Charles Diamond m'attendait sur ses jambes toujours aussi courtes, dans sa blouse toujours aussi longue. C'était un homme intéressant, fort instruit, qui parlait de ces minuscules entités avec une passion presque indécente. J'eus droit à un mini-exposé sur la glossine, la bébête responsable de la maladie du sommeil, avant qu'il m'amène aux portes d'un ascenseur, niché derrière deux sas protégés par identification rétinienne. Des caméras se braquèrent sur nous.
— Calypso Bras vous attend au sous-sol…
Il appuya sur ma poitrine :
— Gardez toujours ce badge sur vous, quoi qu'il arrive, et surtout suivez les instructions. Vous allez pénétrer en zone P3, où l'on manipule des micro-organismes pathogènes dangereux. Vous verrez, dans la partie la plus souterraine du laboratoire, des insectes infectés évoluer dans des conditions proches de leur milieu naturel. Paludisme, fièvre jaune, dengue, encéphalite japonaise, du beau monde ! Renseignez-vous, faites-vous une idée et remontez. Je vous attendrai. Vous avez une heure…
Descente de l'ascenseur… Embarquement pour une autre planète, un monde hostile où l'homme, le plus grand prédateur de l'histoire, se voyait relégué en la plus inoffensive des proies. Avec mon Glock et ma carte de police, j'avais l'impression de ressembler à une énorme farce.
Calypso Bras, ingénieur responsable du pôle informatique du P3, était une Sénégalaise aussi grande que Diamond était petit. Sous la lumière pâle des plafonds, son visage lisse jouait avec les reflets, rappelant, quelque part, les bois précieux d'Afrique. Au bout de ses longues jambes, elle naviguait entre deux mondes, celui de la femme autoritaire, forte derrière son calot, ses chaussons et son tablier, et celui de ces terres sauvages, tissées de reliefs imprévisibles.
Elle m'expliqua la procédure en me tendant une tenue de Martien.
— Vous allez subir une gêne auditive assez importante, car nous allons traverser deux sas dépressurisés. En cas de communication accidentelle avec l'extérieur, ces dépressions provoquent des entrées d'air qui refoulent les agents infectants vers le fond du laboratoire. Je vous conseille de vous boucher le nez et de…
— Souffler par les narines. Je sais. J'ai fait pas mal de plongée sous-marine…
Elle acquiesça. Alors que je me déguisais, elle composa un code et tourna deux poignées simultanément. Un chuintement d'air…
Et, malgré le nez bouché, une belle douleur dans mes oreilles.
— C'est bon, fit-elle après quelques instants, vous pouvez respirer normalement. Pas trop douloureux ?
— J'ai vu pire.
— Veuillez me suivre, nous allons nous diriger vers l'insectarium. Ne touchez qu'avec les yeux. Si des questions vous taraudent, n'hésitez pas à me les poser. Maintenant, levez les bras et baissez les paupières. Ces douchettes vont vous asperger de divers répulsifs. C'est inodore…
Je me pliai aux ordres, écrasé par la peur doucette de l'enfant qui s'aventure dans son premier train fantôme.
Sous des écoulements d'air, nous remontâmes de longs couloirs de vitres incassables, tronçonnés de lourdes portes métalliques.
De l'autre côté, des hommes en scaphandre orange évoluaient dans des pièces scellées du sol au plafond. Derrière des écrans de contrôle, d'autres types les observaient, eux-mêmes suivis par des caméras murales. Le surveillant qui surveille le surveillant qui surveille le surveillant, le tout surveillé par un surveillant.
— Moins visibles que vos balles de revolver et bien plus meurtriers, sourit Bras en désignant des tubes à essai remplis de cultures.
Je plissai les yeux.
— Nous menons le même genre de combat, mais nos tueurs à nous sont plus… expressifs… Savoir de tels organismes entre les mains de détraqués a de quoi effrayer.
Elle avançait d'une démarche assurée, contrairement à moi.
— Ce n'est pas réellement le bio-terrorisme qui nous alarme le plus. Des plans sérieux ont été mis en place par le gouvernement Jospin, comme Biotox pour la variole, ou des simulations, genre Piratox dans le métro parisien. Nos eaux sont protégées par le chlore, qui anéantit les toxines botuliques, des stocks de vaccins contre les grandes maladies contagieuses, la fièvre typhoïde par exemple, sont prêts à être distribués à tous les hôpitaux à la moindre alerte. Non, notre réelle crainte vient du psycho-terrorisme. Envoyez à quelques personnes bien choisies des enveloppes contenant de l'anthrax, et le tour est joué. Pourtant, la maladie du charbon n'est pas contagieuse, se guérit avec des antibiotiques et ses vecteurs sont très difficiles à cultiver. Mais la psychose, elle, demeure.
— Comme celle que pourraient causer nos chers anophèles. L'angoisse non justifiée d'un paludisme français. Voilà pourquoi il est si important de garder le secret.
Bras en vint à chuchoter.
— Si vous saviez tout ce qui se passe, sans que vous en soyez informés… Rappelez-vous, Menad, un des fils de l'imam Chellali Benchellali, qui avait fabriqué de la ricine. La partie visible d'un gigantesque iceberg terroriste, la filière tchétchène. On médiatise quand on aboutit, c'est-à-dire dans moins de cinq pour cent des cas. Sinon, on passe sous silence…
J'acquiesçai, convaincu.
— Parlez-moi de cette variété de moustiques. S'ils n'existent pas dans notre pays, comment se fait-il que nous en ayons retrouvé plusieurs centaines chez les Tisserand ?
— A vrai dire, il arrive qu'une poignée d'anophèles s'introduisent sur notre territoire, par manque de contrôles sanitaires. Ils voyagent dans les soutes des avions avant de se disperser dans les alentours des aéroports. On recense une quinzaine de paludismes des aéroports chaque année. En mai dernier, une femme habitant à quinze kilomètres de Roissy a contracté le Plasmodium malariae, sans jamais avoir quitté le sol français. D'autres cas apparaissent, inexpliqués mais très rares. Il y a deux ans, un homme est mort de paludisme, à six cents mètres d'altitude, il n'avait jamais bougé de sa prairie… On émet l'hypothèse de souches multirésistantes, véhiculées par les vents ou les moyens de transports. Mais les services de santé s'accordent à penser que tout ceci reste très flou.
Au bout de l'interminable couloir, elle tapa un autre code.
— Quant à la quantité relevée chez ce couple… Ces moustiques ne peuvent avoir été importés dans des bagages. Mais, aussi insensé que cela puisse paraître, je suis persuadée qu'ils proviennent… d'un élevage.
— Un élevage… Comme pour ces sphinx têtes de mort…
Bras arrondit ses grands yeux noirs.
— Vous avez aussi découvert des papillons ?
— Sept papillons chaque fois, à proximité des victimes… Des vols d'agents infectants sont-ils possibles dans vos locaux ?
Elle leva les bras.
— Regardez autour de vous ! Toutes ces caméras ! Sans oublier les douches de décontamination, obligatoires, la dépressurisation et les différents contrôles avant de remonter à la surface. C'est impossible !
— Rien n'est impossible… Combien existe-t-il de laboratoires de ce genre en France ?
— Un unique P4, à Lyon, surprotégé et inaccessible, et une petite centaine de P3. Quand on ne considère que ceux dédiés à la parasitologie, on descend à une dizaine, dont un seul sur Paris, le nôtre.
Je notai un maximum de renseignements. Nous débouchâmes dans l'insectarium, une jungle tropicale sous le bitume parisien.
Derrière des murs de Plexiglas s'ébattaient des tissages de chlorophylle, des entrelacs de lianes bruissantes. Des nuées noirâtres d'insectes butinaient sur des mares d'eau verte à trop croupir, alors qu'au creux de branches, des capucins déroulaient de larges mimiques curieuses.
— Pourquoi ces singes ?
— C'est compliqué. Disons, pour simplifier, que nous cherchons à comprendre comment ils interviennent dans le mode de propagation. Voyez-vous, ces primates sont tous porteurs du plasmodium et pourtant, ils demeurent en parfaite santé. Un humain serait mort depuis longtemps.
Elle posa sa main sur une vitre. Un mâle se précipita pour plaquer en miroir ses cinq doigts minuscules. Un échange inexplicable s'opéra entre l'être de poils et l'être d'ébène.
— De plus, ajouta-t-elle, ils fournissent le sang à nos insectes.
Effectivement, certains moustiques bringuebalaient, leurs abdomens gorgés d'hémoglobine. Je désignai une flaque grouillante de larves et demandai, tout en me grattant les cheveux :
— Si l'on exclut le vol en laboratoire, est-il possible d'élever ses propres colonies d'anophèles ?
Bras considéra un ordinateur sur lequel pétillaient des centaines de chiffres avant d'éteindre l'écran.
— Humidité, chaleur, sang, le trio diabolique. Les eaux stagnantes sont nécessaires pour la prolifération des larves qui vivent en milieu aquatique. Pour la chaleur, pas besoin de chercher bien loin. La canicule… Quant au sang… Souris, chat, chien, singe. Tout animal convient. Le reste se fait tout seul. Une femelle pondra systématiquement deux cents œufs tous les trois jours, sur la durée de sa vie, soit un mois.
Je faillis avaler ma langue.
— Vous… vous voulez dire que… En quelques semaines, à partir d'un mâle et d'une femelle, on peut se fabriquer une armée de milliers d'insectes tueurs ?
Elle dévoila un sourire mitigé.
— Oh là là ! Non, non ! La transmission du parasite n'est pas verticale, les larves naissent forcément saines ! Dieu merci ! Sinon, la race humaine aurait été anéantie depuis longtemps !
Je fronçai les sourcils.
— Le professeur Diamond parlait pourtant de quarante pour cent d'anophèles infectés…
— Troublant, en effet. La seule possibilité pour un spécimen de devenir porteur est de prélever du sang sur un humain lui-même porteur du paludisme.
J'eus du mal à déglutir. Je dis, d'une voix tremblante :
— Vous êtes au courant que nous avons découvert une femme morte de cette maladie ?
— Évidemment. Dans une église, c'est ça ?
D'horribles scenarii s'esquissaient dans ma tête.
Mon corps répondit à ces pensées par une intense chair de poule.
— Ça ne va pas, monsieur Sharko ?
Je m'appuyai contre un mur.
— Excusez-moi… Je n'ai pas beaucoup dormi. Et… ce n'est pas tous les jours qu'on apprend qu'on va peut-être mourir du paludisme.
Elle ôta son calot, déroula son incroyable chevelure de jais avant de la cacher à nouveau sous la protection de coton.
— Pour le moment, vous ne risquez rien. Si vous êtes effectivement contaminé, le parasite est en phase d'incubation. Le traitement que vous suivez est très efficace, il devrait en venir à bout très rapidement.
— Il devrait, oui. A condition que les anophèles ne soient pas résistants et que je ne fasse pas partie du pourcentage des inguérissables. C'est bien ça ?
— C'est une manière de noircir le tableau, oui.
Avec difficulté, je parvins à me replonger dans l'affaire.
— D'après le légiste, la victime avait ingéré de grosses quantités de miel. Ça attire les sphinx, en est-il de même pour les moustiques ?
Elle acquiesça.
— Le miel de fleurs, à l'état naturel, contient de l'acide lactique, un composé organique qui excite les moustiques et les attire. Or, le miel absorbé est, de par sa teneur importante en sucres, très rapidement assimilé par votre organisme. L'acide lactique qu'il transporte traverse les pores de votre peau, comme les sels minéraux, la vitamine C ou l'ammoniaque, et se retrouve dans la sueur. C'est la piqûre assurée.
Malgré le teint de sa peau, je vis Bras pâlir.
— Je comprends où vous voulez en venir… Selon vous, cette femme aurait servi de… réservoir à Plasmodium ?
— Cultivez des anophèles sains, enlevez une personne dont vous savez qu'elle est atteinte de la malaria et lâchez une troupe d'insectes sur elle… Pour accroître les chances de piqûres, vous gavez la malheureuse de miel et… la rasez des pieds à la tête. Crâne, sourcils, poils pubiens. Puis, quatre ou cinq jours avant la mort pressentie de la proie, et parce que vous disposez d'une réserve innombrable de vecteurs, vous l'isolez. Les boutons de moustiques disparaissent, ne laissant aucune trace sur le corps mais un trouble des plus grands chez mes enquêteurs… Tout se tient parfaitement…
Je n'osais imaginer le calvaire de la morte. Des jours durant, des salves monstrueuses lui avaient torpillé le visage, la tête, le sexe, la pompant de toutes parts, escaladant les cordes de ses membres entravés. Combien de jours avait-elle souffert ? Combien ?
Bras ne souriait plus, ses lèvres serrées trahissaient un malaise palpable. Son regard se perdit sur deux capucins qui en épouillaient un troisième. Elle annonça finalement :
— Si le paludisme de votre victime a été déclaré, il figure forcément dans son dossier médical ! Cherchez les personnes qui ont eu accès à ce dossier, médecins, épidémiologistes, personnel d'hôpital, informaticiens ! Vous trouverez votre homme ! Il faut à tout prix l'interpeller !
Je fis crisser mon bouc.
— Je ne crois pas que tout soit aussi simple…
— Et pourquoi donc ?
Je pensai au message, gravé voilà trois mois au sommet de sa colonne.
Le tympan de la Courtisane, en référence à l'assassinée… L'abîme et ses eaux noires, chemin littéraire vers son mari… Depuis un trimestre, l'homme-moustiques en avait après le couple Tisserand, il savait que l'épouse serait celle par qui le fléau se répandrait. Depuis un trimestre, alors que le paludisme non soigné pouvait tuer en dix jours…
— Lorsqu'il a enlevé Viviane Tisserand, elle était parfaitement saine…
— Mais…
— Il le lui a inoculé…
Je désignai l'insectarium des anophèles.
— … Imaginez. Un ou deux spécimens infectés, intentionnellement ramenés de voyage, la piquent et la contaminent… Pendant que le parasite incube dans le foie de Viviane, notre homme cultive ses colonies. Les femelles pondent, les œufs éclosent, les larves grossissent et deviennent moustiques. Dix jours plus tard, Tisserand est prête, son sang est atteint. Il lui reste une quinzaine à vivre. Durant quelques jours, des milliers d'insectes vont se succéder sur son corps… Et donc devenir porteurs…
Je me pris le front dans les mains.
— C'est effroyable, fit Bras. Votre raisonnement, bien que simplifié, se tient parfaitement.
— Pourquoi simplifié ?
— Il y a des synchronismes parfaits à respecter pour qu'un anophèle s'infecte et devienne infectant. De nombreux paramètres interviennent. L'âge des femelles, les durées d'incubation, les cycles de reproduction à la fois chez l'insecte et l'humain, le tout régulé par des conditions extérieures. Avec quarante pour cent de contaminants, il a fait un très bon score, si je puis me permettre. Votre meurtrier n'est pas le premier venu…
— Il pourrait s'agir de quelqu'un du milieu ?
— N'importe qui en contact avec les insectes. Laborantin, chercheur ou alors passionné…
Elle jeta un coup d'œil inconscient à la caméra et déverrouilla la porte de sortie.
— Mais soyez sûr de ceci : on ne peut les côtoyer sans qu'ils prennent le pas sur votre vie. Ils sont mystère, bizarrerie, rêve, présentent des combinaisons de formes à l'infini, assortis des couleurs les plus extravagantes. Il n'en est pas un, parmi tous les scientifiques que vous trouverez ici, qui ne possède un insectarium chez lui ou des collections complètes d'ouvrages sur le sujet. Diamond, ce sont les phasmes. Drocourt, son assistant, possède un vivarium où il élève plus de trente espèces de coccinelles. Pour votre homme… Ce sont peut-être les papillons… Mais… Les sphinx sont ma foi assez rares, surtout dans la région.
— Comment s'est-il procuré les chenilles d'origine dans ce cas ?
— Avec du temps, de la patience. En arpentant les champs, les forêts, aux saisons adéquates… Il existe aussi des lieux où les amateurs se rencontrent, pour acheter ou vendre des spécimens. Une espèce de marché aux puces, dans le vrai sens du terme…
— Et les boutiques spécialisées, comme celles où l'on peut se procurer des araignées ?
— Ce ne sont pas des insectes, mais des arachnides, avec huit pattes. Non, les commerces dont vous parlez sont consacrés à la terrariophilie. Reptiles, amphibiens, sauriens, invertébrés… Rien qui se rapporte aux insectes qui, eux, n'intéressent que les vrais férus, les entomologistes.
Nous arrivâmes devant l'ascenseur.
— Une dernière question. Vous parliez de miel non traité, tout à l'heure. Vous vouliez dire… du miel d'apiculture ?
— Ah, je vois ! Une voie d'investigation sérieuse, j'aurais dû y penser et vous en parler avant ! Comme quoi, je n'aurais pas fait un flic terrible…
Elle enfonça le bouton d'appel, le regard trouble.
— Les transformations chimiques dues à l'action de l'air sur le miel sécrété font qu'il perd rapidement sa teneur en acide lactique, je dirais une douzaine d'heures. Passé ce délai, le miel, puisque sans acide, ne séduit pas plus les moustiques qu'une gousse d'ail. Donc, si votre type s'est effectivement servi de miel pour attirer les anophèles, soyez sûr qu'il l'a directement prélevé sur la ruche, au jour le jour…
En effet, une piste s'ouvrait. Mais elle renforçait l'horreur de ce qu'était vraiment l'assassin. Un monstre. Car il ne se contentait pas de tuer. Il poussait la perfection de ses crimes au plus infime détail, il les travaillait, les peaufinait, comme de véritables œuvres d'art.
Et il composait, avec la mort… une toile de maître…