouffre dans la pièce, faisant voler ses cheveux, mais Gabriel ne sent pas le moindre souffle d’air.

Pas de problème.

Il secoue la tête comme un animal qui s’ébroue, inspire, s’approche de la fenêtre. Il espère qu’elle va l’arrêter mais, au contraire, elle l’encourage à s’avancer encore.

– Quand vous serez en vol, regardez bien autour de vous tous les détails qui ne peuvent pas être le simple fruit d’un songe.

Il aperçoit le sol tout en bas, les toits des voitures, les crânes des piétons.

Il a beau être persuadé de rêver, Gabriel ne peut s’empêcher de ressentir une infime appréhension.

– Tant que vous n’aurez pas sauté, vous ne pourrez pas être certain, insiste la jeune femme.

Il hésite, mais comme il ne veut pas qu’elle croie qu’il recule devant le défi, il monte sur le rebord de la fenêtre, domine son vertige et saute dans le vide en ouvrant largement les bras.

Il chute à toute vitesse, voit les étages défiler, ferme les yeux. Quand il soulève de nouveau ses paupières, il n’a pas encore touché le sol et plane au-dessus de l’avenue.

« Merde, alors ! » Voilà le mot qui envahit soudain son esprit. La surprise, l’affolement, la déception cèdent peu à peu la place à ce nouveau plaisir d’être libéré de l’apesanteur et de pouvoir voler comme un oiseau.

Le sol défile sous lui. Il a la sensation de glisser sans ressentir le frottement de l’air, effectue un looping, et remonte se poser sur la fenêtre du cabinet médical.

Bouleversé, assailli de sentiments confus et variés qui s’entrechoquent dans sa tête, il lâche un soupir, voudrait dire quelque chose, mais ne parvient qu’à répéter une centaine de fois, sur différentes intonations, cette grossièreté qui occupe ses pensées.

Il paraît que le dernier mot qui vient aux gens avant de mourir est « Maman ». Celui qui suit la prise de conscience de sa propre mort commence par la même lettre, mais il n’a rien d’affectueux, lui.

En quelques secondes, il traverse les sept étapes du deuil : choc, déni, colère, marchandage, tristesse, résignation, acceptation. Et chacune d’elles a été ponctuée du même mot grossier.

La jeune femme face à lui semble elle aussi un peu sonnée.

– Ça va ? lui demande-t-elle.

Bon sang, se pourrait-il que je sois… « vraiment » mort ?!

Il est atterré. Puis il repasse par les sept étapes, mais dans un ordre différent : la colère, le déni, l’acceptation, la résignation, la tristesse, le marchandage, le choc.

Ce n’est pas possible ! Je suis beaucoup trop jeune pour être mort !

– Voyez cela de manière positive, monsieur Wells. Je ne sais pas… Considérez que vous vous êtes débarrassé de tout ce qui est superflu, encombrant, fragile, pour ne conserver que l’essentiel : votre esprit.

Alors ce serait ça, la fin… ? Je ne vais plus pouvoir écrire…

– À la bonne heure. Vous avez enfin compris.

Il se laisse tomber dans un fauteuil, hagard.

C’est horrible.

– C’est « différent ».

Je suis mort, bon sang ! Je suis mort, mort, mort ! Réellement mort !

– On y passe tous un jour… Vous, c’est aujourd’hui, maintenant, ici. Pour moi aussi, cela viendra. Plus tard, ailleurs. Je ne suis pas pressée.

Il se relève d’un bond et se place face à elle dont le regard est tourné vers la fenêtre. Il réalise que, depuis le début, elle ne l’a jamais fixé dans les yeux.

Mais vous me parlez, vous qui êtes bien vivante. Comment est-ce possible ?

– Je suis un peu différente des autres femmes…

Différente ?

– Je suis médium. Je peux vous entendre, mais je ne peux pas vous voir. C’est pour ça que je ne vous regarde pas. Je ne sais même pas où vous vous tenez exactement à cet instant, je ressens simplement très nettement votre présence dans mon champ de perception avoisinant.

Pourquoi voulez-vous m’aider ?

– C’est grâce à vous que je suis devenue médium, grâce à la lecture de votre livre Nous les morts. C’était la première fois que j’étais véritablement happée par un roman et cela a été une révélation. J’ai refermé le livre avec la certitude d’avoir trouvé ma voie. Je gagne désormais ma vie en dialoguant avec les défunts et je peux vous garantir que le marché est de plus en plus florissant dans ce secteur professionnel un peu particulier… À ma manière, je suis aussi une célébrité. Du moins dans ce quartier.

Quel est votre nom ?

– Lucy. Lucy Filipini.

Jamais entendu ce nom-là. Vous êtes bien jeune pour être médium…

– J’ai 27 ans, et je ne vois pas ce que cela a à voir avec l’âge.

J’ai toujours pensé que les médiums étaient plutôt de vieilles dames obèses, habillées en noir et couvertes de bijoux, avec des maquillages très sophistiqués.

Lucy change soudain de physionomie, comme si elle avait repéré quelque chose : elle fronce les sourcils.

– Mais attendez, attendez.

Quoi ?

– Répétez ce que vous venez de dire.

Elle ferme les yeux pour bien se concentrer.

… vieilles dames obèses habillées en noir… ? répète Gabriel sans comprendre où Lucy veut en venir.

– C’est bien ce qu’il m’avait semblé. Votre voix a un léger écho. Je connais ce phénomène. Peut-être n’êtes-vous finalement pas complètement mort. Vous habitez où ?

Un peu plus loin au bout de la rue. Au numéro 21. Pourquoi ?

– Il n’est peut-être pas trop tard. Parfois, on peut intervenir in extremis. À vous entendre, cela me semble encore jouable. Il faut vérifier. Pas de temps à perdre, on fonce chez vous !

La jeune femme s’élance alors et court à toutes jambes, sa robe à fleurs se soulève autour de ses cuisses. Gabriel la suit, rempli de l’espoir fou d’être encore « un peu » vivant…

Загрузка...