Chapitre cinq

L'index d'un cadavre pointe un avertissement, gravé à une dizaine de mètres au-dessus du sol. La victime est nue, intégralement rasée, agenouillée, explosée sous ses chairs. Sur son crâne, sept papillons vivants, des sphinx têtes de mort. Le message indique :

Derrière le tympan de la Courtisane, tu trouveras l'abîme et ses eaux noires. Ensuite, des deux moitiés, le Méritant tuera l'autre Moitié de ses mains sans foi et l'onde deviendra rouge. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière. Surveille les maux et, surtout, prends garde au mauvais air.

Une fois assis en tailleur au centre de mon salon, j'éparpillai mes notes autour de moi. Derrière le tympan de la Courtisane, le légiste avait découvert un tube en étain, avec, pour contenu, un papier calque griffonné de signes incompréhensibles. J'en avais la copie scannée sous les yeux, que j'avais ensuite reproduite sur calque également, pour simuler l'original.

Des signes tracés à la main, sur un calque… Pourquoi ? Pourquoi pas du papier tout simple ? Quel rapport avec un abîme ? Que signifiaient les eaux noires ? Ces pensées m'amenèrent à Paul Legendre, mon docteur en théologie. Je me jetai sur mon PC, vérifiai les e-mails. Hormis les publicités stupides, aucun courriel intéressant. Nouveau coup de téléphone. Répondeur. Tant pis…

Les symboles réclamaient qu'on les complète. Ces traits horizontaux et verticaux, ces barres obliques pouvaient très bien représenter des mots censés reconstituer, eux aussi, un autre texte. Mais il en manquait une partie… Une partie… Mes côtes se rétractèrent. Je cueillis l'avertissement et lus, à voix haute :

Ensuite, des deux moitiés, le Méritant tuera Vautre Moitié de ses mains sans foi.

Des deux moitiés ! Je ne disposais que de la moitié du message ! D'où le calque ! Fallait-il le superposer à un autre ? Pourtant, Van de Veld avait dépecé le corps. Cœur ouvert, vessie crevée, crâne scié, cerveau cisaillé. De la belle ouvrage, mais la Mort n'avait rien révélé d'autre. Alors, où diable chercher cette moitié manquante ? Comment remonter jusqu'à l'abîme et ses eaux noires ?

Le message… Tout devait se nicher dans le message, derrière le repli des lettres. Je le relus une, dix, cent fois, m'imprégnai de chaque terme, chaque virgule, la moindre majuscule. Majuscule à Courtisane, la victime. Majuscule à Moitié…

Cette autre Moitié signifiait-elle le mari ? Auquel cas, il se trouvait en danger, lui aussi. Le tueur ne s'était peut-être pas attaqué à une seule personne… mais à un couple.

Ça bousculait la donne.

Je me levai brusquement, survolté. Pourquoi faire, aller où ? Je n'avais que des bribes.

Ma pizza commandée chez Speed Rabbit disparut dans mon estomac sans que j'en sente le goût. Ma radio bruissait. Changement de station. N'importe laquelle. Pas de silence. Surtout pas de silence…

Sinon, elles pouvaient revenir. Les voix.

Tout était forcément là, sous mes yeux. Je baissai les paupières… Une ombre, grimpée au sommet d'un échafaudage… En pleine nuit… Avril… Autour, des figures divines… Des vitraux, la croix du Christ, l'écho des prières… Pourquoi une église ? Pourquoi si haut, invisible ?

La jouissance.

Pour qu'il fut le seul à en jouir, au milieu de la foule.

Je l'imaginai, chaque dimanche, levant les yeux vers l'avertissement, alors que les hommes de foi prêchaient la parole de Dieu. En ressentait-il une forme d'exaltation, de domination ? Annoncer un crime, gravé dans la pierre, au cœur même de la maison de Dieu et sous le regard de tous, une belle petite jouissance de pervers…

Mes yeux se braquèrent à nouveau sur le libellé.

Le Méritant… Le tueur parlait-il de sa personne ? Pourquoi s'acharnait-il à abandonner des textes codés ? Quel rôle tenait dans son jeu cette femme, aux organes démolis ? Que signifiait : sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière ? Où fallait-il revenir ? Dans l'église ?

Une fois mon stock d'idées épuisé, je décidai de me doucher, puis enfilai une tenue légère. Short, tee-shirt. Mes fenêtres, ouvertes au maximum, ne brassaient plus que des salves de moustiques. En bordure de balcon, mes plantes vertes crevaient de soif. Je les arrosai d'une eau bien fraîche.

Vingt-deux heures, déjà. Le soir qui dévale. La nuit, le noir. Seul. Seul dans la cuisine, seul dans le lit. Ne pas se rappeler. S'occuper l'esprit. Télé, allumer la télé. Coup de frein, cris.

Viens nous rejoindre, Franck… Éloïse veut te voir… Viens… Viens… Ne nous laisse pas seules…

Suzanne… Six ans qu'elle n'a pas décroché un mot… Depuis… ces horreurs… Pourquoi me harcèle-t-elle dans ma tête ? Ne pense pas, Franck, ne pense pas… Les trains. Démarre les trains… Un décor à finir. Une famille à mouler, à peindre, à installer… Demain, j'achète des rails. Agrandir le réseau. Plus grand. Plus de locomotives. Et du bruit… Toujours du bruit.

Je posai une main tremblante sur mon pilulier quand on frappa à la porte.

Sur le palier, une fillette, frissonnante de larmes. La petite au livre de Fantômette, me semblait-il. Je m'accroupis.

— Que se passe-t-il ?

Du haut de ses neuf ou dix ans, avec sa tête inclinée et son visage rond d'enfant, elle brûlait d'une timidité touchante. Ses doigts minuscules se tortillaient dans les plis de sa chemise de nuit bleue.

— Je… suis enfermée… dehors… Maman est partie… travailler. J'ai voulu… rattraper le chat, sorti en… même temps que… maman. Et la porte… la porte s'est refermée !

Une tendresse s'égara sur mes lèvres.

— Quand rentre ta maman ?

— Demain matin, elle est infirmière.

— Et ton papa ?

— Il est parti… Il y a longtemps…

Je l'invitai à entrer d'un geste généreux.

— Vous venez d'emménager, ta maman et toi ?

— La semaine der…

La fillette resta figée, en extase devant mon réseau ferroviaire, ses tunnels, ses petites machines à vapeur qui roulaient des mécaniques et crachotaient du plaisir. Elle chassa ses larmes d'un large mouvement de bras.

— C'est joli, n'est-ce pas ? murmurai-je en m'agenouillant près de figurines en plâtre.

Je la contemplai, suspendu aux minutes, avec ce regard simple que ne perdent jamais les pères aimants.

— Sais-tu dans quel hôpital ta maman travaille ?

La fillette secoua la tête, sans répondre, ses yeux de jais flambant de trésors secrets. Pourquoi venir me voir, moi ? Un flic perdu dans ses souvenirs, que personne ne croisait et qui ne souhaitait croiser personne ? J'ai vu un jour dans un reportage un lion s'attendrir sur une antilope blessée. Cette petite me déstabilisait tellement ! Je réfléchis une seconde et proposai :

— On va glisser un mot sous la porte de ton appartement, signalant que tu es ici, au trente-deux. Comme ça, quand ta maman rentrera, elle viendra te chercher, OK ? Je vais m'installer dans le canapé, tu pourras dormir dans mon lit.

Elle regroupa ses mains sur sa poitrine et clama un « Ouiiiiiii » victorieux.

La soirée se consuma à la lueur de nos mimiques complices. Je lui parlai de trains, lui expliquai les règles à respecter, la manière d'animer les personnages, comment, aussi, utiliser des matériaux de tous les jours pour constituer le décor. Du papier, des bouchons de liège, des allumettes, qui, au monde des jouets et surtout aux mirettes des enfants, grandissaient en jardinets, parterres de fleurs, champs de luzerne… La paternité ne s'oublie pas, elle croît surtout de l'absence.

— Tu veux poser la main sur mon cœur ? murmura-t-elle, alors que je la bordais de ce geste simple et si douloureux.

Un peu surpris par la requête, je posai doucement ma paluche sur la poitrine, à gauche, et ne sentis aucune pulsation. Mon estomac se nouait autant que le sourire de la petite s'étirait.

— C'est à droite que se cache mon cœur, confia-t-elle dans un souffle.

Je voulus déplacer ma main mais elle l'écarta d'un mouvement un peu sec.

— Il s'agit d'une anomalie génétique, mais, pour moi, d'une chance énorme. Tu devines pourquoi ?

Je secouai lentement la tête.

— Avant, quand papa me serrait dans ses bras, nos cœurs se trouvaient face à face, chacun d'entre nous percevait les battements de l'autre. Et tu sais quoi ? Il arrivait un temps où les battements se produisaient exactement au même moment, au même rythme. C'est comme ça que je savais que mon papa m'aimait…

Je l'écoutais avec tendresse, bercé par le miel de ses phrases. Elle me dit encore, en tendant un doigt :

— Ton écran d'ordinateur. Pourquoi il se met à clignoter ?

— Un e-mail !

Je volai jusqu'à mon clavier, déployai la fenêtre correspondant au dernier courriel. Paul Legendre, mon docteur en théologie… J'avalai les lignes qu'il m'écrivait, en apnée. Des poussées de sang battaient dans mes tempes.

— Je dois sortir ! Une urgence ! Je… mon voisin va te garder. Tu connais Willy ? Un garçon avec des spaghetti sur la tête ! Il est très gentil, tu verras !

Elle se redressa avec cette posture agressive des cobras.

— Non ! Je veux rester ici, avec toi ! T'en va pas !

— Je reviens !

Ses yeux virèrent au gris orage.

— T'en va pas, Franck ! Reste avec moi ! Si tu la mets en colère, elle va partir !

— De qui tu parles ?

Mais elle se glissa sous les draps, sans plus ouvrir la bouche…

Willy fumait à l'autre bout du palier, devant sa porte fermée, sa figure molle écrasée contre son épaule. Je lui expliquai, pour la gamine. Il bâilla, tira sur sa roulée et envoya :

— Vas-y, Man. Amène-la. Mais je te préviens, je fais pas de baby-sitting. Je vais me pieuter…

Je fonçai dans ma chambre. Draps défaits, oreiller ramolli, mais pas d'enfant. Cuisine, salle de bains, salon. Rien. Je voulus la héler, sans prénom à appeler. Couloir vide. Elle avait dû se faufiler dans la cage d'escaliers, fine souris.

Je dévalai quatre à quatre, fouillai les recoins discrets et les cachettes improvisées. En vain. Je songeai alors au mot, déposé sous la porte numéro sept. Votre fille a été enfermée dehors. Elle se trouve chez moi, au troisième, en sécurité. Numéro trente-deux. Je suis policier.

— Et merde !

Je jetai vingt euros dans la main de Willy et l'exhortai à veiller dans le couloir du troisième. La cigarette entre les dents, il bougonna avant de s'avachir contre le chambranle, jambes écartées. Splendide Noir dans son pyjama.

Quant à moi, après avoir enfilé une chemise propre et un pantalon en toile fine, je fonçai vers Meudon-la-Forêt, mon Glock pressé contre mon flanc gauche.

À deux heures du matin, Paul Legendre voulait m'expliciter de vive voix ce qu'il avait décrypté dans le message.

Загрузка...