Chapitre dix-sept

C'était un homme le torse à l'air, éreinté, accablé par les sécrétions de son corps, qui regagnait son appartement, bien seul au milieu de sa fatigue. Dans une poignée d'heures, cet homme-là arpenterait encore le pavé, sous la nuit lourde, avec cet espoir vain d'attraper, encore et encore, ces fantômes du crime qui empourpraient l'asphalte de leurs lames étincelantes.

Samedi, dix-neuf heures. Le moment du rituel, ma pulsation d'espoir.

Rafraîchi par la douche, habillé, rasé, j'activai le pied par les rues déjà tranquilles du quartier jusqu'aux murs hauts et droits du parc de la Roseraie. À cette heure, ses grilles étaient fermées au public mais Marc, le gardien, connaissait mon histoire et l'importance que revêtait à mes yeux ce territoire de promenades. J'appuyai sur l'interphone, Marc apparut à l'une des fenêtres de sa maison et déverrouilla en m'adressant, au loin, un ample signe de la main. Je lui répondis avec autant de générosité.

Mes chéries avaient été enterrées dans leur terre du Nord, dans le ventre malheureux du charbon usé et des chevalements abandonnés. Alors, trop loin d'elles, je venais me recueillir ici, chaque semaine, sur ces tapis tressaillant de la poussée des roses et de la gerçure de leurs bourgeons. Dans cet écrin de solitude, je sillonnais les sentiers amincis par l'abondance des pétales, mes doigts frôlaient les écorces franches des ormes, les bois peints des vieux bancs sur lesquels s'étaient abandonnés tant d'amoureux. Et, comme tous les samedis, à cette même heure, je pleurais. Je pleurais tout bas, de ces pleurs chauds d'enfant qui roulaient depuis si longtemps sur mon cœur. Sans haine, sans douleur, mais avec tant d'amour !

Marc, souvent, me voyait remonter, les joues maladroitement essuyées, les yeux brillants, et il me regardait m'éloigner sans mot dire, avec ce même signe chaleureux au bout des doigts. Au revoir, commissaire, et à la semaine prochaine…

Mon épopée se finissait toujours au fond du parc, au détour d'un parterre de fleurs où un superbe chêne ridiculisait un frêne peu vaillant. Avec Suzanne, nous avions choisi ce dernier, son tronc cabossé, pour y graver nos initiales, il symbolisait la fragilité intérieure des êtres et la pureté délicate des sentiments. J'aimais caresser ces lettres d'hier, rappeler, du fond de ma mémoire, les lèvres effacées de ma femme et la rosée de ses mots… Paul Legendre avait raison, les arbres dégageaient de l'énergie.

Mais, ce soir-là, mes doigts palpèrent autre chose que nos inscriptions. Des lacérations, des déchirements d'écorce, si profonds que le frêne saignait. Le F de Franck, le S de Suzanne n'existaient plus, torturés par la violence d'une lame. La sève coulait encore.

Je me retournai brusquement. Le soleil déclinant m'aveugla, éclaté par les feuillages. Les ombres s'étiraient. Des futs, des rosiers, des étendues herbeuses. Personne. Qui avait pu faire une chose pareille ? Mon secret…

Alors, d'un coup, je sus. Une intime évidence. La fillette du numéro sept. Cette petite garce ! Celle qui m'avait entendu rêver du chêne et du frêne…

Je m'élançai au travers des allées, coupai par les pelouses soignées, chassant les larmes par la colère, puis frappai chez le gardien.

Un peu surpris, il me tendit sa main que j'enveloppai des deux miennes.

— Marc ! As-tu vu une petite fille venir ici, seule ? Elle doit avoir dix ans, cheveux bruns, assez longs !

Il me jaugea de bas en haut, d'un air curieux.

— Il s'est passé quelque chose ?

Je pressai plus fort ses phalanges. Il se concentra un instant.

— Il y a énormément de monde qui se promène ici la journée, y compris de nombreuses gamines. Comment veux-tu que je sache ?

— Tu n'as vu personne après la fermeture ?

Il agita la tête.

— Tu es le seul que je laisse pénétrer dans le parc en dehors des horaires… Tu veux entrer boire un thé ?

— Non, je n'ai pas le temps, désolé.

Marc ne cacha pas sa déception.

— Bon… Si je peux t'aider, si tu as besoin de… parler, n'hésite pas…

J'inclinai la tête, prêt à partir, quand il s'enquit :

— Tu viens deux fois par semaine maintenant ?

— Quoi ?

— Eh bien oui, hier, puis aujourd'hui.

— Hier ? Quand ?

Il me dévisagea bizarrement.

— Eh bien ! À vingt-deux heures trente, presque la nuit ! Tu as sonné à l'interphone, C'est Franck Sharko. Laisse-moi entrer ! Tu ne te souviens plus ?

Je me frottai le front.

— Merde ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Hier soir, je n'ai pas bougé de chez moi !

Les yeux de Marc s'arrondirent.

— Mais…

— Qui as-tu vu hier soir ?

— Je… À vrai dire, je n'ai pas réellement prêté attention. Il faisait sombre, j'ai distingué une large carrure, une grande taille, comme la tienne. Tu… n'as pas levé la tête dans ma direction, ça m'a semblé bizarre parce que tu me salues toujours. J'ai pensé que tu devais être en rogne ou distrait…

Mes doigts tressautaient sur mes lèvres.

— Et la voix ? La voix ? Quel genre ?

— L'interphone fonctionne très mal, je leur ai déjà demandé des milliers de fois de le changer ! Les voix sont toutes les mêmes…

Je rapprochai mon visage du sien, à portée d'haleine. La ronde de mes sens bouillait.

— Tu n'as rien remarqué d'autre ?

— Non, rien. Tu… Enfin, il a sonné à nouveau un quart d'heure plus tard, sans même dire bonsoir, puis il est parti… Ce… cet individu, qu'est-ce qu'il est venu foutre dans mon parc ?

— J'en sais fichtre rien, Marc, j'en sais fichtre rien, répliquai-je en m'essuyant la figure d'un mouchoir.

Et je disparus sur l'asphalte tiède, le pas traînant…

Les trains… Démarrer les trains. Arabesques des bielles, figurines de vapeur. Réfléchir. Je m'installai au cœur du réseau, position de l'Indien, mes poings sous le menton.

D'abord Del Piero, avec les sphinx. Moi à présent, en s'attaquant à mes trésors enfouis. Il nous avait contaminés, atteints de l'intérieur et maintenant, il travaillait nos âmes. Comment avait-il réussi à toucher mon intimité à ce point ?

Un bilan… Qui aurait pu deviner, pour la Roseraie ? Ce coin… Notre coin. Personne ne savait. Les inscriptions, balafrées… Notre frêne… Tout devait venir de la petite, forcément. Elle avait raconté l'histoire à quelqu'un. Un type de ma carrure. Qui ?

Ça ne va pas, Franck ? Explique-moi ! Je suis prête à t'écouter.

Fous-moi la paix ! C'est pas le moment, OK ?

Je démarrai l'armada des locomotives électriques, poussai la puissance au rouge, éveillant la clameur brusque de l'acier.

Après le viol de mes organes, il brûlait les souvenirs de ma femme, déchirait mon passé. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Jamais mes mains n'avaient tremblé aussi fort. Je suais de partout, une sécheresse de four roulait dans ma gorge. Il m'en fallait une, encore. Une pilule magique. Une drogue dangereuse, mais nécessaire.

Un sifflement, derrière moi. Je tournai la tête. La gosse ! Elle allait et venait au fond du salon, son regard de félin braqué dans ma direction. D'où sortait-elle encore ?

— Merde !!! Viens ici, toi ! J'ai deux mots à te dire !

— Ne répète à personne que tu me connais, Franck. Surtout ! C'est un secret entre toi et moi ! Tu ne dois pas trahir ce secret, jamais ! Jamais ! Ou…

Je me levai brusquement, fulminant de colère, les poings serrés. Je voulus m'élancer dans sa direction mais mon pied percuta un convoi en furie et je voltigeai vers l'avant, avec ce dernier réflexe d'éviter la catastrophe ferroviaire en atterrissant sur les paumes. Un tunnel explosa néanmoins, mon épaule gauche pulvérisa une gare et anéantit toute forme de vie fictive dans les alentours. Vaches, personnages, buissons… broyés.

Je me redressai, me propulsai dans le salon à ses trousses. Elle s'était déjà enfuie dans le couloir.

Je claquai la porte d'entrée violemment, verrouillai à double tour et criai :

— Je ne veux plus te voir ici, tu as bien compris !!!

Pourquoi avais-je, encore une fois, laissé cette porte ouverte ? Je m'écroulai sur le sol, le dos plaqué, me couvrant le visage de mes bras.

Tu craques, Franck, tu craques. Il faut te ressaisir, mon homme. Ta vie sans nous est difficile à supporter, mais tu dois faire avec. Il le faut ! Il n'y a pas d'autre solution, mon amour. Crois-moi, il n'y a pas d'autre solution…

Je me relevai, fouillai dans la poche de mon pantalon crotté de toiles d'araignées et de poussière. Mon pilulier… Disparu ! J'avais dû le perdre dans ce fichu tunnel, chez Amadore… Armoire à pharmacie, plus rien. Meuble de salle de bains, vide. Merde ! Merde ! Merde !

Il me fallait un comprimé, absolument. Du tout, du n'importe quoi. Un comprimé, peu importe la substance. Willy…

Mon portable sonna.

— Sh… Sharko !

C'était Sibersky.

— Commissaire ! Qu'est-ce que vous fichez ? Je suis déjà en place, aux côtés d'Amadore !

Je jetai un œil sur ma montre. Vingt heures quinze.

— Merde, j'ai pas… vu le temps passer !

— Mais… Vous êtes encore chez vous ? Avec la circulation, il va vous falloir des plombes pour…

— Ne… t'inquiète pas… pour ça et commence sans moi ! J'arrive !

Une dernière fois, avant de quitter cette tombe dévorée par la voracité des trains blessés, je m'attardai sur mes mains, leurs doigts hagards, agités de ce tremblement permanent et impulsif des drogués…

Je cognai à la porte voisine, mais Willy ne me répondit pas.

Pas de cachets… Comment mon organisme allait-il réagir ?

Загрузка...