Le hurlement du gyrophare et son bleu cinglant m'avaient permis de survoler Paris et de quitter la ville par le nord en direction de Rickebourg. Aux premiers tressautements de la campagne, des battements aigus dans ma tête me forcèrent à stopper sur le bas-côté, où je m'aspergeai le crâne d'eau tiède. Je me promis d'arrêter coûte que coûte ces fichus cachets. Ils n'avaient pas sauvé ma femme. Ils ne me sauveraient pas…
Le bled vivait au rythme lent des moissonneuses, dans cet or glorieux des blés fraîchement coupés et de la germination de terres brunes. La capitale, au loin, prisonnière de ses tas écrasés d'habitations, s'asphyxiait sous les fluides gris de sa propre respiration.
Le pigeonnier d'Amadore bordait une communale à peine répertoriée. La bâtisse de pierres s'enroulait en une haute tour, chapeautée d'un toit à quatre pentes et percée d'innombrables fenêtres aux volets fermés. Le fantôme d'un moulin sans pales déroulait une langue de graviers sur laquelle j'engageai mon véhicule. À ma gauche agonisait une vieille voiture, resplendissante de poussière sous les rayons victorieux de l'astre.
Mes coups répétés sur la lourde porte d'entrée n'obtinrent aucune réponse. La bête terrée avait décidé de ne pas ouvrir. Je tournai la poignée, au cas où. On peut toujours rêver.
Hors de question de rebrousser chemin, Amadore aurait tout le temps de se débarrasser de ses charmantes bestioles. Je cognai sur les battants de devant, poussai à gorge déployée un : Police ! Ouvrez s'il vous plaît ! avant de plaquer l'oreille contre le métal. Un lointain craquement de plancher trahit une présence…
Même la plus puissante des épaules n'aurait pu défoncer la porte. La grosse serrure devait résister à n'importe quel kit de manucure et les volets métalliques étaient, bien sûr, clos de l'intérieur. Amadore s'était enfermé.
Je contournai la forteresse d'un pas vif, constatai une large meurtrière sur l'un des flancs, à deux hauteurs d'homme. A vue de nez, en comprimant, mais en comprimant franchement la poitrine, ma carcasse passerait.
Je rebroussai chemin et mordis les gravillons d'un démarrage sévère. Protégé par un virage, plus loin sur la route, je pivotai dans un chemin de terre, coupai le contact, attendis une poignée de minutes avant de foncer à travers champs, front levé sur dos courbé. Je finis collé contre la tour, juste sous cette meurtrière qui m'ouvrait sa gueule.
Agrippé à un lierre, prenant appui sur des treillis en bois, je me hissai deux mètres plus haut avant de me suspendre au bord de l'ouverture. Après une douloureuse traction des biceps, je basculai sur le côté, me contorsionnai à me briser les reins, m'éraflai cuisses et avant-bras avant d'être avalé par la fente.
Ténèbres. Face à moi, un trou horizontal, un tunnel si étranglé que mon corps tassé n'avait pour respiration que l'infime mouvement des coudes et des pieds. Les coulées d'obscurité m'ensevelirent, toute lumière stoppée net par la masse de mes épaules.
Je progressai au rythme du soldat blessé, le nez dans la poussière, ma liquette s'effritant sur les parois latérales.
Soudain, mon cœur explosa. Mes doigts palpaient des restes emplumés, des os brisants, des becs effilés.
Roulement de pierre. Le génie lumineux jaillit du briquet. Je plissai les yeux, alors que la flamme s'éteignait déjà dans un courant d'air. Dans la demi-seconde de clarté, je les avais vus. Et tous mes organes s'étaient contractés.
Des pigeons, raides morts. Des tas de pigeons crevés… Un mot claqua dans ma tête. Araignée.
Des signaux d'alerte rougirent partout en moi. Fuir ! Immédiatement ! Ma cadence respiratoire tripla. Malmignatte… Mygale… Atrax robustus… Demi-tour impossible. Marche arrière. Rentrer la tête entre les épaules, pousser des coudes, racler des pieds. À la manière d'un vieux navire, l'inversion des vapeurs commença.
Mon corps reculait à peine quand ÇA chuta dans le bas de mon dos. Un murmure de chair, qui se mit à bouger en direction de ma nuque. Une lenteur de prédateur méticuleux. La gardienne du tombeau.
La décharge d'adrénaline dans mes fibres fut fulgurante, mes muscles refusèrent de se gorger de sang. Mon nez pointait à deux doigts d'un oiseau pourri, des cercles de saletés m'embrassaient les lèvres.
Ne plus bouger. La mort pendait au bout de son fil de soie. Elle remontait le long de ma colonne vertébrale. Les pattes crissaient prudemment sur ma chemise, dans ce parfait quatre temps des machines de guerre, hérissant des sillons de poils. La tueuse s'enivrait de ma sueur, se régalait de mon horreur. Elle pique, je crève. Et elle allait piquer… Et elle avançait, avançait, avançait…
D'un coup, je m'arquai dans un long hurlement rauque. Mon dos, ma tête percutèrent violemment la paroi.
La substance poisseuse qui traversa le tissu remonta sur mon échine dans un grand baiser glacial. Je m'y repris à une, deux, trois reprises.
Le coup de fouet de la frayeur me propulsa vers l'avant. Du bout des doigts, à la force des phalanges, je chassai les cadavres des piafs sur le côté, rampai au travers de toiles épaisses qui me collèrent au visage comme des masques de terreur. Mes ongles percutèrent enfin un loquet. Les dents serrées, je basculai la tige de fer sur le côté et, sous le défilement d'une trappe, un grand arc lumineux perfora les épaisseurs enténébrées. Je me glissai dans ce cœur de vie sans réfléchir, au bord de l'asphyxie, aveuglé par cette soie meurtrière. La chute m'aspira, un mètre de vide qui me jeta sur un plancher et me brisa les reins.
Pour l'entrée discrète, c'était raté.
Le confinement, sous le contrôle de néons scintillants, mesurait tout juste un mètre cinquante de haut. Pas de fenêtres. Ça puait. La crotte, la pisse, la pourriture.
Au ras du sol, des nuages de souris galopaient, leurs moustaches tendues en frontal de leurs petits corps en coton. Par groupes serrés, elles s'escarmouchaient sur des feuilles de salade encore fraîches. N'importe qui aurait cherché à s'en débarrasser. Amadore, au contraire, les entretenait.
Je dégainai mon flingue et ôtai ma liquette ainsi que mon holster. Ne restait de l'araignée qu'une rumeur blanchâtre, persillée de la finesse des pattes et de la poche crevée de l'abdomen. Je me redressai et, échine courbée, cassée plutôt, me dirigeai vers une porte en bois. Je saignais des coudes, des genoux, un filet pourpre roulait le long de mes lèvres et un hématome d'un bleu betterave marbrait mon flanc droit. Dire que je m'étais fait ça tout seul.
Derrière la porte, une solide torsade de marches en pierre, élancée vers les cieux ou s'abîmant vers les profondeurs. J'optai pour le bas.
Rez-de-chaussée. Trois pièces. Salon, cuisine, salle de bains. Vieux meubles, poêles usés, baignoire à l'ancienne, avec les quatre pieds en laiton. Le grand vide des choses mortes.
Une autre porte, dans le hall circulaire, protégeait l'entrée d'une gueule caverneuse. J'y plongeai un œil. Le long d'un escalier en colimaçon, les parois s'endeuillaient de pulsations violettes. Du fond de ce puits de ténèbres émanait la curieuse respiration de lampes à lumière noire. Elles devaient être là, sous la terre… Il allait falloir affronter la multitude des araignées et je n'avais, pour me rassurer, que cette moiteur infernale, qui coulait du creux de mes paumes jusqu'aux rigueurs froides de mon arme.
Au fil de ma descente, les briques crevaient sous le souffle tiède de la moisissure, qui perlait avec ce chuintement pâle des grisous menaçants.
À dix mètres sous la surface, mon Glock fouillait l'espace des voûtes muettes. Dans les souterrains plus sinistres encore, entre des forteresses de verre, une silhouette se figea.
— Ne bougez pas ! criai-je, le canon à bout de bras.
Le spectre s'enroula lentement jusqu'à se confondre avec l'obscurité.
— Je… Je n'ai rien fait ! fit une voix.
Les lumières noires agrippées au plafond allumaient mes mains comme les gants blancs d'un clown. J'avançai prudemment vers Amadore, recroquevillé dans un coin, tremblant comme un agneau naissant.
Autour, des alignements de vivariums géants, épris d'ombre et d'humidité, où frissonnaient, de temps à autre, les feuilles d'arbustes miniatures. Elles bourgeonnaient là, par dizaines, invisibles sous des murmures de végétaux ou des copeaux de bois. Les araignées.
Je brandis ma carte de police et enjoignis d'un signe à Amadore de se relever.
— Vous… vous n'avez pas le droit ! gloussa-t-il.
Il tendit un large cou de buffle sur un corps aux épaules tombantes, genre boxeur déchu, avec de tout petits yeux de fouine où dansait le louvoiement de la crainte.
— Que contiennent ces vivariums ? grinçai-je en claquant la crosse de mon arme sur le plexiglas.
— Des… des araignées. Il n'y a rien qui m'interdise d'en posséder !
— Ça dépend. Sont-elles dangereuses ?
— Absolument pas…
— Approchez, monsieur Amadore. Lentement…
Il s'exécuta. Une veine grossissait le long de son arcade droite. Pas un modèle de beauté, le type, une laideur de mauvais insecte. Je cerclai son poignet de ma main, ôtai le capot d'une cage et plongeai nos deux avant-bras à l'intérieur, le sien légèrement plus en avant, politesse oblige. Il se mit à hurler.
— Arrêtez ! Arrêtez ! D'à… d'accord !
Je relâchai la pression.
— Très bien, monsieur Amadore. Repartons sur de meilleures bases. Ces araignées sont-elles dangereuses ?
Il serra les dents.
— Oui ! Merde ! Vous avez failli…
Il tapota sur le carreau. Deux pattes exploratrices transpercèrent le tapis de feuilles.
— Atrax robustus ? me hasardai-je.
Ses yeux flambèrent.
— J'ai pris toutes les précautions, j'ai même des sérums antivenins ! J'habite au milieu des champs, elles sont enfermées et ne peuvent nuire à personne !
— Vous oubliez la copine de l'étage, dans l'espèce de tunnel qui donne sur l'extérieur…
— Ma Steatoda nobilis ! Me dites pas que vous l'avez écrasée ?
— Une belle purée blanche.
Je l'acculai contre l'habitacle de Atrax, la poitrine bien haute.
— Où vous les procurez-vous ?
Le visage du biologiste se décomposa.
— Je… je… Qu'est-ce que vous allez me faire ?
Sympathique, ce petit, et malléable. Le tutoiement s'imposait.
— Tu sais quoi ? répondis-je en posant une lourde main sur son épaule, je me fiche royalement de ces bestioles que tu caches ici. Si tu as envie de te foutre la frousse, c'est ton histoire. Ce qui m'intéresse, c'est la façon dont tu les obtiens.
Il me regarda par deux fois.
— Je… je ne peux pas parler… J'aurais de graves problèmes.
— Pour le moment, ton problème, c'est moi !
Amadore saisit toute la subtilité de ma remarque quand ma main encercla à nouveau son poignet.
— Non ! Ne recommencez pas ! C'est… c'est dans une bourse d'insectes que je l'ai rencontré la première fois… Ça doit remonter à un an…
— Qui ça ?
— Un mec que je n'avais jamais vu, mais qui, apparemment, me connaissait. Ce jour-là, il est venu vers moi et m'a dit qu'il pouvait dénicher n'importe quelle variété. Vous comprenez, monsieur…
— Sharko…
Il remua le bras et je finis par le lâcher.
— … Monsieur Sharko, les passions entraînent parfois bien au-delà du raisonnable. Les gens ont plus peur des araignées que de la mort et pourtant, moi, je les admire. Ce sont des modèles… parfaits. Aucun acier, aucune fibre synthétique actuellement ne présente une stabilité comparable à celle de leur soie. On l'étudié même pour fabriquer des gilets pare-balles, vous imaginez ? J'avais l'occasion d'avoir sous la main les spécimens les plus extraordinaires de la planète, moyennant finances, bien entendu. Aucun arachnophile n'aurait refusé pareille proposition.
Les yeux d'Amadore s'illuminaient. Se déployait en face de moi un tout autre être, qui avait redressé ses épaules et ouvert grand ses yeux.
Passage au vouvoiement.
— Que savez-vous de ce fournisseur ?
— Rien du tout, répondit-il d'un geste résigné. C'est lui qui me contacte lors des marchés d'insectes, quand bon lui semble. Il me demande alors si je suis intéressé par telle ou telle espèce. Dans ce cas, il me donne rendez-vous dans un endroit chaque fois différent… Parfois j'attends une, deux, trois semaines. Ça… vous allez trouver ça bizarre, mais j'ai remarqué que ça dépendait du cycle de lune.
Je fronçai les sourcils.
— Comment ça, le cycle de lune ?
— J'ai dû voir ce type une dizaine de fois. Nous procédions toujours à l'échange une nuit de lune nouvelle. J'ai vérifié sur un calendrier. Pile poil à la nouvelle lune…
— Les cycles lunaires… Ça n'a aucun sens… Les araignées y sont sensibles ?
— Absolument pas. J'ai cherché aussi, mais je n'ai pas d'explication. Ça restera un mystère…
Une toile vibra, à ras de ma tête. Deux pattes sombres rayées de jaune s'éveillèrent au bord d'une fissure. Je reculai de trois pas.
— N'ayez crainte, fit le biologiste. Ce sont de petites épeires, que l'on trouve dans tous les jardins. Pas de quoi fouetter un chat.
Je me décalai légèrement, les mains sur le torse.
— Comment s'approvisionne-t-il ?
— Aucune idée. Il expose une liste d'arachnides, je choisis.
— Combien vous les vend-il ?
Amadore s'effaça dans les ténèbres, plongea lentement la main dans un tapis de sciure et collecta une mygale aux mandibules rosées, qu'il caressa.
— A votre gauche, la Latrodectus mactans, une veuve noire d'Amérique du Sud, m'a coûté plus de mille euros. Atrax robustus, le double.
Il m'entraîna sous une autre voûte, éclairée d'ampoules rouges, barrée d'une gigantesque vitre en plexiglas. De l'autre côté, l'enfer. Des pyramides de soies entrecroisées, des insectes encoconnés, des carcasses digérées.
— Ce superbe spécimen de néphile est le plus cher de ma collection, pas loin de quatre mille euros. C'est une variété tropicale qui possède le fil le plus résistant au monde. Sa toile est capable de stopper des humains au rythme de marche. Regardez-la travailler, dans le coin, en haut à droite. Il lui faut une heure et quart pour tisser cent quarante mètres de soie parfaite. Une pure merveille !
Mes poils se hérissèrent, pris dans ce froid intense qui me remontait l'échiné.
— Des milliers d'euros qui croupissent au fond d'une cave, j'avoue que j'ai du mal à saisir, constatai-je d'un geste nerveux.
Amadore se braqua, appelant une colère brune dans ses yeux.
— Et une lithographie plus laide qu'une chiure de pigeon, vous croyez que ça a un sens ? Les araignées ont toujours imposé le respect ! Ce sont de nobles architectes, les Indiens Navajos s'en inspirent encore pour construire leurs hogans. Les biologistes utilisent le venin des Atrax pour créer des céréales qui empoisonnent les insectes. On a tellement à apprendre d'elles ! Elles sont partout. On en trouve deux millions dans un champ et plus d'une trentaine à l'intérieur des maisons les plus propres qui soient. Elles sont hors de vous et en vous. Sur une vie, ici en France, vous en avalez une dizaine durant votre sommeil. C'est véridique ! J'adore raconter ça aux femmes ! Vous verriez leurs têtes ! Dix araignées qu'on avale, en pleine nuit, sans s'en rendre compte !
Je déglutis bruyamment et me forçai à rester concentré.
— Physiquement, à quoi ressemble votre fournisseur ?
— Une quarantaine d'années, pas très grand, peut-être un mètre soixante-dix. Type mexicain, avec un accent hispanique et des bagues plein les doigts. Un gars nerveux, le genre qui fait peur, moustache noire et regard inquiétant.
Il ne s'agissait pas de l'assassin, beaucoup plus imposant d'après l'apicultrice.
Nous quittâmes les tunnels d'araignées, vers la surface, et j'accueillis les grandes bouffées brûlantes de l'astre comme une délivrance.
— Le coup de fil anonyme, c'était vous, tout à l'heure ? me demanda le biologiste en ouvrant les volets.
J'acquiesçai en plissant légèrement les paupières.
— Nous sommes samedi. Il y a bien une bourse aujourd'hui, non ?
Il secoua vivement la tête.
— Non, non, non. Je vous vois venir. Je n'irai pas !
— Vous n'allez pas me décevoir maintenant, monsieur Amadore ? Petite araignée deviendra grande…
— Vous êtes…
— Quoi ?
Il se musela. Je poursuivis.
— Où a-t-elle lieu ?
— Sur la place du Tertre, à Montmartre. C'est une nocturne, de vingt et une heures à minuit, mais…
Je sortis mon téléphone portable.
— Qu… qu'est-ce que vous faites ? gloussa Amadore.
— Des collègues vont venir, nous allons vous briefer et mettre un plan d'action en place. Ce soir, vous allez nous livrer ce Mexicain sur un plateau.
— Et… et s'il ne vient pas ?
— Nous verrons… En attendant, redescendons dans votre cave. Je viens d'avoir une idée… mortelle…