Chapitre onze

Le soleil entamait sa paresseuse descente vers l'ouest, tremblant dans les transparences de pollution.

Je venais de croupir deux heures dans les bouchons, écrasé par la morsure des gaz, trempé au point de pouvoir tordre ma chemise. Mon estomac hurlait de faim, ma gorge flambait. Mon corps tout entier ressemblait à une torche furieuse.

Une terrasse, enfin. Je m'offris des tomates à la mozzarella rehaussées d'un verre de chianti, avec, pour unique vue, le cadre idyllique des trottoirs noirs de monde. Puis, d'un pas tranquille, je remontai la longue chevelure grise de la Seine, direction le Quai des Orfèvres.

Del Piero m'attendait au creux de sa tanière pour un topo. Vingt heures trente, la journée commençait.

La flic semblait, elle aussi, accablée par la brûlure des degrés. Malgré l'acharnement du ventilateur, son corsage n'avait su chasser les larges auréoles nichées sous ses aisselles. Son visage portait la fatigue des journées trop lourdes, ses ridules de jeune quadragénaire sans doute amplifiées par les tracas de ces longues heures blanches.

Elle m'adressa un sourire, mais ce sourire-là avait tout de la politesse forcée.

— Installez-vous, commissaire, je vous en prie…

Elle rabattit le capot de son ordinateur portable et débrancha la batterie d'un mouvement las.

— Sale, très sale journée…

Elle accorda un rapide coup d'œil à la serpillière qui me servait de chemise, un sourcil légèrement rehaussé.

— Tout d'abord, je tenais à vous féliciter pour le coup du miel de ruche. J'ai immédiatement branché Sibersky sur le sujet. Les apiculteurs ne doivent pas courir les rues dans la région.

— Je n'ai fait que mettre à profit les informations dont nous disposions. C'est cette… Calypso Bras qui m'a ouvert la voie.

Elle acquiesça et posa une main sur son ventre.

— Vous le prenez comment… cette chose, en nous ?

Je fermai légèrement les yeux, la peau caressée par l'air lourd du ventilo.

— Pas terrible… Le tueur nous a touchés en profondeur. Un véritable coup de poignard, une hémorragie interne. Un coup… autant habile que subtil…

Del Piero palpait ses flancs à divers endroits, les pupilles portées vers nulle part. Des lanières de lumière chahutaient le cuivre de sa chevelure. Dans les tons orangés du couchant, avec ses mèches d'une humidité raffinée, les hommes devaient la trouver belle.

— Vous ne pouvez imaginer à quel point ça me répugne, confia-t-elle entre deux grimaces. Je pense que c'est une sensation pire pour nous, les femmes. Je me sens… souillée… presque violée…

Violée… Le mot explosa dans ma tête. Violée de l'intérieur…

Elle porta une cigarette tremblante à sa bouche et m'en proposa une, que j'acceptai. Puis elle resta sans réaction, un peu ailleurs.

— Ça va aller ? fis-je en lui allumant sa clope.

Elle se raidit soudain.

— Oui, oui ! Il n'y a aucun problème.

Elle désigna le téléphone.

— Le labo a promis d'appeler dans la soirée. Nous saurons bientôt si ces anophèles sont résistants ou pas. Une méchante torture mentale. Je ne sais pas comment je réagirais si… je veux dire…

— Faites comme moi, évitez d'y penser…

Elle opina, entassant des dossiers déjà entassés.

— Bon ! L'autopsie d'Olivier Tisserand à présent… J'y ai assisté, en partie…

Son nez se plissa.

— … J'en ai vu, des autopsies, mais de ce style ! On atteint le summum de l'horreur.

Sa voix avait perdu son grain agressif de la matinée. Nous étions là, comme deux galets sur une plage, indifférents l'un à l'autre et pourtant rapprochés par les circonstances. Cette journée trop chaude nous avait vidés de toute envie d'entrer en conflit.

— Paludisme ? me hasardai-je.

Elle secoua la tête, avec cette belle moue des nouveau-nés.

— Si ce ne pouvait être que ça…

— C'est-à-dire ?

— Le mari Tisserand présentait une longue plaie en forme de faux, sur le pectoral gauche. Provoquée par un instrument tranchant, genre scalpel, puis recousue de façon artisanale, au fil à soie. Van de Veld a estimé la cicatrisation à une dizaine de jours.

Des rubans de fumée serpentèrent entre nos deux visages, grisant nos mines blêmes.

— Torture ? soufflai-je dans un nuage flou.

— C'est un mot encore trop doux. Il n'y a rien pour définir ça. Voyez par vous-même…

Elle me tendit des clichés. Le chianti remonta jusque dans ma gorge.

— Ça ressemble à…

— Quand Van de Veld a incisé… ça grouillait, des milliers de larves pas plus grosses que des puces, enfoncées dans la peau comme autant de forets… Elles se dirigeaient vers une destination commune…

Je fronçai les sourcils, les yeux rivés sur les gros plans de ces asticots répugnants.

— Le cœur ?

— Exactement. D'après l'entomologiste du labo, il s'agit de larves de Lucilies bouchères. Des mouches d'Amérique centrale, qui pondent dans les plaies ou les oreilles. Leurs larves se nourrissent de chair, creusant des sillons internes dans les corps de leurs hôtes. Après une dizaine de jours, elles atteignent un organe vital. Cœur, cerveau, foie. Une seule issue…

— La mort…

— Oui, précédée de souffrances abominables. Je vous laisse imaginer ce que Tisserand a dû endurer. En définitive, vous avez abrégé son calvaire…

Mon diaphragme priva mes poumons d'air. Je toussotai et finis par écraser ma cigarette violemment.

— Ce n'est pas tout, ajouta-t-elle encore. Ce pauvre type a été roué de coups. De l'extérieur, les ecchymoses ne sont plus visibles, parce que supérieures à dix jours, mais les structures tissulaires de nombreux muscles étaient sérieusement abîmées. Jambes, bras, dos, poitrine… La forme très localisée des lésions laisse présager qu'il a été battu avec un objet contondant, genre bâton ou matraque.

Je fis crisser les poils de mon bouc. Del Piero rejeta sa longue chevelure vers l'arrière, dévoilant le doux vallon de ses épaules, et demanda :

— Pourquoi s'est-il acharné sur l'homme sans toucher à la femme ? Il l'avait nettoyée, parfumée, rasée au sexe sans même la violer. L'absence de piqûres, quand nous l'avons découverte, prouve qu'il ne s'en servait plus pour infecter ses moustiques… Alors, pourquoi l'avoir gardée en vie jusqu'au bout ? Éclairez-moi, commissaire. Il paraît que vous excellez dans ce domaine-là…

Mon interlocutrice me dévisageait.

— Il voulait accompagner cette femme jusqu'à sa fin, la remettre entre les mains du Seigneur pour qu'il décide. Il l'a emmenée au purgatoire…

— Le purgatoire ?

— Le lieu du jugement. Le choix du Paradis ou de l'Enfer. D'après l'une de mes connaissances, Paul Legendre, le tueur aurait tiré son inspiration de l'Apocalypse selon saint Jean pour rédiger son message. Une Courtisane représente une Église corrompue, qui s'éloigne de la voie droite des Écritures. Mais ce mot, Courtisane, désigne aussi Viviane Tisserand. L'amalgame est peut-être osé, mais je crois qu'aux yeux de notre assassin, cette femme était corrompue ou fautive. Voilà pourquoi il l'a lavée avant sa mort. Il l'a préparée à cette rencontre avec le Seigneur, sans pour autant la punir de ses propres mains. Et elle est morte… d'elle-même…

Del Piero semblait happée par mes conclusions. Derrière le grain sombre de ses pupilles, elle me fixait avec une intensité presque féline.

— Mais… comment aurait-il pu savoir qu'il ne restait à Tisserand que quelques heures à vivre ?

— Il ne savait pas ou pas précisément. Le fait qu'elle ait succombé à ce moment-là a dû renforcer ses croyances, en coïncidant à la perfection avec ses convictions. A ses yeux, c'est Dieu qui a jugé et rappelé cette femme, pas lui.

Del Piero pressait ses paumes de mains sous son menton.

— Et pour le mari ?

— Selon Legendre, quand notre meurtrier parle à' abîme et à' onde qui devient rouge, il fait référence à Satan, jeté dans un puits de lave par ses propres disciples. Pour la Bête, il n'y a pas de pardon possible, pas de confessionnal. La mort brutale est la seule issue… Le parallèle avec Olivier Tisserand, mort dans une fosse, est ici évident.

J'écrasai mon index sur le bureau.

— Ce salaud n'a pas frappé au hasard. Un lien suffisamment fort l'unissait aux Tisserand pour qu'il en arrive à de tels extrêmes. Il leur a consacré du temps, de la patience, il s'est creusé la tête pour élaborer un scénario diabolique. Pensez au message, inaccessible, au mal qu'il s'est donné pour descendre Tisserand par trente mètres de fond. Il les a tous deux souillés de l'intérieur, avec les insectes. Vous parliez d'un viol, vous aviez tout à fait raison. Il les a violés, avec la froide maîtrise du bourreau, de l'exécuteur. Un viol organique, spirituel. La chair, l'esprit. Pensez aussi à Viviane, ligotée, rasée, forcée d'ingurgiter du miel et assaillie de piqûres. Imaginez un seul instant le supplice de son mari. L'incision à vif, la ponte des mouches, ces larves qui lui rongent les entrailles. Torture physique, torture morale. Quant à Maria…

La commissaire eut une expression de dégoût.

— Vous… la croyez toujours en vie ?

— Il n'a pas épargné les parents, il n'épargnera pas la fille. Tout est une question de temps. Dans sa prose, il ne parle que des deux Moitiés, Maria n'est pas concernée et pourtant, il la retient. Elle tient un rôle précis dans son parcours. Un rôle personnel, qu'il ne veut pas partager…

Les idées affluaient, des images m'aveuglaient. Del Piero ne décrochait plus ses yeux de mes lèvres.

— Notre pisteur suit un but et veut que nous l'accompagnions. Pour ça, il a utilisé deux moyens. Le message, avec ses énigmes, et les moustiques. En nous contaminant, il nous mêle à son histoire, nous implique. Nous faisons partie de son plan. Il cherche à nous montrer quelque chose. Peut-être par l'intermédiaire de ces sept papillons, à chaque fois proches du lieu du crime. Nous devons en saisir le sens, si nous voulons avancer.

Del Piero chiffonna une boule de papier, de rage.

— Le sens de quoi ? On se retrouve avec deux cadavres et une personne disparue, qu'y a-t-il à comprendre ?

— Le sept est un chiffre très puissant, un symbole du renouveau. Les papillons font penser à la résurrection. Viviane a été tuée dans une église. Tout nous porte à… une espèce de renaissance. Quel en est le sens ? Je l'ignore. Mais ayez toujours ceci en tête : aux yeux de notre tueur, Viviane Tisserand est corrompue et son mari représente le diable. Il considère leur mort non pas comme un acte criminel, mais comme… une forme de justice. Par cette action, il nous signale qu'il… renaît…

Je me levai.

— La personne que nous traquons est en grande forme physique et mûre spirituellement. Ce qui nous conduit à un âge compris entre vingt et quarante-cinq ans. Nous recherchons un homme costaud, capable de dominer une personne de la corpulence d'Olivier Tisserand, d'escalader des échafaudages ou de descendre par trente mètres de fond, maîtrisant les techniques de plongée. Célibataire, sans doute, habitant un endroit isolé pour y retenir trois adultes. Il a lardé de coups de couteau les figures des posters de vedettes américaines, il avait bandé les yeux de Viviane. Le regard que posent les autres sur lui le dérange. Peut-être présente — t-il un défaut physique, un problème au visage. Ou alors il a honte de ses agissements. Il est organisé, minutieux, doit fréquenter les bibliothèques et se passionne pour les insectes. Il élève des papillons, parmi lesquels des sphinx têtes de mort. Est-il abonné à des revues ? Calypso Bras m'a aussi parlé de bourses aux insectes, ça doit valoir le coup d'investiguer.

Les lèvres de la commissaire, légèrement écartées, soufflaient une forme de sollicitude.

— Notons, finalement, l'aspect religieux. La complexité de son texte, cette connaissance approfondie des finesses catholiques, le choix du lieu pour nous présenter sa victime. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cet homme croit en Dieu. Ses actes, soyez-en persuadée, lui paraissent… justes, ce qui complexifie largement notre travail. Pourquoi ? Parce qu'il se comporte tout simplement comme vous et moi. Il est le banquier, le facteur, le manutentionnaire… Veillez aussi à recenser les clubs de plongée. Il y est sans doute inscrit…

Des rideaux d'obscurité éteignaient lentement nos faces. La nuit dévalait avec ses grandes ombres mouvantes. Je conclus :

— Vous vouliez mon sentiment… Vous l'avez eu… Désolé si j'ai été un peu long…

Del Piero brancha une lampe de bureau.

— Ce que vous racontez cadre parfaitement avec l'environnement social des Tisserand. Je dois l'avouer, je suis… impressionnée.

— Rien de bien extraordinaire. A mon tour de vous écouter…

Cette fois, son sourire fleurait l'authenticité.

— Échange de bons procédés, n'est-ce pas ?

— Collaboration intelligente, dirons-nous…

Elle rassembla un tas de feuilles.

— Les Tisserand se sont mariés en 1970. Ont passé une bonne partie de leur vie à Grenoble. À l'époque, ils sont psychothérapeutes dans un hôpital psychiatrique. Ils quittent leur région en 82 pour Paris, où, après la naissance de Maria, ils fondent une clinique d'évaluation de la dangerosité, à Ivry. Une structure spécialisée dans le traitement des patients violents, ramenés par les services sociaux ou les établissements de santé ne possédant pas les installations adéquates. Les stagiaires, âgés de dix-huit à une quarantaine d'années, y séjournent quatre-vingt-dix jours, encadrés de psychologues, infirmiers, personnel compétent. Une dernière chance avant l'aller simple pour un hôpital psychiatrique ou la pri…

Subitement, elle se plia en deux et disparut en quatrième vitesse, avant de réapparaître avec un visage plus léger.

— Effets secondaires sans conséquences, prétendait Diamond, mon cul ! Mon estomac n'arrête pas de gargouiller. Je ne tiendrai jamais comme ça un mois.

Mes lèvres formèrent un ersatz de risette. Derrière ses airs de totem inébranlable, cette femme me plaisait de plus en plus. La chaleur suffocante lissait son corsage d'une transparence discrète, un voile de sueur éclairait ses formes cachées.

— Il faudra bien, pourtant. Revenons-en aux Tisserand, s'il vous plaît…

— Euh… Oui. Ils ont dû déménager à plusieurs reprises. Vitres cassées, voiture taguée, agressions verbales et écrites. Dernièrement, le mari s'était fait attaquer par un type de vingt-six ans. Le frère d'un des stagiaires… Bref, ce vaste merdier cadre avec vos propos. À l'évidence, il se cache là-derrière une sombre histoire de vengeance.

— C'est aussi mon avis, mais une vengeance très élaborée, qui implique aussi leur fille… Plus concrètement… J'avais demandé à Sibersky d'interroger les ouvriers qui ont rénové l'église…

— Sans résultat. Aucun d'eux ne se souvient avoir remarqué le message de la colonne. D'après le chef de chantier, vu la dureté du béton et la profondeur des lettres, il a fallu au moins trois ou quatre heures pour inscrire l'avertissement. On a affaire à un acharné de la belle ouvrage, mais ça, vous l'aviez deviné…

— Et l'enquête de proximité ? On a pu interroger des témoins ? Qui s'occupe d'établir la liste des adeptes de la messe ? Il faudrait…

Del Piero claqua des mains.

— Stop, commissaire ! Je connais le métier un minimum, quand même ! A Lyon aussi, les criminels existent. Ces points sont en cours, les informations remontent. Nous ne négligerons aucune piste.

Je m'appuyai sur le bureau, mains bien à plat.

— Quels axes de recherches privilégiez-vous ?

— La clinique et la filière insectes. On va se procurer les dossiers médicaux des patients, procéder à des recoupements géographiques, notamment avec Issy-les-Moulineaux. Nous disposons aussi d'empreintes digitales et génétiques, relevées dans le confessionnal.

Je nous allumai une dernière cigarette.

— Vous me placez sur quoi ?

Elle agita la bouche de droite à gauche, soufflant la fumée par le nez.

— Bureau ou terrain ?

— A votre avis ?

— Vous avez visité le P3. Les insectes, ça vous botte ?

— J'ai le choix ?

Elle haussa les épaules, fixant une énième fois le téléphone muet.

— Contactez l'entomologiste pour les Lucilies bouchères. Rapprochez-vous des douanes, des aéroports, voyez comment sont introduites de telles bestioles sur notre territoire. Fourrez le nez dans ces marchés, ces boutiques spécialisées. Et, aussi, trouvez la source du miel… Où se le procure-t-il ? Bougez, commissaire, je sais que vous adorez ça ! La rue et les monstres qui la peuplent sont à vous… Mais, cette fois, rendez-moi des topos réguliers et respectez les procédures ! Je n'admettrai aucun écart des gars de mon équipe, aussi bons soient-ils… Et…

Elle dévia son regard vers ses feuilles.

— … Vous êtes très bon, commissaire… Nos bases sont solides, j'ai confiance…

— Pas moi. Une fille de dix-neuf ans croupit quelque part. Des anophèles infectés traînent par milliers, prêts à frapper si ce n'est déjà en cours. Le message parle de fléau, de déluge. J'ai le sentiment que ce merdier ne fait que commencer.

Et, alors que je me levais, que les spectres de la nuit dévoraient les rouges du crépuscule, retentirent de longues sonneries lancinantes, que la commissaire se décida à interrompre après une ample expiration.

— Le laboratoire…

Il m'arrivait d'avoir des mauvais pressentiments. Mais jamais d'une telle intensité…

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