Chapitre neuf

À quinze heures tapantes, Leclerc nous regroupa dans une salle de consultation du laboratoire parasitaire. Del Piero, Sibersky, trois techniciens de la scientifique, deux inspecteurs et moi-même.

Une brume d'inquiétude roulait dans les regards parce qu'à une épaisseur de mur, des types en blanc lorgnaient dans des microscopes électroniques ou injectaient de méchants baisers chimiques à des souris. Ici, en plein cœur de la capitale, on étudiait les cycles épidémiologiques des maladies parasitaires à transmission vectorielle. On cherchait à comprendre, par exemple, pourquoi certains animaux infectés, les vecteurs, échappaient aux maladies mortelles pour les humains.

En ces territoires de carrelages blancs, de portes blindées et de visages masqués, ça sentait l'aseptisé, le trop propre. Ça puait le danger invisible.

Le divisionnaire s'éclaircit la voix d'un roulement de gorge. Son front suait à grosses gouttes.

— Je vais reprendre les explications depuis le début, car vous ne possédez pas tous le même niveau d'information. Les analyses sanguines de Viviane Tisserand, la victime du confessionnal, ainsi que les dernières conclusions de l'autopsie, ont révélé qu'elle était décédée de l'une des formes les plus violentes de la malaria, ce qu'ils appellent le paludisme neurologique. Le parasite s'est niché dans son foie pendant dix jours, en phase d'incubation, avant de la liquider en moins d'une quinzaine. Comme Van de Veld disait, il s'agissait d'une véritable bombe à retardement.

Une vague d'effroi balaya la pièce. Chacun, inconsciemment, se gratta un bras, une jambe, la nuque. Je vis Sibersky se décomposer.

Leclerc poursuivit.

— La malaria, le mauvais air, se propage par l'intermédiaire de moustiques particuliers, des anophèles. C'est cette espèce que nos laborantins ont retrouvée à Chaume-en-Brie, dans la maison des Tisserand. Ces insectes inoculent la maladie en prenant leur repas de sang.

Le divisionnaire avait l'habitude des coups durs, mais, cette fois, ses lèvres trahissaient une méchante détresse. Del Piero se mordait les doigts, d'autres, et j'en faisais partie, le poing complet. Les moustiques n'avaient épargné aucun d'entre nous.

Des questions, des idioties claquèrent.

— Qu'est-ce qui va nous arriver ?

— Il nous faut des médicaments, des antibiotiques !

— C'est pas possible ! On va devoir rester en quarantaine ?

Leclerc tempéra l'assemblée de la main.

— Un spécialiste va venir nous détailler précisément les moyens de contrer au mieux les risques que nous encourons.

— La malaria ! La malaria ! Mais comment est-ce possible ? paniqua Del Piero. Cela n'existe pas en France ! D'où sortent ces cochonneries ? Merde !

— Tout ceci reste à élucider. Les services de santé publique, l'OMS et des chercheurs en tout genre sont sur le coup. Ils nous tiendront au courant des aléas.

— Les aléas ?! On en crève à ce que je sache ! Et si on n'en crève pas, on se tape des fièvres jusqu'à la fin de notre vie ! Je ne me trompe pas, hein, commissaire ?… Je ne me trompe pas ?

Le divisionnaire ne répondit pas, s'asseyant seul sur un banc, face à nous, les mains entre les genoux.

— On a peur d'une propagation ? m'enquis-je en me grattouillant l'oreille.

— D'après ce qu'on m'a dit, répliqua Leclerc, ces insectes sont endophages, ils restent à l'intérieur de la première maison qu'ils infestent, ce qui devrait limiter les risques d'infection du côté de Chaume-en-Brie… Dans tous les cas, secret absolu dans un premier temps ! Personne ne doit être au courant. Même pas votre famille. Ordre du ministère.

— C'est du délire ! s'écria Sibersky. Comment voulez-vous que je cache ça à ma femme ?

— Tu te débrouilleras. Une faille et, immédiatement, la panique s'installe. Engorgement des urgences suivi de la psychose, relayée par une médiatisation inévitable.

Un type à l'air grave fit son apparition. Blouse trop longue sur jambes trop courtes.

— Bonjour à tous, je suis le professeur Diamond, spécialiste en parasitologie.

De petites lunettes rondes, à la monture en écaille de serpent, s'accrochaient avec peine sur son nez en forme de bec d'aigle.

— Excusez-nous si on ne vous applaudit pas, cracha un inspecteur virulent, mais allez droit au fait, j'en peux plus d'attendre ! En un mot, est-ce qu'on va mourir ?

— Nous allons faire notre possible pour éviter cela. Soigné à temps, le paludisme n'est pas mortel.

— Précisez, docteur ! Que va-t-il se passer ? Vous allez nous donner des antibiotiques ?

— Les antibiotiques ne sont pas la réponse à tous types de maladies et certainement pas au paludisme !

Il s'assit sur une table, le dos bien droit.

— Sachez d'abord qu'un anophèle infecté ne transmet pas forcément le parasite. Tout ceci dépend d'un tas de facteurs complexes, parmi lesquels, principalement, l'âge des moustiques. Quarante pour cent des femelles que nous avons analysées portent le Plasmodium falciparum, le pire des quatre parasites qui inoculent le paludisme, le plus répandu aussi. Ironie du sort, Plasmodium falciparum a la forme d'une bague de fiançailles, ce qui lui permet, de par sa taille minuscule, de se glisser dans les vaisseaux sanguins les plus fins, donc d'atteindre les organes cérébraux. Vous connaissez l'issue.

Nous retenions tous notre souffle. Calvaire mental, l'impression de se retrouver dans une salle d'exécution, sans savoir qui va périr.

— Vos chances de contamination sont, je dirais, de vingt pour cent.

— Vingt pour cent ! Merde ! s'exclama Sibersky. Nous sommes neuf dans la salle ! Deux d'entre nous risquent d'être contaminés ! Une putain de roulette russe !

Del Piero s'écrasa sur un siège. Elle tournait de l'œil.

— Excusez-moi mais… cette… chaleur…

— Désolé, mais ces salles ne sont pas climatisées, annonça le scientifique. Veuillez me suivre dans le labo, où il fait plus frais. Je vais vous expliquer très rapidement le fonctionnement de la maladie. C'est essentiel que vous le compreniez bien avant de rencontrer un médecin qui établira avec vous un traitement approprié.

Nous nous regroupâmes les uns derrière les autres, genre animaux destinés à l'abattoir, puis évoluâmes dans des artères de technologie, sans un mot, les visages bas, graves. Dingue, comme les vies peuvent basculer. Au mauvais endroit, au mauvais moment. C'est dans ces cas-là qu'il nous prend l'envie de flinguer. Flinguer ce voleur d'existences. Sans pitié…

Devant nous, la cellule dédiée aux Plasmodium falciparum, vivax, ovale et malariae. Tout autour, murs blancs, sols blancs, néons crus et personnel masqué. Sur les parois, de larges planches déroulaient les périodes de développement du moustique. Œuf, lymphe, larve, adulte… La lente maturation d'un tueur d'hommes.

— L'anophèle est le seul vecteur pour le Plasmodium falciparum, l'humain son seul hôte, commença Diamond. Le parasite existe, parce que nous existons. Pas d'humains, pas de paludisme…

Il désigna la photo d'un insecte, agrandi à taille d'homme. Yeux globuleux, poils répugnants, trompe dévastatrice, semblable à un foret en titane.

— Voyez-vous, quand un spécimen infecté vous pique, il injecte de la salive qui se dilue dans votre sang. C'est à ce moment que le parasite entre en vous. Un minuscule organisme qui pourrait faire penser au cheval de Troie d'Ulysse. En moins d'une demi-heure, il se niche dans votre foie, bien au chaud et invisible, où il va commencer à se démultiplier en centaines de milliers de cellules parasitaires sur une durée d'incubation de six à vingt jours. Cliniquement parlant, les symptômes sont muets.

— Vous voulez dire que durant cette période il nous est impossible de savoir si nous sommes atteints, avec toute la technologie que vous possédez ? gloussa Sibersky. Mais… ces microscopes ? Ces tas d'engins électroniques ?

— Toute l'intelligence de la maladie ! Le paludisme est un assassin perfectionné, cher monsieur. Sinon, nous l'aurions vaincu.

Le lieutenant porta une main sur son ventre, les yeux humides. En nous, la multiplication du parasite avait peut-être démarré. Combien de milliers ? Diamond désigna les dessins représentant des cycles d'évolution.

Plasmodium va se développer dans un volume hépatique pas plus grand qu'un millionième de cheveu. Toutes proportions conservées, ça reviendrait à chercher une pièce au fond de la Méditerranée. Vous comprenez pourquoi il est indétectable. Après ces jours d'incubation, l'invasion est lancée. Les cellules cibles partent dans le sang et font éclater les globules rouges. Là, la maladie devient décelable par prélèvement sanguin et se manifeste alors par de courtes fièvres et des maux de tête, un peu comme un coup de chaleur. Malheureusement, à ce moment, il est souvent trop tard. Voilà pourquoi chacun d'entre vous va rencontrer d'urgence un médecin, qui lui prescrira, selon une posologie adaptée, des comprimés censés tuer le parasite.

— Censés ? répétai-je non sans une pointe d'effroi.

— Les parasites mutent et s'adaptent. Dans certaines parties du globe, notamment les pays du Tiers-Monde, il existe des zones de chloroquino-résistance et de multirésistances.

— Des moustiques résistants ?

— C'est ce que nous sommes en train de déterminer. Si tel est le cas, vous prendrez alors de la méfloquine. Mais je me dois de vous dire qu'il n'existe aucun médicament qui garantisse une guérison à cent pour cent.

Une brève clameur se souleva de l'assemblée. Sibersky se retourna brusquement, se tirant les cheveux. Devant ses troupes, Leclerc tenta de garder son aplomb.

— Concernant… notre activité professionnelle, comment… Je veux dire…

— Vous pourrez continuer à travailler, malgré quelques effets secondaires désagréables dus au produit, comme la diarrhée ou des maux d'estomac. Je vous conseillerais d'ailleurs d'avoir un maximum d'activités, afin de ne pas… ruminer… Car, hormis les mesures prophylactiques, on ne peut rien faire, si ce n'est… attendre…

— C'est ignoble… vraiment ignoble… gémit une voix.

Diamond ignora la remarque.

— D'ici dix jours, vous devrez impérativement subir des frottis quotidiens, sur une période d'un mois, ceci dans le but de nous assurer que le parasite ne s'est pas propagé dans votre sang. Avec le traitement, vous ne saurez probablement jamais si vous avez été contaminés. Mais, au moins, vous aurez survécu à ce piège des plus… diaboliques…

Il nous aiguilla vers des cabines individuelles.

— Entrez là, des médecins vont établir avec vous les soins appropriés.

Tous disparurent, presque au pas de course. Leclerc me posa une main sur l'épaule.

— Deux secondes ! Tu réintègres, ton témoignage se tient. Avec le taux d'azote présent dans le sang du mari Tisserand, on a la preuve qu'il a été immergé exactement deux heures avant que tu le remontes. Or, à cette heure, une personne habitant près de l'église d'Issy a été réveillée par des bris de verre et des cris. Elle a relevé le numéro de plaque d'un mec qui braquait un flingue… Toi, en l'occurrence.

— Mes agresseurs ont été interpellés ?

— Pas encore…

Je réfléchis un instant.

— Étrange… Je découvre le message, me fais attaquer et, dans la foulée, Tisserand est immergé…

— Tu voudrais dire que…

— Tisserand n'avait presque plus d'oxygène dans ses bouteilles. Tout a été synchronisé pour qu'il me claque dans les pattes. Le tueur a peut-être été informé de ma découverte, derrière le tympan. Alors il aurait immergé Tisserand en conséquence. Ces trois gars… peut-être un coup monté…

— Mais… Pourquoi ?

— Pour que sa prophétie se réalise… On a affaire à un type qui ira au bout de ses idées… Nous en sommes la preuve la plus flagrante.

De part et d'autre, au-dessus des box, des lumières rouges indiquant « occupé » s'allumaient. Leclerc m'ouvrit la porte et ajouta :

— On a placé l'OCDIP[2] sur le coup. Tu avais raison. Il tient la fille du couple Tisserand, Maria, dix-neuf ans… Il s'en est pris à une famille complète… J'ai peur qu'on tombe bientôt sur un nouveau cadavre.

Entre deux phrases, Leclerc releva une manche de sa chemise et se gratta.

— Va falloir être pro et bosser, malgré ce… cette chose… En espérant que… Enfin, tu vois ce que je veux dire…

— Je vois, oui…

— J'ai obtenu l'autorisation qu'un haut gradé accède au cœur du laboratoire P3, ici, sous nos pieds. On y analyse tous types de parasites vivants. Je suis débordé et Del Piero coordonne les axes de recherches. Ramène-nous quelque chose. Observe, étudie ces sales bestioles. Essaie surtout de comprendre comment ce salaud a fait son compte pour se procurer une armée de moustiques tueurs… On doit le serrer avant qu'il n'aille plus loin.

Une fois seul dans ma cabine, je m'affaissai sur le petit banc de bois, les bras ballants. Les virus, les bactéries… Ennemis invisibles, invincibles, même poursuivis par toutes les polices du monde. Programmables. Capables d'occire sans même toucher. Une nouvelle génération d'assassins. Un homme la maîtrisait, quelque part, et nous avait choisis parmi ses victimes… Et si ces saloperies étaient résistantes ? S'il avait poussé le vice jusque-là ?

Je songeai à Viviane Tisserand, morte dans un confessionnal d'un ultime accès de fièvre. Peut-être l'avait-il infectée, puis lentement regardée mourir, sous les yeux du Christ. Je revoyais encore ses ongles cassés, j'imaginais la pièce noire qui l'avait retenue, des jours durant, tandis que ses globules rouges explosaient. Et son mari ? Ces deux heures horribles où, par trente mètres de fond, avait dû défiler le film de sa vie… Pourquoi un tel châtiment ?

La prophétie dont Paul avait parlé se réalisait. Mot après mot, le message révélait ses secrets, débouchant sur un bain de terreur.

Tout commençait. Vu le calvaire enduré par les parents, quel sort inhumain allait-il réserver à la fille ?

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