Chapitre quatre

Souvent, les enquêtes nous amènent à rencontrer des tas de personnalités intéressantes. Des scientifiques, des psychologues, des fous d'informatique, des chirurgiens…

Parmi cet éventail de matière grise, j'appréciais particulièrement un docteur en théologie, Paul Legendre, professeur et conférencier à la Faculté libre de théologie protestante de Paris. Une encyclopédie religieuse, ce type, qui happait les versets de la Bible comme on lisait un canard. Au détour d'une sordide affaire de crimes pervers, nous étions devenus amis.

Après avoir cherché à le joindre par téléphone, je lui envoyai, depuis l'ordinateur de mon bureau, un mail contenant l'étrange message. Peut-être ces lignes provenaient-elles d'un quelconque ouvrage mystique ou d'un courant de pensée en rapport avec la religion. Si tel était le cas, Paul le découvrirait.

De son côté, Sibersky avait interrogé le curé, un jeune de vingt-quatre ans qui n'avait décrypté dans le propos qu'un bouillon d'incompréhension. Ça partait mal.

Adossé à mon vieux siège en cuir, je roulai des trapèzes et décrispai ma nuque.

Dans ce bureau froid et sans couleurs s'étaient succédé les pires dossiers criminels. Viols, pédophilie, tortures, meurtres. Le pain quotidien des flics de la Crim', le carburant de leurs nuits et le parasite de leurs familles. Mais, sans plus aucune accroche, on pouvait presque se sentir bien ici.

Après quelques minutes dans la nébuleuse de mes pensées, la salive afflua sur ma langue. Ça y était, mes mains tremblaient, mon front perlait. Ça recommençait…

Je sortis une petite boîte contenant de minuscules comprimés et en avalai un à contrecœur, conscient de ce que ces satanées pilules avaient fait à ma femme. Un long et sournois abrutissement, un moyen de taire les fantômes dans sa tête mais aussi de la couper du monde. Aujourd'hui, c'était mon tour. Le prix à payer pour que tout aille mieux… La sonnerie de ma ligne interne me fît sursauter.

Le divisionnaire Leclerc voulait me voir dans son bureau. Il fulminait d'une colère palpable.

Dans le même instant, l'entomologiste, Houcine Courbevoix, me contacta sur mon portable au sujet des insectes.

— Tu m'as ramené sept beaux mâles Acherontia atropos, plus communément appelés sphinx têtes de mort, à cause de ce dessin assez effrayant, sur leur thorax.

— Une idée d'où ils peuvent sortir ?

— Ces papillons nocturnes fréquentent de moins en moins nos forêts. A l'évidence, ceux-ci proviennent d'un élevage.

— Tu es certain ?

— Je veux ! D'une part, la vie de l'adulte est très éphémère, sept à dix jours ; en attraper autant en si peu de temps relèverait plutôt de l'exploit. Mais ces spécimens-là ont tous le même âge, entre quatre et cinq jours. À l'état de chenilles, ils constituent des réserves en nutriments, qui leur permettent de vivre sans se nourrir une fois adultes. C'est cette quantité, mesurée dans l'hémolymphe, qui m'a permis de définir la consommation de ces nutriments, donc leur âge. À noter que j'ai aussi trouvé des traces de miel. Les sphinx en sont très friands.

Le cachet me donnait déjà un grand coup de fouet intérieurement.

— Et les taches blanchâtres, sur le crâne ?

— Il s'agit d'une hormone appelée phéromone, que l'on trouve dans une glande située au bout de l'abdomen des femelles. Quelques millièmes de gramme suffisent à attirer les mâles de la même espèce à plus de dix kilomètres à la ronde. Un véritable aimant ! Ce qui explique pourquoi tes papillons sont restés agglutinés.

— D'accord… Et ces… sphinx, ont-ils une particularité, des connotations… religieuses, ou… représentent-ils un symbole quelconque ?

Mon interlocuteur prit le temps de la réflexion et finit par répondre :

— Ils ont toujours eu une très mauvaise réputation, en rapport avec cette tête de mort sur leur corps et ce cri inquiétant qu'ils poussent lorsqu'ils se sentent en danger. En voir voltiger un à la porte d'une maison ou à une fenêtre était censé attirer le mauvais œil… Certaines légendes leur prêtent le rôle de messagers des défunts, qui cherchent à adresser une dernière requête aux vivants. Mais tout ceci reste bien entendu totalement infondé ! Quant à la symbolique… C'est horriblement flou, ce que tu me demandes, car les lépidoptères suscitent certainement un grand nombre de symboles, de par leurs transformations successives. Celui qui revient le plus souvent, mais je pense ne rien t'apprendre, est la résurrection de l'être, lorsqu'il sort de sa chrysalide… C'est peut-être ce que ton assassin a voulu mettre en avant, en plaçant nos têtes de mort dans une église. Résurrection, Jésus… Tu vois le genre ?

Ma ligne interne sonna à nouveau. Leclerc s'impatientait.

— Je vais devoir te laisser, m'excusai-je en reprenant l'autre combiné. Tu m'envoies ton rapport dans la journée ?

— Sans problème.

— Notes-y tout ce qui te passe par la tête, même sans importance. Nous ferons le tri. Et n'oublie pas d'y ajouter cette histoire de résurrection…

Je raccrochai et me jetai dans les couloirs.

Le divisionnaire, d'un hochement de tête, m'indiqua de fermer la porte.

— On vient à l'instant de m'apprendre la nouvelle ! Qu'est-ce qui t'a pris, Shark, bon sang ! L'IGS va nous tomber sur le dos !

Il tapa sur la table d'un poing maigre mais incisif.

— Tu lui as broyé le nez ! Il est à l'hosto !

Je le considérai d'un air transparent.

— De qui parlez-vous ?

Des serpents bleus gonflèrent sur son cou.

— Te fous pas de moi ! Patrick Chartreux t'a reconnu ! La semaine dernière, Saint-Malo, ça te dit quelque chose ?

Je fis crisser mon bouc fraîchement taillé.

— Saint-Malo ? J'étais du côté de Brest, hôtel des Grands Salants. Vous pourrez vérifier. Chambre trois cent deux, réservée au nom de Franck Sharko…

Leclerc garda un silence tendu, plia un chewing-gum entre ses dents avant d'envoyer :

— La Bretagne, comme par hasard ! Tu sais qu'il ne leur faudra pas longtemps pour prouver que tu étais à Saint-Malo ? Ils se fichent de tes états de services, des récompenses. L'Ange rouge, c'est de l'histoire ancienne ! T'es un sanguin, Shark, tes méthodes expéditives, tes virées en solo, ils n'apprécient que moyennement là-haut. J'y ai mis beaucoup de ma personne pour te faire réintégrer le 36. Et regarde dans quelle merde tu me flanques ! Tu n'avais pas besoin d'aller jusque-là ! Ça fait presque un an !

Ma bouche s'amincit.

— Si nous parlions plutôt de l'affaire…

Mon étonnante tranquillité le mit en furie. Le flux de sang ne quitta plus ses joues.

— Je ne peux pas te laisser seul sur le coup ! Tu es un bon flic, le meilleur que je connaisse, mais comprends-moi, s'ils réussissent à prouver que tu as démoli ce connard, tu vas te retrouver au placard et moi, avec pas mal d'ennuis sur le dos. Il me faut un leader, quelqu'un qui pourra tenir le dossier du début à la fin. Tu… tu seconderas le commissaire Del Piero…

Je me levai d'une traite, les deux mains bien à plat sur le bureau.

— Moi, lieutenant de Del Piero ? Vous vous fichez de moi ? Elle vient de débarquer !

Leclerc plaça un dossier devant lui.

— Raison de plus pour la lancer avec une affaire d'envergure. Trois ans à la brigade financière du SRPJ de Marseille, sept à l'antigang de Lyon avant d'intégrer la Crim'. Elle connaît le métier. Elle plongera dans le bouillon.

— Je m'en fiche pas mal ! Donnez-moi le feu vert ! Cette enquête est pour moi !

Leclerc appela la foudre.

— Tu n'auras que le feu orange ! Et c'est sans appel ! De quoi tu te plains, tu seras sur le terrain, bordel !

Lorsque je vis flotter dans ses yeux noirs une froideur d'iceberg, je sus qu'il ne changerait plus d'avis. Je me levai et violentai le chambranle.

— Elle t'attend, maintenant, avant de réunir les équipes pour officialiser l'annonce ! Son bureau est de l'autre côté ! grinça-t-il encore.

— Je sais ! répondis-je sans desserrer les dents. Mais aujourd'hui, je suis encore en congé. Je rentre chez moi… A demain…

La porte de Leclerc claqua et des Tu joues au con, Shark, tu joues au con ! traînèrent dans le feu de mes pas.

Dehors, une chaleur d'étuve trempa ma chemise. Les passants aussi suaient à gouttes épaisses, la brûlure de l'air les contraignait à assiéger les fontaines ou envahir les magasins climatisés. Et, malgré les interdictions, la Seine se pailletait de baigneurs inconscients.

Jamais le soleil n'avait été aussi gros.

En route, j'achetai des gouaches, de nouveaux pinceaux ainsi que des moules en plâtre dans ma boutique fétiche, un vieux magasin de modélisme. Je voulais créer une famille de 1930, un homme, une femme et une fillette engoncés dans leurs tenues d'époque, attendant une vapeur vive Bassett-Lowke sur l'un des quais de mon réseau ferroviaire. La main dans la main, une expression de joie sur leurs visages. Un bonheur éternel, tout simplement.

Mon portable sonna alors que je traversais le parc de la Roseraie.

— Van de Veld à l'appareil. Vous m'aviez dit de vous rappeler, pour le tympan…

— Vous avez une piste ?

— Vous pensez bien… Le tympan droit de la victime était percé, j'y ai collecté un tube en étain, glissé dans la trompe d'Eustache. L'assassin a dû le piéger là en le poussant dans le conduit auditif avec une pince extrêmement fine.

Le meurtre révélait ses premiers mystères… Je collai le portable plus près de mon oreille.

— Et que contenait cet étui ?

— Des inscriptions, sur un morceau de papier calque enroulé. Mais l'ensemble est incompréhensible… Des barres horizontales, verticales, en diagonale. Ça ressemble à un code dont il manquerait les morceaux clés.

Je stoppai au milieu d'une allée de roses.

— Quoi ? Il n'y a rien d'autre ? Dans l'oreille gauche, vous avez vérifié ?

— Evidemment ! Vous m'avez déjà vu faire les choses à moitié ?

— Le labo est passé récupérer le tube ?

— Le technicien doit arriver d'un instant à l'autre.

— Dites-lui de me scanner le message et de me l'envoyer sur mon e-mail personnel dès que possible.

Je lui épelai mon adresse électronique et demandai encore :

Derrière le tympan de la Courtisane, tu trouveras l'abîme et ses eaux noires… ça vous inspire quelque chose ? Vous n'avez pas découvert de trace de liquide, ou un composé noir ?

De l'autre côté de la ligne, un bruit de mastication. Je m'installai sur un banc et sortis un carnet de ma sacoche. Au loin, allongée sous l'ombre d'un saule, une môme lisait.

— Non… Non, je ne vois pas. Il y a bien un liquide, derrière la membrane, qui transmet les vibrations au nerf auditif, mais il est plutôt de couleur blanc nacré.

Je notai la remarque et invitai le légiste à poursuivre ses explications.

— Ce corps recèle autant de secrets extérieurs qu'intérieurs, expliqua-t-il. Vous la voulez longue ou abrégée ?

— Abrégée, s'il vous plaît. L'essentiel…

— Concernant l'enveloppe charnelle et le squelette, je n'ai décelé aucun hématome, pas de lésions, de fêlures ni de fractures quelconques… Commissaire, vous avez travaillé à l'antigang, il fut un temps ?

— Je… Oui, pourquoi ?

— Je suppose que vous êtes déjà arrivé sur un site juste après une explosion ? Eh bien, c'est la même chose ici ! Ce corps a implosé comme un pétard et je ne peux, pour le moment, que constater. Il va falloir attendre le retour des analyses sanguines et toxicologiques pour un verdict plus précis.

Je m'attachai aux mots importants et m'enquis :

— De quoi est-elle morte ?

— Une quantité effroyable de caillots de sang ont bouché ses artères, peut-être apparus suite à l'éclatement des globules rouges. Ce qui a entraîné, dans un premier temps, un gonflement des vaisseaux puis un dysfonctionnement du cœur et du système vasculaire des poumons, provoquant une congestion pulmonaire. Au passage, notre victime avait contracté une bronchopneumonie aiguë, une bronchite puissance dix si vous préférez. Étrange en pleine canicule, non ?

Je me pris la tête dans la main.

— A-t-elle pu être empoisonnée, aurait-on pu lui injecter une substance toxique ?

— Aucunement. Avec l'arsenal de réactifs que nous possédons, les signes de l'empoisonnement sont faciles à détecter. La seule chose que nous ayons relevée dans l'estomac était… une énorme quantité de miel.

— Du miel ? De quelle importance ?

— Plus de cinq cents grammes. J'aime autant vous dire que l'assassin a dû salement la contraindre à Tingurgiter, son palais et le fond de sa gorge étaient abîmés, comme si on lui avait enfoncé une cuillère ou un entonnoir avec force dans la bouche.

— Vous avez des précisions sur ce miel ?

— La digestion sérieusement entamée et les réactions chimiques nous empêchent d'en déduire le type ou l'origine.

Il profita de mon trouble pour caser :

— Croyez-moi, commissaire, cette femme était une bombe biologique ! Quelque chose lui a détruit tout l'intérieur. Une maladie, un virus peut-être. À quelle vitesse et dans quelles circonstances, nous l'ignorons encore, malheureusement. Mais vu l'état de ses organes internes, il est évident que le crime ne s'est pas passé à l'extérieur… mais à l'intérieur de son corps…

Il raccrocha avec cette violence propre aux hommes pressés. Ma nuque se posa lentement sur le banc, mes yeux embrassèrent ce ciel que nul nuage ne venait salir. Van de Veld avait employé le terme bombe biologique, le message parlait de fléau.

Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra.

Qu'y avait-il à comprendre ? Fallait-il lire dans cet assassinat un premier avertissement ? Je quittai le banc, les mains dans les poches.

À ma gauche, cachée par un parterre de fleurs, la fillette lisait toujours. Ce n'est pas elle qui m'intéressait le plus, mais son livre. Mes yeux ne se décrochèrent plus de la couverture bleue et verte, alors que mon cœur tambourinait de plus en plus fort.

Les Exploits de Fantômette, une histoire de 1961. Celle préférée d'Éloïse, ma fille…

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