Chapitre quinze

Leclerc grinçait des dents, ses pieds fustigeaient le plancher de colère. Il pressait entre ses doigts nerveux un message, fixé sur le thorax de l'un des lépidoptères.

Déluge de papillons, en attendant bientôt le pire… Ce petit malin joue avec nos nerfs, il cherche à nous ridiculiser. Jette un œil par la fenêtre !

Dehors, un bel attroupement. Flashs en tout genre et badauds ahuris.

— Un journaliste de Libé a reçu un coup de fil anonyme, expliqua-t-il, lui demandant de se pointer devant nos locaux à seize heures précises, afin de voir des papillons prendre d'assaut les bureaux de la Crim' ! T'imagines le délire ! Ce téléphone n'arrête pas de sonner !!!

— Notre homme est un original. Mais s'il avait voulu parler des anophèles et du paludisme à la presse, il ne s'en serait pas privé. Il veut juste nous prouver qu'il a les cartes en mains. C'est un joueur.

— Un joueur, oui ! Un putain de joueur !

Del Piero réapparut brusquement. Son teint avait blêmi.

— Alors ? envoya Leclerc.

— L'entomologiste a passé une lampe à ultraviolets sur la carrosserie de ma voiture. Elle a révélé de minuscules traces de phéromone. J'ai dû m'en imprégner au simple contact avec ma portière. Courbevoix m'a fait une démo. Ces saloperies volantes se précipitaient sur tout ce que je touchais, même après m'être lavé les mains !

Leclerc s'enfonça dans son fauteuil.

— D'accord, d'accord, d'accord… Bon… Vous êtes en train de m'expliquer que ce fumier a pu lâcher n'importe où ses papillons et qu'ils vous auraient retrouvée rien qu'avec… le flair ?

— Tout à fait exact. Cette même hormone qui les a attirés dans le confessionnal, ou dans le local de plongée.

Je levai les yeux vers Del Piero.

— Comment aurait-il pu approcher votre véhicule ?

— De n'importe quelle façon ! Dans les rues de Paris, à un feu rouge, devant chez moi ou même ici. La phéromone ne se récolte pas, à proprement parler. Mais laissez par exemple un morceau de carton plusieurs jours avec des femelles sphinx et il s'imprégnera de l'hormone. Il suffit ensuite de frotter ce carton contre un objet quelconque pour attirer les mâles. Vous voyez ce que je veux dire ? Ce n'est pas comme si l'assassin cassait une vitre. C'est un geste totalement anodin…

Le divisionnaire ne tenait plus en place.

Il se pencha à nouveau par la fenêtre puis, se retournant, envoya :

— L'église d'Issy, la carrière de craie, la maison des Tisserand, le laboratoire parasitaire… Des chemins bien balisés, où il savait que nous nous rendrions. Peut-être a-t-il agi dans ces moments-là. Un peu de cette cochonnerie sur l'une de nos voitures et hop ! Le tour est joué !

Del Piero haussa les sourcils en fixant le message, alors que Leclerc embrayait sur un autre sujet.

— Bon ! Et les dossiers médicaux des patients des Tisserand ? Cette clinique de la dangerosité où ils bossaient ? Ça donne quoi ?

— Trois gardes à vue pour le moment, trois alibis vérifiés. Aucune piste négligée. Plus d'une dizaine d'inspecteurs planchent là-dessus, jour et nuit. La description succincte fournie par le commissaire Sharko, dans les un mètre quatre-vingt-cinq, large corpulence, voix très grave, va franchement accélérer le processus. Si le meurtrier se cache dans ces parages, nous le coincerons.

Le divisionnaire acquiesça.

— Très bien. Vous veillerez à élargir au maximum les recherches. Personnel de l'hôpital, famille du personnel, cousins, cousines et même le labrador du voisin, bien compris ?

— Bien compris, opina-t-elle.

Le diable Leclerc s'enfila trois chewing-gums.

— Cette histoire de fléau est à prendre très au sérieux, rajouta-t-il. Les services de maladies tropicales de chaque CHU de la région ont pour directive de signaler aux autorités sanitaires le moindre cas suspect de fièvre ou de malaise. Une cellule spéciale a été mise en place.

Il nous adressa un regard tendu, d'abord à elle, puis à moi. Je lui répondis avec la même intensité.

— Il faut le choper vite, très vite. Je marche sur des charbons ardents, j'ai des comptes à rendre. Employez tous les moyens qu'il faudra… Au boulot ! Shark, reste un instant dans mon bureau…

Il attendit la fermeture de la porte. Des rides profondes lui barraient le front.

— Tu as joué à quoi avec le psy ?

— Et vous ?

— Écoute ! Je suis sur la corde raide ! On me surveille, comme on te surveille. On se surveille tous les uns les autres, c'est comme ça. Ta famille, le palu, ce Tisserand qui t'a claqué dans les pattes, ça peut faire beaucoup. Je veux m'assurer que tu es encore apte à mener une enquête.

— C'est Del Piero qui dirige l'enquête, pas moi. Vous oubliez déjà ? Et pour ce qui est de ma santé mentale, ça va. Merci de vous en soucier.

— Ta santé mentale, parlons-en. L'inspecteur de l'IGS m'a fourni un premier bilan de ton entretien. Il n'a noté aucun signe de panique, ni de tromperie. Tu t'es bien débrouillé, mais… il a décelé quelque chose dans tes yeux. Certaines absences, de temps à autre, où, d'après lui, tu semblais… ailleurs, comme déconnecté. Tu t'en es rendu compte ?

Je haussai les épaules.

— Peut-être… Je suis… un peu fatigué.

Il pointa mon avant-bras gauche.

— Des soucis particuliers ?

— Aucun, répliquai-je en glissant mes doigts sur la blessure. Une simple boîte de conserve… Alors c'est pour ça que…

Leclerc fit craquer sa nuque.

— Tes doigts tremblent un peu, tu avais remarqué ?

— Je sais… La chloroquine…

— Moi, elles ne tremblent pas… Nous sommes tous éprouvés, nos vies ne sont pas simples, il fait chaud à crever et ce traitement antipaludique ne nous aide en rien. Mais… certains… remontants ne peuvent qu'aggraver les choses.

Je levai un sourcil.

— Qu'est-ce que vous insinuez ?

Ses pupilles virevoltèrent du sol avant de se river dans les miennes.

— Rien du tout. Mais pour continuer ce boulot, nous devons être à cent dix pour cent. Si tu te sens… trop fatigué, rentre te reposer.

— Ça ira…

— Pour le psy, tu repasseras à la moulinette, un jour ou l'autre. Je ne lâche pas l'affaire et j'espère que la prochaine fois tu seras plus coopératif…

Je sortis en claquant la porte, les poings serrés. Des absences… Les crétins de l'IGS ne manquaient pas de ruse pour semer la confusion.

De retour dans mon bureau, je contactai Sibersky qui m'annonça, selon les dires du directeur du muséum, que Vincent Amadore n'avait jamais parlé d'un voyage en Australie.

Aujourd'hui samedi, il ne travaillait pas. Du fond de son… pigeonnier, il devait s'attendre à tout, sauf à la visite d'un flic furax…

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