Chapitre vingt et un

Je ne m'octroyai pas le temps de respirer, de me replier dans ce tunnel de ténèbres. Une fois l'alerte donnée, dès que les équipes pénétrèrent dans les bouches d'aération et investirent l'Ubus, je m'envolai pour ce lieu de rendez-vous secret. Brûlé par ma rage, par cette violence gratuite, cette folie grandissante, je ne marchais plus à l'intelligence, à la réflexion. Non, non. A présent, je chassais, traquais, d'une manière brute, avec mes tripes. Rien ni personne n'aurait pu m'empêcher d'aller au bout.

Pas même Del Piero qui, lorsqu'elle flaira ma colère, la fureur sourde jaillissant de mes pupilles, préféra m'accompagner et prendre le volant. Habillée en circonstance. Jean noir, sweat beige et chaussures militaires aux pieds. Loin du totem en tailleur.

Porte de Charenton. Maisons-Alfort. Créteil. Puis la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges, long vaisseau gris ronflant sur ses flancs. Del Piero avalait le bitume, la pédale d'accélérateur lourde, le regard porté vers l'horizon où filaient les dernières étoiles.

Dans ces visions de renaissances, sous la montée de l'astre repoussant la nuit, je n'éprouvais plus le soulagement du jour nouveau. Des cauchemars de sang et de cris me hantaient encore l'esprit. Au plus profond de moi, le cycle de la vie n'existait plus.

Je tournai des yeux vides vers Del Piero, caressant mon alliance du bout des doigts.

— Vous avez une famille, des enfants ?

Elle ne répondit pas immédiatement, comme embarrassée par cette brusque irruption dans le silence.

— Je suis divorcée… Mais j'ai deux beaux enfants, Jason et Amandine…

J'inspirai longuement, la nuque contre l'appuie-tête.

— Dans ce cas, vous ne devriez pas être ici…

Elle garda en ligne de mire la rectitude d'asphalte, imperturbable, hormis ce petit mouvement de mâchoire et cette contraction infime qui trahissaient la profondeur de ses tourments.

— Il y a une petite fille qui me rend visite, le soir, murmurai-je encore. C'est dingue… Au moment où je vous parle, je me rends compte que j'ignore même son prénom…

Je me pris le front dans la main.

— C'est tellement… étrange… Les trains… Comment elle a su pour les trains… Elle n'y connaissait rien…

— Et ?…

Je secouai la tête.

— Ce… cette gamine me rappelle tout ce que j'ai perdu, elle m'ébranle intérieurement, et pourtant vous ne pouvez imaginer à quel point je souhaite chaque soir sa présence. J'en laisse ma porte d'entrée ouverte. C'est dans le manque qu'on se rend compte de la valeur des choses et de l'importance des êtres…

La commissaire me considéra d'un air sombre.

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— N'attendez pas de ressentir un pareil manque. Ce métier n'a pas d'issue, c'est un ogre qui vous volera vos proches. J'ai pisté des assassins toute ma vie. Le dernier d'entre eux a ravagé l'esprit de ma femme et bousillé nos existences. Celui de trop…

— L'Ange rouge, c'est ça ?

Je mirai le plafonnier.

— Chaque jour, j'ai espéré que Suzanne irait mieux, qu'elle se remettrait des sévices, des tortures physiques et morales subies durant de si longs mois. Je me persuadais que les traumatismes mentaux finissent forcément par guérir, qu'à voir notre petite Éloïse, elle trouverait la force de combattre son mal invisible. J'y ai cru, j'y ai vraiment cru… Et voilà le résultat aujourd'hui…

Je la fixai intensément.

— Croyez-moi… Ce métier vous volera votre famille.

Elle détourna le regard, la bouche légèrement ouverte, enroulée dans ce silence si éloquent. Je l'observai une dernière fois, dans l'attente d'une réplique, d'un sursaut, d'un je sais, commissaire, mais je suis comme vous, mais il n'y eut que la douleur muette. Je posai l'arcade sur la vitre passager, l'œil sur ces champs morts, si sinistres…

— Nous arrivons bientôt… fit-elle enfin, désignant la croupe noire d'un bois gigantesque.

— Vous n'êtes pas convaincue, n'est-ce pas ? Vous pensez que cette piste ne nous mènera nulle part ?

— Ces coordonnées GPS nous larguent au beau milieu de la forêt. Que pourrait-on y découvrir d'autre que… des arbres…

— Les cartes topographiques ne peuvent révéler ce que nos yeux apercevront.

— Peut-être… Mais avouez qu'il y a de quoi être sceptique.

— Pourquoi être venue, alors ? Pourquoi avoir réclamé Sibersky et Sanchez pour nous accompagner, alors qu'il y avait du pain pour tout le monde à l'Ubus et dans ces tunnels ?

Ses lèvres se crispèrent.

— Je… sais pas trop… Depuis le début, vous n'avez eu que de bonnes… intuitions…

— Mes intuitions… Evidemment…

Dessous, la Seine palpitait, ivre de tranquillité, alors qu'en face, la forêt de Sénart brandissait ses mâchoires d'un vert sombre. Sous les premières frondaisons, l'obscurité regagna en puissance, en lutte contre l'aube lointaine déjà rouge de chaleur. Après bifurcation, la route nous planta dans les profondeurs incertaines du lugubre. Sanchez et Sibersky vinrent se garer à nos côtés.

— Alors ? demandai-je à Del Piero en désignant le GPS portatif.

Elle sortit et annonça, sous le soleil pâle des phares :

— L'appareil indique deux kilomètres, nord nord-est. C'est-à-dire… cette direction…

Pas de sentier. Un mur d'écorces dans un délire de feuilles.

— À quoi ça rime ? beugla Sibersky. Il n'y a rien ici !

— Tu t'attendais à quoi ? répliquai-je avec agacement. Une piste balisée de flambeaux ?

Sanchez s'appuya sur le capot de sa voiture.

— Et on a besoin d'être quatre pour faire la cueillette aux champignons ? ajouta-t-il avec un air de provocation. Je commence à en avoir ma claque de cette journée !

— Il est cinq heures du matin. Ta journée, elle vient juste de démarrer ! En route… Et la ferme !

Sous le couvert de ma Maglite, j'ouvrais la marche et Sanchez, à juste litre, la fermait.

Dans ces murailles végétales, les chênes se tordaient en spirales tourmentées, les animaux se cachaient nombreux, levant des brames lointains ou des craquements tout proches. L'endroit appelait un autre style de peur, cette frayeur d'enfant d'où surgissent des monstres ensanglantés et des loups mythiques. Dans la respiration lente du bois, nos cœurs battaient à l'unisson.

Nous contournâmes des mares à la brume sévère d'où claquaient des cris d'oiseaux, avalâmes des raidillons, chevauchâmes des escarpements d'humus… La forêt grossissait, tendue en arcs bruissants, au fil du GPS qui nous emportait dans cette gueule d'ogre.

À peine trois cents mètres avant la cible. Nos pas ralentirent, nos dos se courbèrent malgré le doute, dans ces ténèbres angoissantes, une fois nos lampes éteintes. Nous progressâmes alors au jugé, les paumes sur nos armes, guidés par cette seule loupiote verdâtre qui rayonnait de l'appareil électronique.

Dans les dix derniers mètres ne s'élevaient plus que nos haleines sifflantes d'angoisse et cette mort, prête à fuser de nos revolvers… Cinq… Trois… Un…

49°20′29″ nord, 03°34′20″ est. Pas d'erreur. Nous y étions. Les faisceaux lumineux giclèrent. Fûts, frondaisons, ramassis de branchages.

— L'emplacement d'un putain d'arbre ! Bordel ! Bordel de bordel !

Feu d'artifice d'insultes, jaillies de quatre bouches énervées.

— La piste s'arrête ici ! ragea Del Piero sans cacher sa déconvenue. Ce n'était qu'un stupide endroit de rendez-vous ! Rien d'autre ! Je m'en doutais !

Je la toisai d'un air mauvais.

— Je ne vous ai jamais priée de venir !

Sanchez se perdit dans des gestes osés, Sibersky tournait sur lui-même, les mains au ciel.

— Tous ces étangs, ces eaux croupissantes ! constatai-je sans céder à ma déception. L'endroit isolé, la proximité avec Issy-les-Moulineaux. Tout concorde ! Il aurait pu choisir tellement plus simple ! Un parking, un parc, une zone industrielle ! Pourquoi un lieu si difficile d'accès ? La prudence ne peut pas tout expliquer !

Je fixai Del Piero.

— Cette forêt doit forcément cacher des habitations non répertoriées !

— Impossible ! répliqua-t-elle, un poil irritée. Elle est sous le contrôle de l'Office national des forêts, les cartes topographiques sont régulièrement mises à jour. Croyez-moi, il n'y a ni maisons, ni souterrains, ni galeries secrètes. Du végétal… Rien que du végétal…

— Merde, c'est pas possible !

La commissaire haussa les épaules.

— Ces bois sont cernés d'agglomérations. Draveil, Etiolles, Epinay, Montgeron, j'en passe et des meilleures. Vous avez raison, l'assassin doit habiter le coin, ce qui représente un indice non négligeable. Non négligeable mais, dans l'heure, difficilement exploitable. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Je frappai du poing contre l'écorce, observai ces troncs qui chuchotaient entre eux. J'imaginai l'homme-au-chapeau-blanc face au monstre invisible, ici, en ces lieux de feuilles. Leurs regards viciés, l'échange des bestioles tueuses. La forêt… Empire des insectes… Fourmis, araignées, papillons… Encore et toujours là. Pouvait-il s'agir d'un simple hasard ? Mes lèvres se mirent soudain à trembler.

— J'ai… Merde, on aurait dû y penser avant ! App… appelez l'entomologiste !

Del Piero, qui s'éloignait sous le couvert de sa lampe-stylo, m'examina par deux fois.

— Pardon ?

— Houcine Courbevoix ! Téléphonez-lui ! J'ai peut-être trouvé le moyen de remonter à la source ! D'atteindre le tueur !

— Et on peut savoir comment vous allez vous y prendre ? râla, comme d'une tradition, Sanchez.

— La chasse aux papillons, à cinq heures du matin, ça vous tente ?


Le lieutenant Sibersky lançait des bâtons, vautré sur un tronc mort, l'inspecteur Sanchez roupillait à grandes gorgées de ronflements, tandis que Del Piero contemplait les feuilles frissonnantes dans le levant, avec de petits yeux. Quant à moi, je luttais contre la fatigue, fumant à proximité d'une mare où rampait une vapeur sinistre. Au-dessus, haut dans le ciel, les frondaisons saluaient l'arrivée du jour.

L'entomologiste débarqua enfin, sa montre GPS dans une main, un large sac de sport dans l'autre. Dans son bermuda bleu et son polo orange, il ressemblait à un manège de foire.

J'accourus vers lui.

— Tu en as combien ?

— Treize, répliqua-t-il en observant Sanchez qui avalait un dernier grognement. Le reste est mort.

— Et vous avez amené les croissants ? eut la force de plaisanter Sibersky.

Malheureusement pour lui, sa vanne n'amusa personne. Nous nous regroupâmes autour du sac ouvert.

Dans de petites boîtes transparentes, les lépidoptères crépitaient d'impatience.

— Ils ont l'air nerveux, constata Del Piero en se frottant les paupières.

— Ils sentent peut-être la phéromone. Si l'assassin élève des femelles dans un rayon de dix kilomètres, ces mâles vont nous conduire directement à bon port. Vous avez eu une sacrée idée, commissaire !

— Et pourtant, il n'est pas au mieux de sa forme… confia la rouquine.

Houcine Courbevoix s'empara d'une boîte et expliqua :

— Il y a cependant un problème, et de taille. Les têtes de mort peuvent voler jusqu'à quarante kilomètres par heure. Comment allons-nous les pister ?

— Vous n'avez pas d'émetteur ou de choses comme ça ? brailla Sanchez, des brindilles plein les cheveux.

— Pas pour de si petits animaux, malheureusement.

Je me plaçai au milieu du club des cinq.

— J'ai encore une idée, mais soyez sûrs que ce sera la dernière…

Je désignai le sac de sport :

— On lâche un premier papillon ; l'un d'entre nous le suit le plus loin possible, jusqu'à la limite du champ visuel. Les autres le rejoignent ensuite ; on renouvelle l'opération avec un sphinx et un coureur différents. Je sais que nous sommes tous sur les rotules, mais ça peut valoir le coup d'essayer…

Ma proposition fut accueillie comme on reçoit un type avec un costume blanc à un enterrement. Les sourcils se levaient, les mains couraient sur les mentons crissants.

Del Piero annonça finalement :

— Je trouve que c'est excellent !

— Pas mal, tout compte fait, admit Sanchez. Si après ça je peux rentrer chez moi et me coucher…

Je hochai la tête.

— OK. Nous allons nous relayer. Priorité à la jeunesse et… attention aux chevilles…

Sibersky se mit en position.

— Prêt ? s'enquit l'entomologiste en lui tendant sa montre GPS.

Le lieutenant acquiesça. D'emblée, le papillon prit de l'altitude avant de filer dans les tissages bruissants. Le flic s'élança à sa poursuite, coupant au plus court entre des arbustes et des racines dangereuses. Je le vis tomber une fois, se relever aussitôt, le visage braqué vers le ciel. Courbevoix ramassa son sac, tira la fermeture et annonça :

— C'est de bon augure. Le sphinx ne vole que très rarement de jour…

Dans la minute, par portables interposés, Sibersky nous indiqua ses coordonnées. La commissaire les inséra dans son GPS, qui renvoya sur-le-champ une distance de trois cents mètres. Pas terrible…

Le lieutenant apparut, agenouillé dans les entrelacs de verdure. Du sang coulait de son avant-bras droit.

— Putains de ronces, grogna-t-il en serrant les dents.

— Salement amoché, nota Sanchez sans sourire. Je peux passer mon tour ?

Sibersky, ignorant la remarque, pointa le doigt au nord :

— Il a continué par là, tu peux prendre de l'avance. Alors qu'il s'éloignait, Del Piero déplia sa carte et leva un sourcil.

— On se dirige droit sur la Seine, à l'extrême nord de Draveil. II… reste plus de trois kilomètres de forêt avant le fleuve…

— Et après le fleuve ?

— Encore de la forêt…

— Putain de Vietnam, soufflai-je d'une voix que j'aurais voulue moins défaitiste. Vas-y, Houcine, envoie la bête.

Plein ciel, le papillon éclata comme un éventail de deuil.

— Seigneur… On dirait que ça fonctionne… admit Del Piero en m'emboîtant le pas. Il fonce vers le nord. En plein sur la Seine…

Et nous consommâmes de la bonne tête de mort. Il y avait dans cette situation du comique et du tragique, une sombre tristesse de voir quatre éléments de la police judiciaire, à bout de forces, s'escrimer à poursuivre de pauvres bestioles ivres de sexe. De plus en plus les bois se cabraient, jouant de vallons sévères, de mares infranchissables, de raidillons douloureux…

Nous gaspillâmes rapidement les munitions. Mes jambes bouillaient, le visage de Sibersky se décomposait de fatigue, Sanchez râlait à s'en fendre la mâchoire. Del Piero aussi morflait, même si elle essayait de garder l'allure droite et la tête haute. Mais le sifflement dans sa gorge ne trompait pas. Dégâts de cigarettes…

— Il en reste deux, alerta Houcine. C'est bientôt la fin.

— Il faut… les économiser… haletai-je, les mains sur les genoux, alors que je venais de réaliser un exploit de médiocrité. À combien… se trouve… le fleuve ?

Del Piero déplia à nouveau son plan, les manches de son sweat remontées jusqu'aux coudes. Elle suait à grosses gouttes.

— Encore deux cents mètres avant de tomber sur un très grand étang, qui se déverse dans la Seine par un court chenal. Pas de pont d'indiqué… Comment allons-nous traverser ?

— Ben on va nager ! brailla Sanchez. Tant qu'à faire ! Vous n'avez…

— La ferme !!! répliquèrent quatre voix exaspérées.

Le feu de l'action nous incita à persévérer. Nos corps, bien que brûlés de fatigue, trouvaient des ressources inespérées.

Soudain la clarté grandit, le grand bleu du ciel chassa le vert sombre des feuillages. La terre se déroba pour laisser place, en contrebas, à une gigantesque clairière d'eau. Par-delà le gris-noir de la brume, dans un alentour d'arbres, s'éveillaient sur l'onde des masses fantômes, entremêlées, craquant dans un roulis inquiétant. L'entomologiste en lâcha son sac, bouche bée.

— Bon sang… Ça ressemble à…

— Un cimetière… Un cimetière de péniches…

Cernée d'un haut grillage et de barbelés, l'étendue liquide soutenait des dizaines de carcasses fracturées. Des vaisseaux éteints, veinés de rouille, frappés par la violence de l'abandon. Paysage d'apocalypse, de destruction morbide, un lieu maudit où la mort plus qu'ailleurs semblait planer. Le brouillard rampait bas, à fleur d'eau, dans un silence dramatique que seuls les gémissements de tôle blessée venaient perturber.

— J'ai déjà vu ça à Quesnoy-sur-Deûle, dans le Nord, murmura Sibersky. Elles attendent là, des années parfois, avant qu'on vienne les découper…

Del Piero s'accroupit, les pupilles dilatées.

— Vous croyez… qu'il se cache là-dedans ?

Je m'emparai d'une boîte à sphinx.

— Nos allons en avoir le cœur net…

L'insecte fila plein champ, virevolta par-dessus l'enceinte de fer avant de foncer vers l'amas d'agonies.

Le brouillard le happa instantanément. Je plissai les yeux.

— Il est là… Dans l'un de ces bateaux malades…

— Merde… murmura Sanchez d'un ton soudain moins gouleyant.

— Approchons-nous en douceur…

Nous descendîmes prudemment l'escarpement de roches, coude à coude, comme dans ces grandes aventures d'adolescence, longeâmes la clôture, sur laquelle était clairement indiqué « Danger, zone non autorisée ». Autour ne se hérissait que cette violence verte, alors que dans l'horizon brumeux, au bout du canal, ronflait le fleuve.

— On dirait que le grillage court jusqu'à la Seine, grimaça Sibersky. Et il y a des barbelés partout. On ne pourra pas atteindre le cimetière sans barque…

Je lançai un regard furtif dans ce cercle irréel.

— Remontons la mare en sens inverse… Il doit forcément exister une brèche quelque part…

Demi-tour. La masse d'eau déroulait ses courbes irrégulières, à renfort de passages délicats et de sentiers rebelles. De plus en plus, la vapeur fine soufflait ses spectres éphémères.

— Là !

Un trou de taille d'homme avait dévoré le maillage de fer. Nous pûmes alors, à dos courbé, gagner la berge. A quelques brassées, voilée de ténèbres grises, La Dérivante pointait son long bec d'acier vers Vent du sud, dont ne restait de la cabine qu'un amas de bois brûlé. Dans l'ombre de cette flore lugubre, bien dissimulée, ballottait une barque chétive.

— Ça se précise… murmurai-je en tirant une amarre qui amena l'embarcation à portée de mains.

Les visages s'aggravèrent, au fil de l'odeur de décompositon grandissante.

— Si cette barque lui appartient, alors il n'est pas ici… remarqua Del Piero.

— Pas certain… Il faut rester vigilant…

Je m'emparai du dernier sphinx et m'installai à l'avant. L'embarcation bringuebala méchamment.

— On ne tiendra pas à quatre là-dedans…

Del Piero me tendit le bras.

— Je vous accompagne…

Venise, version petit budget… Labyrinthe pour trépassés. Les bêtes de fer grognaient, mordues au sang par la substance même qui les soutenait. La brume roulait entre les Titans comme une main curieuse. Del Piero se recroquevilla à l'arrière, ses yeux aux aguets fouillant ces routes endeuillées.

— Il existe un fleuve, en Enfer, que les défunts doivent traverser, lui murmurai-je en ramant. Je ne crois pas que ce soit seulement de la mythologie…

— Si vous vous imaginez me faire peur avec ça, c'est raté…

— N'empêche que votre voix tremble un peu…

— Et vous, vous parlez dans l'unique but de vous rassurer… Taisez-vous…

La nuit tomba une seconde fois, tant le brouillard nappait de ses épaisses toiles grises. Les carcasses noircissaient, l'air charriait une odeur de bois tiède, tandis que l'eau verdissait, polluée de mille déchets.

— On devrait lâcher le dernier papillon, suggéra mon équipière.

— Ce n'est pas la peine… répliquai-je en désignant la proue d'une péniche. La Courtisane nous attend… La Courtisane, d'un noir de jais, déployait ses tonnes d'acier malade. Un vieux trente-huit mètres de commerce, doté d'une cale capable d'engloutir un troupeau d'éléphants, d'un aplomb à donner le vertige. Nous en fîmes le tour sans un mot, pressés entre ces coques menaçantes, immobilisées par leurs seules ancres gigantesques.

Dans ce silence d'outre-tombe, on percevait pourtant des froissements d'ailes, des heurts chétifs mais acharnés. Là, au-dessus, les têtes de mort butaient contre le métal, comme autant de crépitements malvenus. Il n'en manquait pas une à l'appel. Douze têtes de mort…

— Ils cherchent à pénétrer… On y est… Le cœur de la machinerie meurtrière…

Del Piero pinça les lèvres, tout en dégainant son Glock. Je gravis les quatre barreaux d'une échelle branlante, qui me conduisit au pont arrière.

Les carreaux de la timonerie avaient volé en éclats, des nids de rouille dévoraient les garde-fous, les cordages enroulés se flétrissaient de moisissure. On aurait dit que le vaisseau dérivait entre deux mondes, dans ce champ de vestiges, abandonné de son équipage.

Del Piero monta à bord, se faufila le long d'un enrouloir en ruine avant de s'enfoncer dans la cabine. Bois gorgés d'humidité, gouvernail craquant, tôle froissée. Sous ses pieds, une trappe fermée.

Arme à la main, elle désigna un cadenas et chuchota :

— Trop neuf pour être d'origine…

Elle me fit signe de reculer, pointa son canon vers l'anse et, visage à couvert, yeux fermés, ouvrit le feu.

Une clameur d'oiseaux claqua au loin. Mon cœur bondit dans ma poitrine quand mon portable sonna.

— Je vais me coltiner une fichue crise cardiaque si ça continue… rageai-je en décrochant.

Tout en calmant mes doigts, j'expliquai à Sibersky, par téléphone, que tout allait bien…

Les marches, qui plongeaient façon phare breton, hurlaient sous nos pas. La péniche nous saluait à sa façon.

Nos ombres s'étirèrent en fins couteaux lorsque nos torches — enfin, la mienne, Del Piero n'avait que sa lampe-stylo — crevèrent l'obscurité. Dans le puits sombre, deux portes métalliques. Salle des machines sur la droite, cale sur la gauche. L'arme au poing, je disparus dans la cale, tandis que ma collègue tournait la poignée de l'autre porte.

Une ampoule rouge pleurait ses watts dans un minuscule sas, hermétique, saturé par le ronflement d'un groupe électrogène à allumage électronique. Cinq câbles électriques y puisaient leur énergie avant de filer sous le plancher. Face à moi, un panneau coulissant. Je portai la main vers lui lorsqu'un bip retentit, de l'arrière. Le bourdonnement stoppa, le noir ensevelit le confinement. Dans mon dos, un craquement. Un souffle. Une lueur aveuglante dans les yeux. Des mains brandies.

— Commissaire ? fit Del Piero.

— Si vous pouviez éviter de m'éblouir…

Son pinceau ausculta les lieux oppressants.

— Dans la salle des machines… Il y avait comme… un détecteur. Je crois que… j'ai déclenché quelque chose…

Je me penchai par-dessus le groupe électrogène et tentai de le rallumer, sans succès. Verrouillé par un code.

— Vous avez coupé l'électricité…

Je me redressai, tout en m'interrogeant à voix haute.

— Pourquoi a-t-il installé un tel système ? Pourquoi couper le courant ? Ou, plutôt… Pourquoi l'avoir fait fonctionner en son absence ?

Nous nous observâmes un instant, sans trouver de réponse. Pourquoi l'électricité ?

Je disséquai une dernière fois le sas. Tôle, poussière, boulons.

— Continuons.

— Attendez ! fit Del Piero. Et si c'était piégé ? Et si… des insectes tueurs nous attendaient là-derrière ? Ou… une bombe ou… un truc du genre ?

— Nous ne tarderons pas à le savoir…

— Non ! Je… je crois qu'on ne devrait pas ! J'ai comme… un mauvais pressentiment.

— Vous et vos mauvais pressentiments… Retournez à la barque si vous le souhaitez. Moi, j'entre, avec ou sans vous.

Elle me devança.

— Allons-y…

Nous dûmes pousser très fort pour que coulisse l'ouverture de fer.

Alors il jaillit, nous cerclant le visage de sa grande mâchoire affûtée. Le froid.

— On se les gèle ici… murmura Del Piero en se recroquevillant. Qu'est-ce que ça veut dire ?

J'envoyai mon faisceau sur la gauche, puis au fond, légèrement grelottant. Ce bloc plus vaste présentait des parois capitonnées, couvertes d'épaisseurs et d'épaisseurs d'isolant phonique. Je braquai ma lampe au plafond et la lumière me revint en pleine figure.

— Un immense miroir, vissé dans le plafond ! À quoi ça rime ?

Sur le côté, un grand drap suspendu à un fil d'acier séparait la pièce en deux. Tandis que nos torches avalaient l'espace clos, Del Piero s'immobilisa dans un cri étouffé.

— Jésus Sainte Marie…

Je suivis la direction de ses yeux. Dans le soleil artificiel, un visage. Paupières closes, bouche fermée, lèvres craquelées, d'un bleu mauve.

Un être nu, scarifié, labouré à la lame, aux poignets entravés par des bracelets rouillés. Les longs cheveux blonds mouraient sur les épaules déchirées, figées dans ce corps immobile, fauché en pleine jeunesse. Dans des coins opposés, de l'autre côté du drap, deux autres paires de chaînes, maculées de sang aux fermoirs. Pas de matelas, de couvertures. Juste des bols d'eau, des seaux où fermentait un mélange de déjections. Dans un dernier angle, deux climatiseurs. Les boutons tournés au minimum. Dix degrés.

Je m'approchai avec appréhension, la gorge serrée, le front barré de plis, tandis que Del Piero retrouvait son aplomb de flic. L'odeur de mort enflait, dans cette puanteur âcre, imprégnée dans la glace des ténèbres. Sur les parois, des traces de griffes, enrayées de sang. Des morceaux d'ongles et même, planté dans un panneau de mousse, l'ongle complet d'un pouce.

Je m'accroupis, une main devant la bouche, observant de plus près le quadrillage de plaies. Bras, avant-bras, poitrine, flancs, cuisses, mollets. Rien n'avait été épargné. J'éclairai d'un peu plus près. Quelque chose clochait. Les meurtrissures n'avaient pas saigné. Elles avaient…

Soudain, les muscles tressautèrent, les paupières s'écartèrent pour s'ouvrir sur des pupilles d'un noir furieux. Des mains m'agrippèrent les cheveux, les tirant avec rage dans d'atroces hurlements. Mes traits se crispèrent de douleur, tandis que Del Piero me hissait vers l'arrière, criant à son tour :

— Elle est vivante ! Mon Dieu ! Elle est vivante !

Maria Tisserand se recroquevilla, la tête retombant entre ses cuisses déchirées. L'horreur me claqua à la figure. Cette cire, à l'intérieur des blessures…

La propolis… La propolis liquide, en durcissant avec le froid, avait empêché l'hémorragie. Une torture sans égale, qui provoquait l'agonie et la repoussait sans cesse, telle une marée au sel brûlant. Je voyais ces chaînes, de l'autre côté du drap, j'imaginais les parents, les yeux fixés sur le miroir du plafond, perdus dans cette vision indirecte, priant Dieu pour que cesse ce calvaire, ces ignominies qu'ils avaient eues à porter jusque dans leur mort, sans savoir, sans savoir combien de jours encore le monstre supplicierait leur fille.

Del Piero se redressa lentement, affichant cette grande détresse des mères.

— Il faut… appeler… L'ambulance… Faites-le… commissaire… S'il vous plaît…

Pas de réseau, tout ce métal. Je remontai en courant, prévins les secours. Le soleil grossissait, la brume se dissipait, la chaleur grimpait, rampant sur les tôles maudites…

Je fonçai à nouveau en bas, beuglant :

— La porte ! Il faut fermer la porte !

Le thermomètre ! Trois degrés de plus, déjà ! Je nous cloisonnai à l'intérieur, fixant Del Piero d'un regard perdu.

— La température ! Si la température monte, la propolis va fondre ! Merde ! Il faut… du courant !

Nouvelle ouverture de porte. Nouveau coup de téléphone. Frémissement du mercure.

Del Piero caressait le visage perdu, de toute sa tendresse. La fille vibrait d'une terreur démente, ses poignets saignaient, tant elle avait lutté contre ses entraves, encore et encore.

Nul mot pour la consoler, elle ne gémissait plus et pourtant sa bouche restait ouverte, saturée par cette violence palpable.

Et, sur ces territoires de chair démolie, de bourgeons de sang, les plaies s'étiraient à chaque geste, l'onde rouge coulait sous la propolis qui, désormais, virait plus sur le jaune clair, prête à libérer un magma de mort sous la montée du thermomètre.

— Ne bougez plus ! Ne bougez plus ! Je vous en prie !

Quatorze degrés. L'astre rayonnait sur la tôle d'une fureur sourde, bientôt l'étuve cracherait sa chaleur dangereuse. Dans le noir du confinement, entre les cuisses de Maria, se déversait ce filet de vie d'un pourpre trop foncé. Combien de fois avait-elle été violée, humiliée, battue sous le regard d'une mère fiévreuse, d'un père torturé dans ses chairs ? Je serrais les poings à m'enfoncer les ongles dans mes paumes, je pensais à mon frêne scarifié, aux affiches balafrées, dans la chambre de cette martyre, à toute cette abjection qui jaillissait comme un geyser de sang. Quel monstre était-il ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Mes yeux roulaient fous dans mes orbites, ma colère transperçait les pores de ma peau sous cette sueur grasse, écœurante, ce boulet de sécrétions que je traînais partout. Je me relevai brutalement et, bien qu'anéanti par mon impuissance, posai la main sur un second panneau.

— Il faut voir ce qu'il y a encore là-derrière… Veillez sur elle…

Del Piero acquiesça, embrassant la jeune fille sur le front.

J'ouvris et refermai aussitôt. Mon faisceau révéla les gouffres d'inconnu. Un matelas, sur le sol. Un petit établi, couvert de répulsifs antimoustiques pour la peau, de cachets de quinine, de vitamine B6. Au fond, une chaise essoufflée, une table branlante supportant des dizaines d'ouvrages, vergetés de moisissure.

Des dessins partout, au fusain, scotchés aux parois, sur le plafond d'acier. Par dizaines, par centaines. Des fresques de terreur, des patchworks de furie. Deux hommes aux faciès déformés, brandissant leurs mains sur un corps de gosse recroquevillé. Des grandes mâchoires grises, suspendues au-dessus d'un lit tapissé d'araignées. Des trompes géantes de moustiques, creusant le marbre d'une tombe. Et, toujours, des ciels d'orages gonflés d'éclairs, saturés de nuages hideux. Ma tête tournait. Il ne restait plus un centimètre carré de tôle visible. Le Mal. Le Mal déployait ses longs tentacules noirs.

Je pivotai encore sur moi-même, ma Maglite dévoilant à chaque fois des atrocités grandissantes. Là, un poster, sur la table, représentant la copie couleur d'un tableau du Louvre. Mon cœur manqua un battement. Le Déluge.

Des corps enchevêtrés, nus, aux gestes dramatiques, frappés par le tumulte des eaux. Des enfants cassés par les vagues, des femmes brisées, implorant le Seigneur, des hommes tentant d'échapper à la colère céleste. Les fragiles embarcations se rompaient, dans ce chaos d'horizon torturé, de mer furieuse, alors qu'au fond, l'Arche s'éloignait sur des crêtes d'écume.

Quatre poids empêchaient le poster de s'enrouler. Braquées sur l'œuvre, deux lampes. Le tueur étudiait ce tableau. Avec la plus grande attention. Je devinais ses doigts, courir sur les êtres en perdition, je voyais sa langue tournoyer sur ses lèvres, alors que ses phalanges caressaient chaque silhouette abattue. Que cherchait-il dans cette hécatombe ?

Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière.

Le Déluge. Le dernier pan de l'énigme était en train de s'abattre…

Je me redressai, les yeux braqués sur une autre paroi. À l'origine, ces compartiments devaient servir à séparer les différentes marchandises, mais lui leur avait attribué un aménagement plus personnel. Combien de sas macabres recelait cette cale gigantesque ?

Je fis basculer l'ouverture de ferraille de toutes mes forces, dans un roulement dramatique. Des effluves de marécages, de champignons me plissèrent soudain le visage… Ainsi qu'une chaleur de four.

Des frémissements d'ailes, des bourdonnements déments. Sur le sol, dans d'immenses cuves couvertes de filets, des centaines de moustiques vibraient, agglutinés sur les parois translucides ou des nénuphars. L'eau verdissait de microbes, de larves, d'œufs, de bestioles crevées. Bien cloisonnées, au sec, des souris couinaient, effondrées par le poids des insectes qui leur pompaient le sang. Derrière, entre deux vitres, de la terre, creusée de tunnels. Vestiges d'une fourmilière… vidée de ses occupantes… Ces tranchées de ténèbres dévoilaient l'inimaginable, les frontières d'une forteresse noire, cachée dans les limbes d'un esprit malade.

Du fin fond de ma terreur, je m'aperçus que trois des cinq cuves avaient été vidées de leurs hordes sanguinaires. Il manquait des milliers de moustiques. Le fléau… Nous arrivions peut-être trop tard.

Je posai mes doigts sur les tempes, fermai les yeux, à la recherche d'un calme intérieur, appelant des ressources qui m'aideraient à comprendre, à LE comprendre. Le Déluge, l'Apocalypse, les fusains, les Tisserand…

Franck ! Fils de pute ! Qu'est-ce que tu fais ? Tu ne nous as pas encore rejointes ?

Non ! Laissez-moi ! Je…

Amène-toi ! Amène-toi ! Fous-toi ce putain de canon dans la bouche et tire ! Ail…

Des cris. Ceux, longs et douloureux, d'une femme. Bien réels ! J'étais au sol, la tête contre la tôle, fiévreux de sueur. Le canon dans la bouche…

Que m'arrivait-il ?

Je me relevai, perdu, déboussolé, me ruai vers l'arrière, traversai les salles d'horreur, chevauchant le matelas, percutant la chaise, chutant lourdement sur des amas de dessins. De toute ma hargne, j'ouvris la cloison. Del Piero était à genoux, les mains couvertes de sang.

— La propolis !!! La propolis fond !!!

De petites gouttes suintaient des plaies, tandis que la cire se ramollissait lentement. Bras, cuisses, torse, épaules. Maria était immobile, le regard fixé sur la voûte, une prière au bord des lèvres. J'ôtai ma chemise, la déchirai en lambeaux, tandis que mon corps ruisselait.

— Tenez !

Nous épongeâmes les épanchements naissants, très vite le bleu de mon linge vira au rouge méchant. Un autre foyer se déploya à la cheville. Puis là, sous le sein droit. Le corps mutilé craquait comme un vieux navire. La malheureuse nous suppliait de ses grands yeux en amande, la bouche ouverte, cette bouche qui demandait encore pourquoi ?

Del Piero, à toute vitesse, arracha son sweat avec des mouvements fous, presque vains. Et elle murmurait, avec acharnement, sans cesser une seule seconde, ça va aller ça va aller ça va aller.

Des larmes grossissaient sur les joues de Maria, nos regards obliques se croisaient, vides d'espoir, tétanisés d'impuissance.

Del Piero ne trouva que des caresses à lui adresser, des mines tendres, des prières muettes. Aucun n'aurait eu l'indécence de l'interroger, si proche du tombeau.

Maria esquissa comme un sourire, alors que ses yeux se fermaient, que la mort arrivait, étonnamment douce. La femme, à ma droite, s'enroula à côté d'elle, la serra dans ses bras, lui passa une main dans les cheveux, au bord des pleurs.

Je m'élançai vers l'extérieur, gueulant de tout mon saoul, cognant contre les rambardes jusqu'à faire saigner mes poings. Non !!! Non !!! Non !!!

Là, dans la canicule, ne s'éveillait plus que le grincement des coques fantômes, innombrables, alors qu'autour la forêt se refermait, cette grande main possessive. Puis Del Piero remonta, les bras croisés sur sa poitrine laiteuse, frissonnante, me signalant sans mot que tout était fini…

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